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La muse du chantre d'Éléonore nourrissoit ses rêveries sur les mêmes rochers où Paul, la tête appuyée sur sa main, regardoit fuir le vaisseau qui emportoit Virginie. Héloïse, dans les cloîtres du Paraclet, ranimoit toutes ses douleurs et tout son amour à la seule pensée d'Abeilard. Les souvenirs sont comme les échos des passions; et les sons qu'ils répètent prennent par l'éloignement quelque chose de vague et de mélancolique, qui les rend plus séduisants que l'accent des passions mêmes.

Il me reste à parler de la tristesse religieuse. En exceptant Gray et Hervey, je ne connois, parmi les écrivains protestants, que M. Necker qui ait répandu quelque tendresse sur les sentiments tirés de la religion. On sait que Pope étoit catholique, que Dryden le fut par intervalles, et l'on croit que Shakspeare appartenoit aussi à l'Église romaine. Un père enterrant furtivement sa fille dans une terre étrangère, quel beau texte pour un ministre chrétien ! Et cependant, si vous ôtez la comparaison touchante du rossignol (comparaison prodigieusement embellie par le traducteur, comme on va le voir à l'instant), il reste à peine quelques traits touchants dans la nuit intitulée Narcisse. Young verse moins de larmes sur la tombe de sa fille unique, que Bossuet sur le cercueil de madame Henriette:

Sweet Harmonist! and beautiful as sweet!
And young as beautiful! and soft as young!
And
gay as soft! and innocent as gay!
And happy (if ought happy here) as good,

For fortune fond had built her nest on higt.
Like birds quite exquisite of note and plume
Transfix'd by fate (who loves a lofty mark)
How from the summit of the grove she fell,
And left it unharmonious! All its charm
Extinguish'd in the wonders of her song!
Her song still vibrates in my ravish'd ear
Still melting there, and with voluptuous pain
(0 to forget her!) trilling thro' my heart.

«Fille de l'harmonie! tu étois belle autant qu'aimable, «jeune autant que belle, douce autant que jeune. Ta gaîté «égaloit ta douceur, et ton innocence ta gaîté. Pour ton «bonheur ( s'il est quelque bonheur ici-bas), il étoit égal «à ta bonté, car la fortune avoit bâti ton nid sur des lieux «élevés. Comme des oiseaux éclatants par le chant et le «plumage sont frappés par le sort (qui aime un but élevé), «tu es tombée du haut du bocage, et tu l'as laissé sans «harmonie! Tous ses charmes ont disparu avec la mer«veille de tes concerts! Ta voix résonne encore à mon «oreille ravie (Oh! comment pourrais-je l'oublier!); elle «attendrit encore mon âme, elle fait encore frémir mon «cœur d'une douceur voluptueuse.»>

Ce morceau, sauf erreur, me semble tout-à-fait intolérable; et c'est cependant un des plus beaux dans la traduction de M. Le Tourneur. Si j'avois suivi un rigoureux mot à mot, ce seroit bien pis encore. Est-ce là le langage d'un père? Une fille de l'harmonie (sweet harmonist, douce musicienne), qui est belle autant qu'aimable, jeune autant que belle, douce autant que jeune, gaie autant que douce, innocente autant que gaie. Est-ce ainsi que la mère d'Euryale déplore la perte de son fils, ou que Priam gémit sur les restes d'Hector?

M. Le Tourneur a montré beaucoup de goût en

MÉLANGES LITTÉRAIRES.

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transformant en un rossignol atteint par le plomb du chasseur ces oiseaux frappés par le sort, qui aime un but élevé. Il faut toujours proportionner le moyen à la chose, et ne pas prendre un levier pour soulever une paille. Le sort peut disposer d'un empire, changer un monde, élever ou précipiter un grand homme, mais il ne doit point frapper un oiseau. C'est le durus orator, c'est la flèche empennée, qui doit faire gémir les rossignols et les colombes.

Ce n'est pas de ce ton que Bossuet parle de madame Henriette.

