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Malgré la sobriété des ornements que la gravité de l'historien commandoit à l'inspiration du poëte, on voit souvent un heureux mélange de l'esprit qui éclaire avec l'imagination qui colore. Nous choisirons parmi plusieurs de ces tableaux celui du départ des Croisés après le concile de Clermont. Il nous a fait éprouver ce sentiment d'enthousiasme qui n'appartient qu'à la jeunesse des individus comme à celle des nations, et qui faisoit tout quitter aux Croisés pour une visite lointaine à un tombeau.

« Dès que le printemps parut, dit l'historien, rien ne put contenir l'impatience des Croisés; ils se mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devoient se rassembler. Le plus grand nombre alloit à pied ; quelques cavaliers paroissoient au milieu de la multitude, plusieurs voyageoient montés sur des chars traînés par des bœufs ferrés; d'autres côtoyoient la mer, descendoient les fleuves dans des barques; ils étoient vêtus diversement, armés de lances, d'épées, de javelots, de massues de fer, etc. La foule des Croisés offroit un mélange bizarre et confus de toutes les conditions et de tous les rangs : des femmes paroissoient en armes au milieu des guerriers... On voyoit la vieillesse à côté de l'enfance, l'opulence près de la misère; le casque étoit confondu avec le froc, la mitre avec l'épée, le seigneur avec les serfs, le maître avec le serviteur. Près des villes, près des forteresses, dans les plaines, sur les montagnes, s'élevoient des tentes, des pavillons pour les chevaliers,

et des autels, dressés à la hâte, pour l'office divin; partout se déployoit un appareil de guerre et de fête solennelle. D'un côté, un chef militaire exerçoit ses soldats à la discipline; de l'autre, un prédicateur rappeloit à ses auditeurs les vérités de l'Évangile ici, on entendoit le bruit des clairons et des trompettes; plus loin, on chantoit des psaumes et des cantiques. Depuis le Tibre jusqu'à l'Océan, et depuis le Rhin jusqu'au-delà des Pyrénées, on ne rencontroit que des troupes d'hommes revêtus de la croix, jurant d'exterminer les Sarrasins, et d'avance célébrant leurs conquêtes; de toutes parts retentissoit le cri de guerre des croisés: Dieu le veut! Dieu le veut !

« Les pères conduisoient eux-mêmes leurs enfants, et leur faisoient jurer de vaincre ou de mourir pour Jésus-Christ. Les guerriers s'arrachoient des bras de leurs épouses et de leurs familles, et promettoient de revenir victorieux. Les femmes, les vieillards, dont la foiblesse restoit sans appui, accompagnoient leurs fils ou leurs époux dans la ville la plus voisine, et, ne pouvant se séparer des objets de leur affection, prenoient le parti de les suivre jusqu'à Jérusalem. Ceux qui restoient en Europe envioient le sort des Croisés et ne pouvoient retenir leurs larmes ; ceux qui alloient chercher la mort en Asie étoient pleins d'espérance et de joie.

<< Parmi les pèlerins partis des côtes de la mer, on remarquoit une foule d'hommes qui avoient quitté les îles de l'Océan. Leurs vêtements et leurs armes, qu'on n'avoit jamais vus, excitoient la cu

riosité et la surprise. Ils parloient une langue qu'on n'entendoit point; et pour montrer qu'ils étoient chrétiens, ils élevoient deux doigts de la main l'un sur l'autre, en forme de croix. Entraînés par leur exemple et par l'esprit d'enthousiasme répandu partout, des familles, des villages entiers partoient pour la Palestine; ils étoient suivis de leurs humbles pénates; ils emportoient leurs provisions, leurs ustensiles, leurs meubles. Les plus pauvres marchoient sans prévoyance, et ne pouvoient croire que celui qui nourrit les petits des oiseaux laissât périr de misère des pèlerins revêtus de sa croix. Leur ignorance ajoutoit à leur illusion, et prêtoit à tout ce qu'ils voyoient un air d'enchantement et de prodige; ils croyoient sans cesse toucher au terme de leur pèlerinage. Les enfants des villageois, lorsqu'une ville ou un château se présentoit à leur yeux, demandoient si c'étoit là Jérusalem. Beaucoup de grands seigneurs, qui avoient passé leur vie dans leurs donjons rustiques, n'en savoient guère plus que leurs vassaux ; ils conduisoient avec eux leurs équipages de pêche et de chasse, et marchoient précédés d'une meute, portant leur faucon sur le poing. Ils espéroient atteindre Jérusalem en faisant bonne chère, et montrer à l'Asie le luxe grossier de leurs châteaux.

« Au milieu du délire universel, personne ne s'étonnoit de ce qui fait aujourd'hui notre surprise. Ces scènes si étranges, dans lesquelles tout le monde étoit acteur, ne devoient être un spectacle que pour la postérité. »

Aujourd'hui même on retrouveroit quelque chose de ce sentiment exalté pour une croisade nouvelle : la Grèce réveilleroit facilement le double enthousiasme du chrétien et de l'admirateur de la gloire et des arts. Mais les gouvernements n'ont plus le caractère des peuples, ils s'en séparent; et de cette division naîtra un jour des révolutions inévitables. Pierre l'Ermite souleva le monde par le seul récit des maux qu'enduroient les pèlerins voyageant en Terre-Sainte que des vaisseaux sous pavillon chrétien portent au marché du musulman des femmes chrétiennes et des enfants chrétiens dont les infidèles ont égorgé les maris et les pères, on trouve ce commerce tout naturel; mais la postérité ne le trouvera pas tel. Cette indifférence même d'une politique rétrécie sera punie la Grèce se sauvera seule, ou par l'influence d'un gouvernement qui saura bien enlever à l'Europe continentale les fruits qu'elle auroit pu tirer d'un effort généreux en faveur d'une nation opprimée.

En attendant, pour trouver des sentiments généreux, relisons l'Histoire des Croisades. Les détails de cette histoire existoient. mais dispersés dans des matériaux confus et indigestes. M. Michaud les a rassemblés : c'est un tableau qui a trouvé un peintre.

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