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ÉLOGE

DE FENELON'

PAR LA HARPE

Non illum Pallas, non illum carpere ilver
. Possit.
OVID.

Parmi les noms célèbres qui ont des droits aux éloges publics et aux hommages des peuples, il en est que l'admiration a consacrés, qu'il faut honorer sous peine d'être injuste, et qui se présentent devant la postérité, environnés d'une pompe imposante et des attributs de la grandeur. Il en est de plus heureux qui réveillent dans les cœurs un sentiment plus flatteur et plus cher, celui de l'amour; qu'on ne prononce point sans attendrissement, qu'on n'oublierait pas sans ingratitude; que l'on exalte à l'envi, non pas tant pour remplir le devoir de l'équité, que pour se livrer au plaisir de la reconnaissance; et qui, loin de rien perdre en passant à travers les âges, recueillent sur leur route de nouveaux honneurs, et arriveront à la dernière postérité, précédés des acclamations de tous les peuples, et chargés des tributs de tous les siècles.

Tels sont les caractères de gloire qui appartiennent aux vertus aimables et bienfaisantes, et aux talents qui les inspirent. Tels sont ceux du grand homme que la nation célèbre aujourd'hui par la voix de ses orateurs, et sous les auspices de sa première académie. Fénelon eзt parmi les gens de lettres ce que Henri IV est parmi les rois. Sa

1. François de Salignac de La Motte Fénelon, né le 6 août 1651, au château de Fénelon, En Périgord: il était fils de Pons de Salignac, marquis de Fenelon, et de Louise de La Cropte, sœur du marquis de Saint-Abre.

réputation est un dépôt conservé par notre amour, et son panégyriste, quel qu'il soit, est surpassé d'avance par la sensibilité de ceux qui l'écoutent. Il n'est peut-être aucune classe d'hommes à qui l'on ne puisse offrir son éloge, et qui ne doive s'y intéresser. Je dirai aux littérateurs, Il eut l'éloquence de l'âme, et le naturel des anciens; aux ministres de l'Église, Il fut le père et le modèle de son peuple; aux controversistes, Il fut tolérant, il fut docile; aux courtisans, Il ne rechercha point la faveur, et fut heureux dans la disgrâce; aux instituteurs des rois, La nation attendait son bonheur du prince qu'il avait élevé; à tous les hommes, Il fut vertueux, il fut aimé. Ses ouvrages furent des leçons données par un génie ami de l'humanité à l'héritier d'un grand empire. Ainsi je rapprocherai l'histoire de ses écrits de l'auguste éducation qui en fut l'objet; je le suivrai de la gloire à la disgrâce, de la cour à Cambrai, sur le théâtre de ses vertus épiscopales et domestiques; et je puis remarquer d'avance comme un trait rare, et peut-être unique, que l'honneur d'être compté parmi nos premiers écrivains, qui suffit à l'ambition des plus beaux génies, est le moindre de Fénelon.

PREMIERE PARTIE.

Entre les avantages que Fénelon dut à la nature ou à la fortune, à peine faut-il compter celui de la naissance. Un homme tel que lui devait répandre sur ses ancêtres plus d'illustration qu'il n'en pouvait recevoir. Un hasard plus heureux peut-être, c'était d'être né dans un siècle où il pût prendre sa place. Cette âme douce et tendre, toute remplie de l'idée du bonheur que peuvent procurer aux nations policées les vertus sociales et les sacrifices de l'intérêt et des passions, se serait trouvée trop étrangère dans ces temps d'ignorance et de barbarie, où l'on ne connaissait de prééminence que la force qui opprime, ou la politique qui trompe. Sa voix se fût perdue parmi les clameurs d'une multitude grossière, et dans le tumulte d'une cour orageuse. Ses talents eussent été méconnus ou ensevelis; mais la nature le plaça dans un temps de lumière et de splendeur. Lorsque, après des études distinguées qui annonçaient déjà tout ce qu'il serait un jour, après les épreuves nécessaires pour être admis aux honneurs du sacerdoce,

parut à la cour de Louis XIV, la France était à son époque la plus brillante; le trône s'élevait sur des trophées, et ne foulait point les peuples. Le monarque, entouré de tous les arts, était digne de leurs

