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sur les autels, assurerait de même le bonheur des empires, s'il brûlait toujours dans le cœur des souverains! Combien Fénelon se croit heureux! Ses pensées ne seront point vaines, et ses vœux ne seront point stériles. Tout ce qu'il a conçu et désiré en faveur du genre humain va germer dans le sein de son auguste élève, pour porter un jour des fruits de gloire et de prospérité. Il va se faire entendre à cette âme neuve et flexible; il la nourrira de vérités et de vertus ; il y imprimera les traits de sa ressemblance. Voilà le bonheur dont il jouit. Telle était, s'il est permis de s'exprimer ainsi, telle était la pensée du Créateur, quand il dit : Faisons l'homme à notre image.

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Plein de ces grandes espérances, il embrasse avec transport les laborieuses fonctions qui vont occuper sa vie. Cesser d'être à soi, et n'être plus qu'à son élève; ne plus se permettre une parole qui ne soit une leçon, une démarche qui ne soit un exemple; concilier le respect dû à l'enfant qui sera roi, avec le joug qu'il doit porter pour apprendre à l'être; l'avertir de sa grandeur pour lui en tracer les devoirs, et pour en détruire l'orgueil; combattre des penchants que la flatterie encourage, des vices que la séduction fortifie; en imposer par la fermeté et par les mœurs au sentiment de l'indépendance si naturelle dans un prince; diriger sa sensibilité, et l'éloigner de la faiblesse; le blâmer souvent sans perdre sa confiance, le punir quelquefois sans perdre son amitié; ajouter sans cesse à l'idée de ce qu'il doit, et restreindre l'idée de ce qu'il peut; enfin ne tromper jamais ni son disciple, ni l'État, ni sa conscience, tels sont les devoirs que s'impose un homme à qui le monarque a dit, Je vous donne mon fils; et à qui les peuples disent, Donnez-nous un père.

A ces difficultés générales se ioignent des obstacles particuliers qui appartenaient au caractère du jeune prince. Avec des qualités heureuses, il avait tous les défauts qui résistent le plus au frein de la discipline: un naturel hautain, qui s'offensait des remontrances et s'indignait des contradictions; une humeur violente et inégale, qui se manifestait tantôt par l'emportement, tantôt par le caprice; une disposition secrète à mépriser les hommes, qui perçait à tout moment : voilà ce que l'instituteur eut à combattre, ce que lui seul peut-être pouvait surmonter. Il y avait deux écueils également à craindre pour lui, et où viennent échouer presque tous ceux qui se condamnent à élever la jeunesse : c'était, ou de céder par lassitude et par faiblesse à des penchants difficiles à rompre, ou d'aigrir et de révolter sans retour une âme si prompte et si fière, en la heurtant avec trop peu de

ménagement. Mais Fénelon ne pouvait pas être dur, et il sut n'être pas faible. Il n'ignorait pas que dans tous les caractères il y a une impulsion irrésistible dont on ne peut briser le ressort, mais que l'on peut tromper et détourner par degrés en la dirigeant vers un but. Le duc de Bourgogne avait l'âme impérieuse et pleine de tous les désirs de la domination. Son maître sut tourner cette disposition dangereuse au profit de l'humanité et de la vertu. Sans trop blâmer son élève de se croire fait pour commander aux hommes, il lui fit sentir combien son orgueil se proposait peu de chose en ne voulant d'autre empire que celui dont il recueillerait l'héritage, comme on hérite du patri moine de ses pères, au lieu d'ambitionner cet autre empire fait pour les âmes vraiment privilégiées, et fondé sur les talents qu'on admire et sur les vertus qu'on adore. Il s'emparait ainsi de cette âme dont la sensibilité impétueuse ne demandait qu'un aliment. Il l'enivrait du plaisir si touchant que l'on goûte à être aimé, du pouvoir si noble que l'on exerce en faisant du bien, de la gloire si rare que l'on obtient en se commandant à soi-même. Lorsque le prince tombait dans ces emportements dont il n'était que trop susceptible, on laissait passer ce moment d'orage où la raison n'aurait pas été entendue. Mais dès ce moment tout ce qui l'approchait avait ordre de le servir en silence, et de lui montrer un visage morne. Ses exercices même étaient suspendus; il semblait que personne n'osât plus communiquer avec lui, et qu'on ne le crût plus digne d'aucune occupation raisonnable. Bientôt le jeune homme, épouvanté de sa solitude, troublé de l'effroi qu'il inspirait, ne pouvant plus vivre avec lui ni avec les autres, venait demander grâce et prier qu'on le réconciliât avec lui-même. C'est alors que l'habile maître, profitant de ses avantages, faisait sentir au prince toute la honte de ses fureurs, lui montrait combien il est triste de se faire craindre et de s'entourer de la consternation. Sa voix paternelle pénétrait dans un cœur ouvert à la vérité et au repentir, et les larmes de son élève arrosaient ses mains. Ainsi c'était toujours dans l'âme du prince qu'il prenait les armes dont il combattait ses défauts: il ne l'éclairait que par le témoignage de sa conscience, et ne le punissait qu'en le faisant rougir de lui-même. Cette espèce de châtiment est sans doute la plus salutaire; car l'humiliation qui nous vient d'autrui est un outrage; celle qui vient de nous est une leçon.

