Imágenes de página
PDF
ePub

vents impétueux les poussaient vers l'Afrique', nous fimes les derniers efforts pour aborder à force de rames sur la côte voisine de Sicile,

« Nous y arrivâmes en effet. Mais ce que nous cherchions n'était guère moins funeste que la flotte qui nous faisait fuir : nous trouvâmes sur cette côte de Sicile d'autres Troyens ennemis des Grecs. C'était là que régnait le vieux Aceste sorti de Troie. A peine fûmes-nous arrivés sur ce rivage que les habitants crurent que nous étions, ou d'autres peuples de l'ile armés pour les surprendre, ou des étrangers qui venaient s'emparer de leurs terres. Ils brûlent notre vaisseau dans le premier emportement; ils égorgent tous nos compagnons; ils ne réservent que Mentor et moi pour nous présenter à Aceste, afin qu'il pût savoir de nous quels étaient nos desseins, et d'où nous venions. Nous entrons dans la ville les mains liées derrière le dos'; et notre mort n'était retardée que pour nous faire servir de spectacle à un peuple cruel, quand on saurait que nous étions Grecs.

« On nous présenta d'abord à Aceste, qui, tenant son sceptre d'or en main, jugeait les peuples et se préparait à un grand sacrifice. Il nous demanda, d'un ton sévère, quel était notre pays et le sujet de notre voyage. Mentor se hâta de répondre, et lui dit : Nous venons des côtes de la grande Hespérie, et notre patrie n'est pas loin de là. Ainsi il évita de dire que nous étions Grecs. Mais Aceste, sans l'écouter davantage, et nous prenant pour des étrangers qui cachaient leur dessein, ordonna qu'on nous envoyât dans une forêt voisine, où nous servirions en esclaves sous ceux qui gouvernaient ses troupeaux.

1.

Defessi Eneadæ, quæ proxima littora, cursu
Contendunt petere, et Libyæ vertuntur ad oras.

VIRG. Æn. I, 157.

Ecce manus juvenem interea post terga revinctum
Pastores magno ad regem clamore trahebant
Dardanidæ.

VIRG Æn. II, 57

3. Il désigne l'Italie, et plus particulièrement la Grande Grèce.

« Cette condition me parut plus dure que la mort. Je m'écriai: 0 roi! faites-nous mourir plutôt que de nous traiter si indignement. Sachez que je suis Télémaque, fils du sage Ulysse, roi des Ithaciens; je cherche mon père dans toutes les mers. Si je ne puis le trouver, ni retourner dans ma patrie, ni éviter la servitude, ôtez-moi la vie, que je ne saurais supporter.

« A peine eus-je prononcé ces mots, que tout le peuple, ému, s'écria qu'il fallait faire périr le fils de ce cruel Ulysse, dont les artifices avaient renversé la ville de Troie. O fils d'Ulysse, me dit Aceste, je ne puis refuser votre sang aux mânes de tant de Troyens que votre père a précipités sur les rivages du noir Cocyte : vous et celui qui vous mène, vous périrez. En même temps un vieillard de la troupe proposa au roi de nous immoler sur le tombeau d'Anchise. Leur sang, disait-il, sera agréable à l'ombre de ce héros: Énée même, quand il saura un tel sacrifice, sera touché de voir combien vous aimez ce qu'il avait de plus cher au monde.

« Tout le monde applaudit à cette proposition, et on ne songea plus qu'à nous immoler. Déjà on nous menait sur le tombeau d'Anchise. On y avait dressé deux autels, où le feu sacré était allumé; le glaive qui devait nous percer était devant nos yeux; on nous avait couronnés de fleurs, et nulle compassion ne pouvait garantir notre vie. C'était fait de nous, quand Mentor demanda tranquillement à parler au roi, et lui dit :

« 0 Aceste, si le malheur du jeune Télémaque, qui n'a jamais porté les armes contre les Troyens, ne peut vous toucher, du moins que votre propre intérêt vous touche. La science que j'ai acquise des présages et de la volonté des dieux, me fait connaître qu'avant que trois jours soient écoulés vous serez attaqué par des peuples barbares, qui viennent comme un torrent du haut des montagnes pour inonder votre ville et pour ravager tout votre pays. Hâtezvous de les prévenir, mettez vos peuples sous les armes; et ne perdez pas un moment pour retirer au dedans de vos

murailles les riches troupeaux que vous avez dans la campagne. Si ma prédiction est fausse, vous serez libre de nous immoler dans trois jours; si au contraire elle est véritable, souvenez-vous qu'on ne doit pas ôter la vie à ceux de qui on la tient.