hommages, et leur offrait son règne pour objet de leurs travaux. L'activité inquiète et bouillante du caractère français, longtemps nourrie de troubles et de discordes, semblait n'avoir plus pour ali ment que le désir de plaire au héros couronné qui daignait encore être aimable. L'ivresse de ses succès et les agréments de sa cour avaient subjugué cette nation sensible qui ne résiste ni aux grâces ni à la gloire. Les sentiments qu'il inspirait étaient portés jusqu'à un excès d'idolâtrie dont l'Europe même donnait l'excuse et l'exemple. Tout était soumis et se glorifiait de l'être; il n'y avait plus de grandeur qu'au pied du trône, et l'adulation même avait pris l'air de la vérité et le langage du génie.

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Fénelon, apportant au milieu de la cour la plus polie de l'univers des talents supérieurs, des mœurs douces, des vertus indulgentes, devait être accueilli par tout ce qui avait assez de mérite pour sentir le sien, et attirer les regards d'un maître à qui nulle espèce de mérite n'échappait. Dès l'âge de dix-neuf ans il s'était essayé dans le ministère de la parole évangélique, et avait réussi après Bossuet et Bourdaloue. Ses succès même avaient été si brillants, que son oncle, le marquis de Fénelon, homme de mœurs sévères, et d'une probité res. pectée, craignit que le jeune apôtre ne se livrât trop aux impressions d'une gloire mondaine, et l'obligea de se renfermer dans les fonctions les plus obscures d'un état dont tous les devoirs sont également sacrés. Il fallut, dans l'âge où l'on est avide de succès et plein du sentiment de ses forces, que ce génie naissant ralentît son essor et descendît de sa hauteur. Cette première épreuve, qui était pénible, parut cependant ne pas coûter beaucoup à sa docilité naturelle. Il étudia tous les exercices de la religion et de la piété sous la conduite du supérieur de Saint-Sulpice 2; mais ceux qui le voyaient obéir le jugèrent bientôt digne de commander. On crut pouvoir confier à sa jeunesse une place qui semblait demander de la maturité, celle de supérieur des Nouvelles-Catholiques. C'étaient pour la plupart de jeunes personnes arrachées à l'hérésie, et qu'il fallait affermir dans une croyance qui n'était pas celle de leurs pères. Pour cet emploi, sans doute, on ne pouvait mieux choisir. Personne n'était plus capable que lui de tem pérer l'austérité de sa mission en faveur d'un sexe délicat et sensible

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4. En 1670.

2. M. Tronson.

3. Fénelon avait environ vingt-sept ans lorsqu'il fut nommé supérieur des Nouvellets Catholiques, par M. de Harlay, archevêque de Paris.

près de qui le don de persuader ne peut guère être séparé de celui de plaire, et à qui le législateur de l'Évangile n'a jamais adressé que des paroles de grâce, de clémence et de paix. Là commencèrent à se déve lopper les qualités apostoliques de Fénelon. C'est alors qu'il composa le Traité de l'Éducation des Filles, et celui du Ministère des Pasteurs, premières productions de sa plume. Le bruit de ses travaux vint jusqu'aux oreilles de Louis XIV, d'autant plus flatté de ce genre de succès, qu'il croyait sa gloire intéressée à effacer jusqu'aux derniers vestiges du calvinisme. C'est à regret, c'est en gémissant, que, pour ne pas trahir la mémoire de Fénelon, je rappelle ici des violences odieuses' exercées contre des sujets paisibles, qu'on pouvait ramener par la tolérance, ou du moins contenir par l'autorité. Je ne recherche point le triste plaisir d'accuser les mânes d'un monarque illustre. Eu déplorant ces abus horribles dont je suis forcé de parler, je ne les impute ni au prince, qui fut séduit, ni à la religion, qui les désavoue, ni à la nation qui les condamne. Mais je ne dois pas omettre l'un des plus beaux traits de la vie de Fénelon, celui qui décela le premier toute la bonté de son âme et la supériorité de ses lumières. Le roi le charge d'une mission dans la Saintonge et dans l'Aunis; mission, il faut bien le dire, qui devait, comme les autres, être soutenue par les armes, et escortée de soldats. Qu'il ait eu horreur de cet affreux ministère, ce n'est pas ce que j'admire. Était-il donc le seul qui éprouvât un sentiment si juste et si naturel? Ferons-nous cette injure à une nation telle que la nôtre, de croire que lui seul connût alors l'humanité? Non, mais lui seul la défendit. Hélas! il est si commun d'être humain par caractère et cruel par principe! On ne connaît que trop cette piété stérile et barbare qui plaint les malheureux qu'elle immole. Ce n'était pas celle de Fénelon. Une sensibilité profonde et éclairée, qui, lorsqu'il s'agit de morale, devient une raison sublime, l'élevait alors au-dessus de son siècle, et lui faisait voir les suites funestes de ce système d'oppression. Il déclare qu'il ne se chargera pas de porter la parole divine, si on lui donne des soutiens qui la déshonorent, et qu'il ne parlera au nom de Dieu et du roi que pour faire aimer l'un et l'autre. Ce courage de la vérité en imposa aux préjugés et au pouvoir. Deux provinces, grâces à ses soins, furent pré

