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en voyant cet homme vénérable par son âge, par son rang, par ses lumières, tel qu'un génie bienfaisant, au milieu de tous ces malheureux qui le bénissent, distribuer les consolations et les secours, donner les plus touchants exemples de ces mêmes vertus dont il avait donné les plus touchantes leçons!

Hélas! la classe la plus nombreuse des humains est, dans presque tous les États, réduite à un tel degré d'impuissance et de misère, tellement dévouée à l'oppression et à la pauvreté, que plus d'un pays serait devenu peut-être une solitude, si des vertus souvent ignorées ne combattaient sans cesse les crimes ou les erreurs de la politique. Plus d'un homme public, plus d'un particulier même a renouvelé ces traits d'une bonté compatissante et généreuse. Mais leurs belles actions ont obtenu moins d'éloges, parce que leurs noms avaient moins d'éclat. Celui de Fénelon était en vénération dans l'Europe, et sa personne était chère aux étrangers, et même à nos ennemis. Eugène et Marlborough, qui accablaient alors la France, lui prodiguèrent toujours ces déférences et ces hommages que la victoire et l'héroïsme accordent volontiers aux talents paisibles et aux vertus désarmées. Des détachements étaient commandés pour garder ses terres, et l'on escortait ses grains jusqu'aux portes de sa métropole. Tout ce qui lui appartenait était sacré. Le respect et l'amour que l'on avait pour son nom avaient subjugué même cette espèce de soldats qui semblent devoir être plus féroces que les autres, puisqu'ils se sont réservé ce que la guerre a de plus cruel, la dévastation et le pillage. Leurs chefs lui écrivaient qu'il était libre de voyager dans son diocèse sans danger et sans crainte, qu'il pouvait se dispenser de demander des escortes françaises, et qu'ils le priaient de permettre qu'eux-mêmes lui servissent de gardes. Ils lui tenaient parole; et l'on vit plus d'une fois l'archevêque Fénelon conduit par des hussards autrichiens. Il doit être bien doux d'obtenir un pareil empire; il l'est même de le raconter.

S'il avait cet ascendant sur ceux qui ne le connaissaient que par la renommée, combien devait-il être adoré de ceux qui l'approchaient! On croit aisément en lisant ses écrits et ses lettres tout ce que ses contemporains rapportent des charmes de sa société. Son humeur était égale, sa politesse affectueuse et simple, sa conversation féconde et animée. Une gaieté douce tempérait en lui la dignité de son ministère, et le zèle de la religion n'eut jamais chez lui ni sécheresse ni amertume. Sa table était ouverte pendant la guerre à tous les officiers ennemis ou nationaux que sa réputation attirait en foule à Cambrai. Il trouvait encore des

moments à leur donner au milieu des devoirs et des fatigues de l'épiscopat. Son sommeil était court, ses repas d'une extrême frugalité, ses mœurs d'une pureté irréprochable. Il ne connaissait ni le jeu ni l'ennui. Son seul délassement était la promenade; encore trouvait-il le secret de la faire rentrer dans ses exercices de bienfaisance. S'il rencontrait des paysans, il se plaisait à les entretenir; on le voyait assis sur l'herbe au milieu d'eux comme autrefois saint Louis sous le chêne de Vincennes. Il entrait même dans leurs cabanes, et recevait avec plaisir tout ce que lui offrait leur simplicité hospitalière. Sans doute ceux qu'il honora de semblables visites racontèrent plus d'une fois à la génération qu'ils virent naître que leur toit rustique avait reçu Fénelon.