<< Aceste fut étonné de ces paroles, que Mentor lui disait avec une assurance qu'il n'avait jamais trouvée en aucun homme. Je vois bien, répondit-il, ô étranger, que les dieux, qui vous ont si mal partagé pour tous les dons de la fortune, vous ont accordé une sagesse qui est plus estimable que toutes les prospérités. En même temps il retarda le sacrifice, et donna avec diligence les ordres nécessaires pour prévenir l'attaque dont Mentor l'avait menacé. On ne voyait de tous côtés que des femmes tremblantes, des vicillards courbés, de petits enfants les larmes aux yeux, qui se retiraient dans la ville. Les bœufs mugissants et les brebis bèlantes venaient en foule, quittant les gras pâturages, et ne pouvant trouver assez d'étables pour être mis à couvert. C'étaient de toutes parts des cris confus de gens qui se poussaient les uns les autres, qui ne pouvaient s'entendre, qui prenaient dans ce trouble un inconnu pour leur ami, et qui couraient, sans savoir où tendaient leurs pas. Mais les principaux de la ville, se croyant plus sages que les autres, s'imaginaient que Mentor était un imposteur qui avait fait une fausse prédiction pour sauver sa vie.

« Avant la fin du troisième jour, pendant qu'ils étaient pleins de ces pensées, on vit sur le penchant des montagnes. voisines un tourbillon de poussière; puis on aperçut une troupe innombrable de barbares armés; c'étaient les Himériens, peuples féroces, avec les nations qui habitent sur les monts Nébrodes, et sur le sommet d'Acragas', où règne un hiver que les zéphyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avaient méprisé la prédiction de Mentor perdirent leurs esclaves et leurs troupeaux. Le roi dit à Mentor: J'oublie que vous

1. Le mont Acragas était au voisinage de la ville du même nom, l'Agrigentum des Romains, aujourd'hui Girgente.

êtes des Grecs, nos ennemis deviennent nos amis fidèles. Les dieux vous ont envoyés pour nous sauver; je n'attends pas moins de votre valeur que de la sagesse de vos conseils, hâtez-vous de nous secourir.

<< Mentor montre dans ses yeux une audace qui étonne les plus fiers combattants. Il prend un bouclier, un casque, une épée, une lance; il range les soldats d'Aceste; il marche à leur tête, et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Aceste, quoique plein de courage, ne peut, dans sa vieillesse, le suivre que de loin. Je le suis de plus près; mais je ne puis égaler sa valeur. Sa cuirasse ressemblait, dans le combat, à l'immortelle égide. La mort courait de rang en rang partout sous ses coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de faibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le sang'; et les bergers, loin de secourir le troupeau, fuient, tremblants, pour se dérober à sa fureur.

« Ces barbares, qui espéraient de surprendre la ville, furent eux-mêmes surpris et déconcertés. Les sujets d'Aceste, animés par l'exemple et par les ordres de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne se croyaient point capables. De ma lance je renversai le fils du roi de ce peuple ennemi. Il était de mon âge, mais il était plus grand que moi; car ce peuple venait d'une race de géants qui étaient de la même origine que les Cyclopes. Il méprisait un ennemi aussi faible que moi. Mais, sans m'étonner de sa force prodigieuse, ni de son air sauvage et brutal, je poussai ma lance contre sa poitrine, et je lui fis vomir, en expirant, des torrents de sang noir. II pensa m'écraser dans sa chute; le bruit de ses armes retentit jusques aux montagnes. Je pris ses dépouilles, et je revins trouver Aceste. Mentor, ayant achevé de mettre les ennemis

1.

Impastus cen plena leo per ovilia turbans
(Suadet enim vesana fames) manditque trahitque
Molle pecus, mutumque metu; fremit ore cruento.

VIRG. Æn. IX,

339.

2. Selon l'usage des héros d'Homère, qui ne manquent jamais de dépouiller leur ennemi

mori.

en désordre, les tailla en pièces, et poussa les fuyards jusque dans les forêts.

« Un succès si inespéré fit regarder Mentor comme un homme chéri et inspiré des dieux. Aceste, touché de rcconnaissance, nous avertit qu'il craignait tout pour nous, si les vaisseaux d'Énée revenaient en Sicile. Il nous en donna. un pour retourner sans retardement en notre pays, nous combla de présents, et nous pressa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyait. Mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de sa nation, de peur qu'ils ne fussent trop exposés sur les côtes de la Grèce; il nous donna des marchands phéniciens', qui, étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avaient rien à craindre, et qui devaient ramener le vaisseau à Aceste quand ils nous auraient laissés à Ithaque. Mais les dieux, qui se jouent des desseins des hommes, nous réservaient à d'autres dangers.

1. Les Phéniciens, dont Sidon et Tyr sur les côtes de la Syrie étaient les principales villes, faisaient, dans la haute antiquité, un commerce immense, et leur navigation s'étendait sur toutes les mers.

« AnteriorContinuar »