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4. Les dragonnades ordonnées par Louvois, et que Louis XIV ignora.

2. 1686.

Fénelon revint à Paris en 1687, et se présenta devant le roi; mais il fut plus de deux ans après sans retourner à la cour. Il reprit ses fonctions de supérieur des Nouvelles-Catholiques.

servées du fléau de la persécution qui en accablait tant d'autres. Lui seul offrit à la religion des conquêtes dignes d'elle et de lui. D'autres se contentèrent de gémir en exécutant des ordres rigoureux d'autres eurent des remords; lui seul eut de la vertu.

S'il est pour l'homme vertueux une récompense qui puisse le toucher après le témoignage de son propre cœur, c'est l'amitié de ceux qui lui ressemblent, et c'est le tribut que recueillit Fénelon en reparaissant à Versailles. Les Beauvilliers, les Chevreuse, les Langeron', parurent s'honorer du titre de ses amis. Les belles âmes se jugent, s'entendent, et se recherchent. Ces hommes rares se faisaient respecter par une conduite irréprochable et des connaissances étendues, dans une cour où les principes de l'honneur et l'élévation du caractère entraient pour beaucoup dans les talents de plaire et les moyens de s'agrandir. Content de leurs suffrages, heureux dans leur société, Fénelon négligeait d'ailleurs tout ce qui pouvait l'avancer dans la carrière des dignités ecclésiastiques; il les méritait trop pour les briguer. Il est bien rare que les distributeurs des grâces, même en reconnaissant le mérite, aillent au-devant de lui. La vanité veut des clients, et l'intérêt veut des créatures. Fénelon, recommandé par la voix publique, allait pourtant être nommé à l'évêché de Poitiers; il était même inscrit sur la feuille; mais ses concurrents mirent plus d'art à le traverser qu'il n'en mit à se maintenir; il fut rayé, et déjà s'ouvrait devant lui un autre champ de gloire et de travaux. L'éducation du petit-fils de Louis XIV devenait un objet de rivalité entre tout ce que la cour avait de plus éminent en mérite. Beauvilliers, gouverneur du jeune prince, devait désirer un associé tel que Fénelon. Louis XIV crut Beauvilliers et la renommée, et Fénelon fut chargé de former un roi2.

L'orgueil peut être flatté d'un pareil choix; l'ambition peut s'en applaudir. Combien les sentiments qu'éprouve Fénelon sont plus nobles et plus purs! Cette âme enflammée de l'amour des hommes va donc travailler pour leur bonheur ! Elle pourra faire passer dans l'âme d'un prince ce feu sacré qui l'anime elle-même, et qui, semblable au feu de Vesta, qui assurait jadis les destins de Rome tant qu'il brûlait

4. M. le duc de Beauvilliers, gouverneur des princes, cachait, sous une grande simplicité de mœurs, des vertus rares.

M. le duc de Chevreuse avait été élevé par MM. de Port-Royal.

M. l'abbé de Langeron, lecteur des princes, avait été de tout temps l'ami intime, et en quelque façon l'élève de M. de Fénelon.

2. Fénelon entra chez les princes à l'âge de trente-huit ans, en septembre 1689. Louis XIV e nomma précepteur du duc de Bourgogne, sans aucune sollicitation de sa part.

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