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LIVRE CINQUIÈME

Suite du récit de Télémaque. Richesses et fertilité de l'ile de Crète; mœurs de ses habitants, et leur prospérité sous les sages lois de Minos. Télémaque, à son arrivée dans l'ile, apprend qu'Idoménée, qui en était roi, vient de sacrifier son fils unique, pour accomplir un vœu indiscret; que les Crétois, pour venger le sang du fils, ont réduit le père à quitter leur pays; qu'après de longues incertitudes, ils sont actuellement assemblés afin d'élire un autre roi. Télémaque, admis dans cette assemblée, y remporte les prix à divers jeux, et résout avec une rare sagesse plusieurs questions morales et politiques proposées aux concurrents par les vieillards, juges de l'ile. Le premier de ces vieillards, frappé de la sagesse de ce jeune étranger, propose à l'assemblée de le couronner roi; et la proposition est accueillie de tout le peuple avec de vives acclamations. Cependant Télémaque refuse de régner sur les Crétois, préférant la pauvre Ithaque à la gloire et à l'opulence du royaume de Crete. Il propose d'élire Mentor, qui refuse aussi le diadème. Enfin l'assemblée pressant Mentor de choisir pour toute la nation, il rapporte ce qu'il vient d'apprendre des vertus d'Aristodème, et décide aussitôt l'assemblée à le proclamer roi. Bientôt après, Mentor et Télémaque s'embarquent sur un vaisseau crétois, pour retourner à Ithaque. Alors Neptune, pour consoler Vénus irritée, suscite une horrible tempête qui brise leur vaisseau. Ils échappent à ce danger en s'attachant aux débris du mát, qui, poussé par les flots, les fait aborder à l'ile de Calypso.

« Après que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençàmes à découvrir les montagnes de Crète, que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer. Bientôt nous vimes le sommet du mont Ida ', au-dessus des autres montagnes de l'île comme un vieux cerf dans une forêt porte son bois rameux au-dessus des tètes des jeunes faons dont il est suivi. Peu à peu nous vimes plus distinctement les côtes de cette île, qui se présentaient à nos yeux comme un amphithéâtre. Autant la terre de Chypre nous avait paru négligée et inculte, autant celle de Crète se montrait fertile et ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants.

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« De tous côtés nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui égalaient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du diligent laboureur ne fût imprimée; partout la charrue avait laissé de creux sillons: les ronces, les épines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre, sont inconnues en ce pays. Nous considérions avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de bœufs mugissaient dans les gras herbages le long des ruisseaux; les moutons paissant sur le penchant d'une colline, les vastes campagnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde Cérès; enfin, les montagnes ornées de pampre, et de grappes d'un raisin déjà coloré qui promettait aux vendangeurs les doux présents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes.

« Mentor nous dit qu'il avait été autrefois en Crète; et il nous expliqua ce qu'il en connaissait. Cette île, dit-il, admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables: c'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent. Son sein fécond ne peut s'épuiser; plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance: ils n'ont jamais besoin d'être jaloux les uns des autres. La térre, cette bonne mère, multiplie ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les scules sources de leur mailicur les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu; s'ils voulaient vivre simplement, et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l'abondance, la joie, la paix, et l'union.

« C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avait compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette ile est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend les corps sains e robustes on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse: on suppose que toute volupté amollit le

corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu, et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement ici le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples: l'ingratitude, la dissimulation, et l'avarice. « Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète. Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belles couleurs, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin: le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'eux-mêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosse viande sans ragoût; encore même a-t-on soin de réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de bœufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes, riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorée ; mais elle est réservée pour les temples des dieux, et les hommes n'oseraient avoir des maisons semblables à celles des immortels. Les grands biens des Crétois sont la santé, la force, le courage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des choses nécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du travail, et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation pour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes dieux.

« Je lui demandai en quoi consistait l'autorité du roi; il me répondit: Il peut tout sur les peuples; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois

lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la félicité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire que le reste des hommes. Il doit être au dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées; et au dedans, le juge des peuples pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour être l'homme des peuples: c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection; et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se sacrifier au bien public.

« Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui qu'à condition qu'ils régneraient suivant ses maximes. Il aimait encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu'il a rendu la Crète si puissante et si heureuse; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur propre grandeur, c'est-à-dire à leur vanité; enfin c'est par sa justice qu'il a mérité d'ètre aux enfers le souverain juge des morts.

« Pendant que Mentor faisait ce discours, nous abordâmes dans l'ile. Nous vimes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, et qui était une imitation du grand labyrinthe que nous avions vu en Égypte. Pendant que nous considérions ce curieux édifice, nous vimes le peuple qui couvrait le rivage, et qui accourait en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandâmes la

cause de son empressement; et voici ce qu'un Crétois, nommé Nausicrate, nous raconta:

« Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos, dit-il, était allé, comme les autres rois de la Grèce, au siége de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète; mais la tempête fut si violente que le pilote de son vaisseau, et tous les autres qui étaient expérimentés dans la navigation, crurent que leur naufrage était inévitable. Chacun avait la mort devant les yeux; chacun voyait les abîmes ouverts pour l'engloutir; chacun déplorait son malheur, n'espérant pas même le triste repos des ombres qui traversent le Styx après avoir reçu la sépulture. Idoménée, levant les yeux et les mains vers le ciel, invoquait Neptune: O puissant Dieu, s'écriait-il, toi qui tiens l'empire des ondes, daigne écouter un malheureux! si tu me fais revoir l'île de Crète, malgré la fureur des vents, je t'immolerai la première tête qui se présentera à mes yeux.

« Cependant son fils, impatient de revoir son père, se hâtait d'aller au-devant de lui pour l'embrasser: malheureux qui ne savait pas que c'était courir à sa perte! Le père, échappé à la tempête, arrivait dans le port désiré : il remerciait Neptune d'avoir écouté ses vœux; mais bientôt il sentit combien ses vœux lui devaient être funestes. Un pressentiment de son malheur lui donnait un cuisant repentir de son vœu indiscret; il craignait d'arriver parmi les siens, et il appréhendait de revoir ce qu'il avait de plus cher au monde. Mais la cruelle Némésis, déesse impitoyable qui veille pour punir les hommes et surtout les rois orgueilleux, poussait d'une main fatale et invisible Idoménée. Il arrive : à peine ose-t-il lever les yeux. Il voit son fils: il recule, saisi d'horreur. Ses yeux cherchent, mais en vain, quelque autre tête moins chère, qui puisse lui servir de victime.

« Cependant le fils se jette à son cou, et est tout étonné que son père réponde si mal à sa tendresse; il le voit fondant en larmes. O mon père, dit-il, d'où vient cette tristesse ? Après une si longue absence, êtes-vous fâché de vous revoir

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