Vers ses dernières années, il se trouva engagé dans une sorte de correspondance philosophique avec le duc d'Orléans, depuis régent de France, sur ces grandes questions qui tourmentent la curiosité humaine, et auxquelles la révélation seule peut répondre. C'est ce commerce qui produisit les Lettres sur la Religion. C'est vers ce temps que l'on crut qu'il désirait de revenir à la cour. On prétendait qu'il ne s'était déclaré contre le jansénisme que pour flatter les opinions de Louis XIV, et pour se venger du cardinal de Noailles, qui avait condamné le quiétisme. Mais Fénelon connaissait-il la vengeance? N'étaitil pas fait pour aimer le pieux Noailles, quoiqu'il ne pensât pas comme lui? N'avait-il pas été toujours opposé à la doctrine de Port-Royal? Enfin, est-ce dans la retraite et dans la vieillesse que cet homme incorruptible, qui n'avait jamais flatté, même à la cour, aurait appris l'art des souplesses et de la dissimulation? Nous avons des lettres originales où il proteste de la pureté de ses intentions, et ne parle du cardinal de Noailles que pour le plaindre et pour l'estimer. Gardons-nous de récuser ce témoignage. Quelle âme mérita mieux que la sienne de n'être pas légèrement soupçonnée? Il me semble que, dans tous les cas, le parti qui coûte le plus à prendre, c'est de croire que Fénelon a pu tromper.

Sa vie, qui n'excéda pas le terme le plus ordinaire des jours de l'homme, puisqu'elle ne s'étendit guère au delà de soixante ans, éprouva cependant l'amertume qui semble réservée aux longues carrières. Il vit mourir tout ce qu'il aimait. Il pleura Beauvilliers et Chevreuse; il pleura le duc de Bourgogne, cet objet de ses affections paternelles qui naturellement devait lui survivre. C'est alors qu'il s'écria: «Tous mes liens sont rompus. » Il suivit de près son élève.

Une maladie violente et douloureuse l'emporta en six jours'. Il souffrit avec constance, et mourut avec la tranquillité d'un cœur pur, qui ne voit dans la mort que l'instant où la vertu se rapproche de l'Être suprême dont elle est l'ouvrage. Ses dernières paroles furent des expressions de respect et d'amour pour le roi qui l'avait disgracié, et pour l'Église qui le condamna. Il ne s'était jamais plaint ni de l'un ni de l'autre.

Sa mémoire doit avoir le même avantage que sa vie, celui de faire aimer la religion. Ah! si elle eut toujours été annoncée par des ministres tels que lui, quelle gloire pour elle, et quel bonheur pour les humains! Quel honnête homme refusera d'être de la religion de Fénelon?

Grand Dieu! car il semble que l'hommage que je viens de rendre à l'un de tes plus dignes adorateurs soit un titre pour t'implorer, confirme nos vœux et nos espérances. Fais que les vertus de tes ministres imposent silence aux détracteurs de leur foi; que les maximes de Fénelon qu'un grand roi trouva chimériques soient réalisées par de bons princes qui seront plus grands que lui; qu'au lieu de ces prétendus secrets de la politique, qui ne sont que l'art facile et méprisable de l'intrigue et du mensonge, on apprenne de Fénelon qu'il n'est qu'un seul secret vraiment rare, vraiment beau, celui de rendre les peuples heureux; que tous les hommes soient convaincus que leur vraie gloire est d'être bons, parce que leur nature est d'être faibles; que cette gloire soit la seule qu'ambitionnent les souverains, la seule dont leurs sujets leur tiennent compte; que l'on songe que dix années du règne de Henri IV font disparaître devant lui, comme la poussière, toute cette foule de héros imaginaires qui n'ont su que détruire ou tromper; qu'enfin toutes les puissances de la terre qui se glorifient d'être émanées de toi ne s'en ressouviennent que pour songer à te ressembler.

1. Fénelon termina sa carrière, sans argent et sans dettes, à Cambrai le 7 janvier 1745, huit mois avant la mort de Louis XIV. L'archevêque de Cambrai venait de faire une visite pastorale; il se mit en route à l'entree de la nuit. Tandis que son carrosse traversait un pont, une vache qui pai-sait dans un ravin effraya ses chevaux: la voiture versa, et fut fracassée. Fenelon reçut une commotion très-violente, qui devint la cause de sa mort. Cette anecdote est très-certaine; mais il ne l'est pas moins que Louis XIV, vivement touché du zele avec lequel l'archevêque de Cambrai avait seconde ses ministres à Utrecht, et des divers mémoires qu'il avait composes pour l'instruction des ambassadeurs en 1742, manifestait, selon la ferme assertion du marquis de Fénelon, son neveu, quelque velléité de le rappeler à la cour, lorsqu'il apprit sa mort. Il nous manque, dit le roi, au moment où nous aurions pu le consoler et lui rendre justice.

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