«MADAME cependant a passé du matin au soir, ainsi que «<l'herbe des champs. Le matin elle fleurissoit; avec quelles «grâces, vous le savez le soir nous la vîmes séchée, et «ces fortes expressions, par lesquelles l'Écriture sainte «<exagère l'inconstance des choses humaines, devoient être «pour cette princesse si précises et si littérales. Hélas! «<nous composions son histoire de tout ce qu'on peut ima«giner de plus glorieux. Le passé et le présent nous garan<«tissoient l'avenir....... Telle étoit l'agréable histoire que «nous faisions; et pour achever ces nobles projets, il n'y @avoit que la durée de sa vie dont nous ne croyions pas « devoir être en peine. Car qui eût pu seulement penser «que les années eussent dû manquer à une jeunesse qui «sembloit si vive? Toutefois, c'est par cet endroit que tout «se dissipe en un moment....... La voilà, malgré ce grand «cœur, cette princesse si admirée et si chérie, la voilà telle « que la mort nous l'a faite! encore ce reste, tel quel, ava-t-il disparoître, etc. >>

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Je désirerois pouvoir citer de l'auteur des Nuits quelques pages d'une beauté soutenue. On les

trouve, ces pages, dans le traducteur, mais non dans l'original. Les Nuits de M. Le Tourneur, et l'imitation de M. Colardeau, sont des ouvrages tout-à-fait différents de l'ouvrage anglois. Ce dernier n'offre que des traits épars; il fournit rarement de suite dix vers irréprochables. On retrouve quelquefois, dans Young, Sénèque et Lucain, mais jamais Job ni Pascal. Il n'est point l'homme de la douleur; il ne plaît point aux cœurs véritablement malheureux.

Dans plusieurs endroits, Young déclame contre la solitude: l'habitude de son cœur n'étoit donc pas la rêverie, Les saints nourrissent leurs méditations au désert, et le Parnasse des poëtes est aussi une montagne solitaire. Bourdaloue supplioit le chef de son ordre de lui permettre de se retirer du monde. «Je sens que mon corps s'affoiblit et «tend vers sa fin, écrivoit-il. J'ai achevé ma course; «<et plût à Dieu que je puisse ajouter, j'ai été fidèle !.... Qu'il me soit permis d'employer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui « me reste de vie........ Là, oubliant les choses «du monde, je passerai devant Dieu toutes les an«nées de ma vie dans l'amertume de mon âme. » Si Bossuet, vivant au milieu des pompes de Versailles, a su pourtant répandre dans ses écrits une sainte et majestueuse tristesse, c'est qu'il avoit trouvé dans la religion toute une solitude; c'est que son corps étoit dans le monde, et son esprit dans le désert; c'est qu'il avoit mis son cœur à l'abri,

sous les voiles secrets du tabernacle; c'est, comme il l'a dit lui-même de Marie-Thérèse d'Autriche, « qu'on le voyoit courir aux autels, pour y goûter « avec David un humble repos, et s'enfoncer dans « son oratoire, où, malgré le tumulte de la cour, il « trouvoit le Carmel d'Elie, le désert de Jean, et la montagne si souvent témoin des gémissements « de Jésus, »>

Le docteur Johnson, après avoir sévèrement critiqué les Nuits d'Young, finit par les comparer à ́un jardin chinois. Pour moi, tout ce que j'ai voulu dire, c'est que, si nous jugeons avec impartialité les ouvrages étrangers et les nôtres, nous trouverons toujours une immense supériorité du côté de la littérature françoise; au moins égaux par la force de la pensée, nous l'emportons toujours par le goût. Or, on ne doit jamais perdre de vue que si le génie enfante, c'est le goût qui conserve. Le goût est le bon sens du génie; sans le goût, le génie n'est qu'une sublime folie. Mais c'est une chose étrange que ce toucher sûr, par qui une chose ne rend jamais que le son qu'elle doit rendre, soit encore plus rare que la faculté qui crée. L'esprit et le génie sont répandus en portions assez égales dans les siècles; mais il n'y a dans ces siècles que de certaines nations, et chez une nation qu'un certain moment où le goût se montre dans toute så pureté avant ce moment, après ce moment, tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages parfaits sont si rares; car il faut qu'ils

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