Il n'opposait pas un art moins heureux à la légèreté de l'esprit et aux inégalités de l'humeur. La jeunesse est avide d'apprendre, mais se lasse aisément de l'étude : un travail suivi lui coûte, il coûte même

à la maturité. Fénelon, pour fixer l'inconstance naturelle de son disciple, semblait toujours consulter ses goûts, que pourtant il faisait naître. Une conversation qui paraissait amenée sans dessein, mais qui toujours en avait un, réveillait la curiosité ordinaire à cet âge, et donnait à une étude nécessaire l'air d'une découverte agréable. Ainsi passaient successivement sous ses yeux toutes les connaissances qu'il devait acquérir, et qu'on faisait ressembler à des grâces qu'on lui accordait, dont le refus même devenait une punition. L'adresse du maître mettait de l'ordre et de la suite dans ce travail en paraissant n'y mettre que de la variété. Le prince s'accoutumait à l'application, et sentait le prix du savoir. Un des secrets de l'instituteur était de paraître toujours le traiter en homme, et jamais en enfant. On gagne beaucoup à donner à la jeunesse une haute opinion de ce qu'elle peut faire; elle vous croit aisément quand vous lui montrez de l'estime. Cet âge n'a que la candeur de l'amour-propre, et n'en a pas les défiances.

A des soins si sagement ménagés et si constamment suivis, que l'on joigne la douceur attirante et affectueuse de Fénelon, sa patience inaltérable, la flexibilité de son zèle, et ses inépuisables ressources quand il s'agissait d'être utile, et l'on ne sera pas surpris du prodigieux changement qu'on remarqua dans le jeune prince, devenu depuis l'idole de la cour et de la nation. Oh! si nous pouvions réveiller du sommeil de la tombe les générations ensevelies, ce serait à elles de prendre la parole, de tracer le portrait de ce prince, qui serait vraiment l'éloge de Fénelon. «< C'est lui, diraient-elles, dont l'enfance << nous avait donné des alarmes, dont la jeunesse nous rendit l'espé«rance, dont la maturité nous transporta d'admiration, dont la mort « trop prompte nous a coûté tant de larmes. C'est lui que nous avons «vu si affable et si accessible dans sa cour, si compatissant pour les «< malheureux, adoré dans l'intérieur de sa maison, ami de l'ordre, « de la paix et des lois. C'est lui qui, lorsqu'il commanda les armées, « était le père des soldats, les consolait dans leurs fatigues, les visitait << dans leurs maladies; c'est lui dont l'âme était ouverte à l'attrait des « beaux-arts, aux lumières de la philosophie; lui qui fut le bienfaiteur « de La Fontaine; c'est lui que nous avons vu verser, sur les misères «publiques, des pleurs qui nous promettaient de les réparer un jour. Hélas! les nôtres ont coulé trop tôt sur ses cendres; et quand le grand Louis fut frappé dans sa postérité de tant de coups à la fois, « nous avons vu descendre dans le cercueil l'espoir de la France et « l'ouvrage de Fénelon. »

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Ce qui peut achever l'éloge du maître et du disciple, c'est le tendre attachement qui les liait l'un à l'autre, et qui ne finit qu'avec leur vie '. Le duc de Bourgogne voulut toujours avoir pour ami et pour père son respectable instituteur. On ne lit point sans attendrissement les lettres qu'ils s'écrivaient. Plus capable de réflexion, à mesure qu'il avançait en âge, le prince se pénétrait des principes de gouvernement que son éducation lui avait inspirés, et l'on croit que s'il eût régné, la morale de Fénelon eût été la politique du trône. Ce prince pensait (du moins il est permis de le croire en lisant les écrits faits pour l'instruire) que les hommes, depuis qu'ils ont secoué le joug de l'ignorance et de la superstition, sont dignes de ne plus porter que celui des lois dont les rois justes sont les vivantes images; que les monarques ayant dans leurs mains les deux grands mobiles de tout pouvoir, l'or et le fer, et redevables aux progrès des lumières du progrès de l'obéissance, en doivent d'autant plus respecter les droits naturels des peuples qui ont mis sous la protection du trône tout ce qu'ils ne peuvent plus défendre; que l'autorité, qui n'a plus rien à faire pour elle-même, est comptable de tout ce qu'elle ne fait pas pour l'État; qu'on ne peut alléguer aucune excuse à des peuples qui souffrent et qui obéissent; que les plaintes de la soumission sont sacrées, et que les cris du malheur, s'ils sont repoussés par le prince, montent au trône de Dieu; qu'il n'est jamais permis de tromper ni ses sujets, ni ses ennemis, et qu'il faut, s'il est possible, ne faire sentir aux uns et aux autres ni trop de faiblesse, ni trop de puissance; que toutes les nations étant fixées dans leurs limites, et ne pouvant plus craindre ni méditer ces grandes émigrations qui jadis ont changé la face de l'univers, la fureur de la guerre est une maladie des rois et des ministres, dont les peuples ne devraient ressentir ni les accès, ni les fléaux; qu'enfin, excepté ces moments de calamité, où l'air est infecté de vapeurs mortelles, et où la terre refuse le tribut de ses moissons; excepté ces jours de désastres marqués par les rigueurs de la nature, dans tout autre temps, lorsque les hommes sont malheureux, ceux qui les gouvernent sont coupables.

