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communs, mis en beaux vers. C'est à Dryden et à Milton qu'on donne exclusivement le titre de poëtes. Le Spectateur est presque oublié. On entend rarement parler de Locke, qui est regardé comme un assez foible idéologue. Il n'y a que les savants de profession qui lisent Bacon. Shakspeare seul conserve son empire. On en sentira aisément la raison par le trait suivant :

J'étois au théâtre de Covent-Garden, qui tire son nom, comme on sait, du jardin d'un ancien couvent où il est bâti. Un homme fort bien mis étoit assis auprès de moi; il me demande «quelle « est la salle où il se trouve?» Je le regarde avec étonnement, et je lui réponds : « Mais vous êtes à << Covent Garden. » — « Pretty garden indeed! Joli « jardin, en vérité! » s'écrie-t-il en éclatant de rire et me présentant une bouteille de rum. C'étoit un matelot de la Cité, qui, passant par hasard dans la rue à l'heure du spectacle, et voyant la foule se presser à une porte, étoit entré là pour son argent. sans savoir de quoi il s'agissoit.

Comment les Anglois auroient-ils un théâtre supportable, quand leurs parterres sont composés de juges arrivant du Bengale ou de la côte de Guinée, qui ne savent seulement pas où ils sont? Shakspeare doit régner éternellement chez un pareil peuple. On croit tout justifier en disant que les folies du tragique anglois sont dans la nature. Quand cela seroit vrai, ce ne sont pas toujours les choses naturelles qui touchent. Il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se

MÉLANGES LITTÉRAIRES.

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lamente sèche les pleurs qu'on versoit pour elle. Le cœur humain veut plus qu'il ne peut; il veut surtout admirer : il a en soi un élan vers je ne sais quelle beauté inconnue, pour laquelle il fut peutêtre créé dans son origine.

Il y a même quelque chose de plus grave. Un peuple qui a toujours été à peu près barbare dans les arts peut continuer à admirer des productions barbares, sans que cela tire à conséquence; mais je ne sais jusqu'à quel point une nation qui a des chefs-d'œuvre en tous genres peut revenir à l'amour des monstres sans exposer ses mœurs. C'est en cela que le penchant pour Shakspeare est bien plus dangereux en France qu'en Angleterre. Chez les Anglois il n'y a qu'ignorance; chez nous il y a dépravation. Dans un siècle de lumières, les bonnes mœurs d'un peuple très poli tiennent plus au bon goût qu'on ne pense. Le mauvais goût alors, qui a tant de moyens de se redresser, ne peut dépendre d'une fausseté ou d'un biais naturel dans les idées or, comme l'esprit agit incessamment sur le cœur, il est difficile que les voies du cœur soient droites, quand celles de l'esprit sont tortueuses. Celui qui aime la laideur n'est pas fort loin d'aimer le vice; quiconque est insensible à la beauté peut bien méconnoître la vertu. Le.mauvais goût et le vice marchent presque toujours ensemble : le premier n'est que l'expression du second, comme la parole rend la pensée.

que

Je terminerai cette notice par quelques mots sur le sol, le ciel et les monuments de l'Angleterre.

Les campagnes de cette île sont presque sans oiseaux, les rivières petites; cependant leurs bords ont quelque chose d'agréable par leur solitude. La verdure est très animée; il y a peu ou point de bois; mais chaque propriété étant fermée d'un fossé planté, quand vous regardez du haut d'une éminence, vous croyez être au milieu d'une forêt. L'Angleterre ressemble assez, au premier coup d'œil, à la Bretagne : des bruyères et des champs entourés d'arbres.

Le ciel de ce pays est moins élevé que le nôtre, son azur est plus vif, mais moins transparent. Les accidents de lumière y sont beaux, à cause de la multitude des nuages. En été, quand le soleil se couche à Londres, par-delà les bois de Kensington, on jouit quelquefois d'un spectacle très pittoresque. L'immense colonne de fumée de charbon qui flotte sur la Cité représente ces gros rochers, enluminés de pourpre, qu'on voit dans nos décorations du Tartare; tandis que les vieilles tours de Westminster, couronnées de nuages et rougies par les derniers feux du soleil, s'élèvent au-dessus de la ville, du palais et du parc de Saint-James, comme un grand monument de la mort, qui semble dominer tous les monuments des hommes.

Saint-Paul est le plus bel édifice moderne, et Westminster le plus bel édifice gothique de l'Angleterre. Je parlerai peut-être un jour de ce dernier. Souvent, en revenant de mes courses autour de Londres, j'ai passé derrière White-Hall, dans l'endroit où Charles fut décapité. Ce n'est plus

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qu'une cour abandonnée, où l'herbe croît entre les pierres. Je m'y suis quelquefois arrêté pour entendre le vent gémir autour de la statue de Charles II, qui montre du doigt la place où périt son père. Je n'ai jamais vu dans ces lieux que des ouvriers qui tailloient des pierres en sifflant. Leur ayant demandé un jour ce que signifioit cette statue, les uns purent à peine me le dire, et les autres n'en savoient pas un mot. Rien ne m'a plus donné la juste mesure des événements de la vie humaine et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée. A ces générations divisées par des haines politiques, ont succédé des générations indifférentes au passé, mais qui remplissent le présent de nouvelles inimitiés, qu'oublieront encore les générations qui doivent suivre.

ESSAI

SUR

LA LITTÉRATURE ANGLOISE.

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YOUNG.

Mars 1801.

Lorsqu'un écrivain a formé une école nouvelle, et qu'après un demi-siècle de critique on le trouve encore en possession d'une grande renommée, il importe aux lettres de rechercher la cause de ce succès, surtout quand il n'est dû ni à la grandeur du génie, ni à la perfection du goût et de l'art.

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Quelques situations tragiques, quelques mots sortis des entrailles de l'homme, je ne sais quoi de vague et de fantastique dans les scènes, des bois, des bruyères, des vents, des spectres, des tempêtes, expliquent la célébrité de Shakspeare.

Young, qui n'a rien de tout cela, doit peut-être une grande partie de sa réputation au beau tableau que présente l'ouverture de ses Nuits ou Complaintes. Un ministre du Tout-Puissant, un vieux père, qui a perdu sa fille unique, s'éveille au milieu des nuits pour gémir sur des tombeaux ;

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