4. Lorsque le duc de Bourgogne alla faire la campagne de Flandre, en 1708, Louis XIV lui défendit de parler en particulier à Fénelon. L'archevêque de Cambrai vint à l'hôtellerie de la poste où ce prince devait descendre, et fut présent à son diner. Au moment où le duc de Bourgogne se leva de table, tous les courtisans sortirent de l'appartement. Ce jeune prince, qui était dans sa vingt-cinquième année, se voyant seul alors avec Fénelon, lui santa au cou, les yeux baignés de larmes, et lui dit d'une voix entrecoupée de sanglots : J'ai fait le plus pénible effort de ma vie. Adieu, mon bon ami; je sais ce que je vous dois ; vous savez ce que jc tous suis.

Telles sont les maximes répandues en substance dans les Dialogues des Morts, ouvrage rempli des notions les plus saines sur l'histoire, et des vues les plus pures sur l'administration; dans les Directions pour la conscience d'un roi', que l'on peut appeler l'abrégé de la sagesse et le catéchisme des princes; mais surtout dans le Télémaque, chef-d'œuvre de son génie, l'un des ouvrages originaux du dernier siècle, l'un de ceux qui ont le plus honoré et embelli notre langue, et celui qui plaça Fénelon parmi nos plus grands écrivains .

Son succès fut prodigieux, et la célébrité qu'il eut n'avait pas besoin de ces applications malignes qui le firent rechercher encore avec plus d'avidité, et laissèrent dans l'âme de Louis XIV des impressions qui ne s'effacèrent point. La France le reçut avec enthousiasme, et les étrangers s'empressèrent de le traduire. Quoiqu'il semble écrit pour la jeunesse, et particulièrement pour un prince, c'est pourtant le livre de tous les âges et de tous les esprits. Jamais on n'a fait un plus bel usage des richesses de l'antiquité et des trésors de l'imagination. Jamais la vertu n'emprunta, pour parler aux hommes, un langage plus enchanteur, et n'eut plus de droits à notre amour. Là se fait sentir davantage ce genre d'éloquence qui est propre à Fénelon; cette onction pénétrante; cette élocution persuasive; cette abondance de sentiment qui se répand de l'âme de l'auteur, et qui passe dans la nôtre; cette aménité de style qui flatte toujours l'oreille et ne la fatigue jamais; ces tournures nombreuses où se développent tous les secrets de l'harmonie périodique, et qui pourtant ne semblent être que les mouvements natu rels de sa phrase et les accents de sa pensée; cette diction toujours élégante et pure qui s'élève sans effort, qui se passionne sans affectation et sans recherche; ces formes antiques qui sembleraient ne pas appartenir à notre langue, et qui l'enrichissent sans la dénaturer; enfin cette facilité charmante, l'un des plus beaux caractères du génie, qui produit de grandes choses sans travail, et qui s'épanche sans s'épuiser. Quel genre de beauté ne se trouve pas dans le Télémaque? L'intérêt de la fable, l'art de la distribution, le choix des épisodes, la vérité

1. Cet ouvrage fut le fruit de la correspondanco secrète que l'archevêque de Cambrai entretint avec le duc de Bourgogne, qui lisait souvent ce recueil, mais en le remettant aussitôt entre les mains de M. le duc de Beauvilliers, dont la veuve le rendit ensuite à la famille de l'auteur.

2. Un valet de chambre de Fénelon écrivit le Télémaque sous la dictée de son auteur, et le ft imprimer furtivement d'après une copie qu'il en avait gardée. Cet ouvrage parut, pour la première fois, en 1698. De rigoureuses défenses empêchèrent l'impression de cette belle production littéraire, dans le royaume, pendant la vie de Louis XIV.

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