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tiens les plus vertueux et les plus fidèles au Roi étant les plus foibles, et voyant le Roi mort, furent contraints de céder aux autres: on établit un autre roi nommé Termutis. Les Phéniciens, avec les troupes de l'île de Chypre, se retirèrent après avoir fait alliance avec le nouveau roi. Celui-ci 2 rendit tous les prisonniers phéniciens; je fus compté comme étant de ce nombre. On me fit sortir de la tour; je m'embarquai avec les autres ; et l'espérance commença à reluire au fond de mon cœur. Un vent favorable remplissoit déjà nos voiles, les rameurs fendoient les ondes écumantes, la vaste mer étoit couverte de navires; les mariniers poussoient des cris de joie; les rivages d'Egypte s'enfuyoient loin de nous; les collines et les montagnes s'aplanissoient peu à peu à peu. Nous commencions à ne voir plus que le ciel et l'eau, pendant que le soleil, qui se levoit, sembloit faire sortir du sein de la mer ses feux étincelans: ses rayons doroient le sommet des montagnes que nous découvrions encore un peu sur l'horizon; et tout le ciel, peint 3 d'un sombre azur, nous promettoit une heureuse navigation.

Quoiqu'on m'eût renvoyé comme étant phénicien, aucun des Phéniciens avec qui j'étois ne me connoissoit. Narbal, qui commandoit dans le vaisseau où l'on me mit, me demanda mon nom et ma patrie. De quelle ville de Phénicie êtes-vous? me ditil. Je ne suis point phénicien 4, lui dis-je; mais les Egyptiens m'avoient pris sur la mer dans un vaisseau de Phénicie : j'ai demeuré captif5 en Egypte comme

VAR. -Termutis m. ▲. B. aj. C.-2 Il rendit. A. B.—3 peint m. A. aj. B.-4 Je ne suis point de Phénicie.A.B. D.-5 long-temps captif.A. B.

un Phénicien; c'est sous ce nom que j'ai long-temps souffert; c'est sous ce nom qu'on m'a délivré. De quel pays êtes-vous donc? reprit Narbal. Alors je lui parlai ainsi : Je suis Télémaque, fils d'Ulysse, roi d'Ithaque en Grèce. Mon père s'est rendu fameux entre tous les rois qui ont assiégé la ville de Troie : mais les dieux ne lui ont pas accordé de revoir sa patrie. Je l'ai cherché en plusieurs pays; la fortune me persécute comme lui : vous voyez un malheureux qui ne soupire qu'après le bonheur de retourner parmi les siens, et de trouver son père.

Narbal me regardoit avec étonnement, et il crut apercevoir en moi je ne sais quoi d'heureux qui vient des dons du ciel, et qui n'est point dans le commun 2 des hommes. Il étoit naturellement sincère et généreux; il fut touché de mon malheur, et me parla avec une confiance que les dieux lui inspirèrent pour me sauver d'un grand péril.

Télémaque, je ne doute point, me 3 dit-il, de ce que vous me dites, et je ne saurois en douter; la douleur et la vertu peintes sur votre visage ne me permettent pas de me défier de vous: je sens même que les dieux, que j'ai toujours servis, vous aiment, et qu'ils veulent que je vous aime aussi comme si vous étiez mon fils. Je vous donnerai un conseil salutaire; et pour récompense je ne vous demande que le secret. Ne craignez point, lui dis-je, que j'aie aucune peine à me taire sur les choses que vous voudrez me confier : quoique je sois si jeune, j'ai déjà vieilli dans l'habitude de ne dire jamais mon secret,

VAR. -1 es-tu donc ? reprit Narbal. Je lui parlai ainsi. A.

a le

3

reste. A.

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me m. A. aj. B.

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et encore plus de ne trahir jamais, sous aucun prétexte, le secret d'autrui. Comment avez-vous pu, me dit-il, vous accoutumer au secret dans une si grande jeunesse ? Je serai ravi d'apprendre par quel moyen vous avez acquis cette qualité, qui est le fondement de la plus sage conduite, et sans laquelle tous les talens sont inutiles.

Quand Ulysse, lui dis-je, partit pour aller au siége de Troie, il me prit sur ses genoux et entre ses bras; (c'est ainsi qu'on me l'a raconté :) après m'avoir baisé tendrement, il me dit ces paroles, quoique je ne pusse les entendre: O mon fils! que les dieux me préservent de te revoir jamais; que plutôt le ciseau de la Parque tranche le fil de tes jours lorsqu'il est à peine formé, de même que le moissonneur tranche de sa faux une tendre fleur qui commence à éclore; que mes ennemis te puissent écraser aux yeux de ta mère et aux miens, si tu dois un jour te corrompre et abandonner la vertu! O mes amis! continua-t-il, je vous laisse ce fils qui m'est si cher; ayez soin de son enfance si vous 'm'aimez, éloignez de lui la pernicieuse flatterie; enseignez-lui à se vaincre ; qu'il soit comme un jeune arbrisseau encore tendre, qu'on plie pour le redresser. Surtout n'oubliez rien pour le rendre juste, bienfaisant, sincère, et fidèle à garder un secret. Quiconque est capable de mentir est indigne d'être compté au nombre des hommes; et quiconque ne sait pas se taire est indigne de gou

verner.

Je vous rapporte ces paroles, parce qu'on a eu soin de me les répéter souvent, et qu'elles ont pénétré jusqu'au fond de mon cœur : je me les redis sou

vent à moi-même. Les amis de mon père eurent soin de m'exercer de bonne heure au secret: j'étois encore dans la plus tendre enfance, et ils me confioient déjà toutes les peines qu'ils ressentoient, voyant ma mère exposée à un grand nombre de téméraires qui vouloient l'épouser. Ainsi on me traitoit dès lors comme un homme raisonnable et sûr : on m'entretenoit secrètement des plus grandes affaires ; on m'instruisoit de tout ce qu'on avoit résolu pour écarter ces prétendans. J'étois ravi qu'on eût en moi cette confiance: I par là je me croyois déjà un homme fait. Jamais je n'en ai abusé; jamais il ne m'a échappé une seule parole qui pût découvrir le moindre secret. Souvent les prétendans tâchoient de me faire parler, espérant qu'un enfant, qui pourroit avoir vu ou entendu quelque chose d'important, ne sauroit pas se retenir; mais je savois bien leur répondre sans mentir, et sans leur apprendre ce que je ne devois pas dire.

Alors Narbal me dit : Vous voyez, Télémaque, la puissance des Phéniciens; ils sont redoutables à toutes les nations voisines, par leurs innombrables vaisseaux : le commerce, qu'ils font jusques aux colonnes d'Hercule, leur donne des richesses qui surpassent celles des peuples les plus florissans. Le grand roi Sésostris, qui n'auroit jamais pu les vaincre par mer, eut bien de la peine à les vaincre par terre, avec ses armées qui avoient conquis tout l'Orient; il nous imposa un tribut que nous n'avons pas longtemps payé : les Phéniciens se trouvoient trop riches et trop puissans pour porter patiemment le joug de VAR. par là....... homme fait. m. ▲. aj. B.

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la

la servitude; nous reprîmes notre liberté. La mort ne laissa pas à Sésostris le temps de finir la guerre contre nous. Il est vrai que nous avions tout à craindre de sa sagesse encore plus que de sa puissance : mais, sa puissance passant dans les mains de son fils, dépourvu de toute sagesse, nous conclûmes que nous n'avions plus rien à craindre. En effet, les Égyptiens, bien loin de rentrer les armes à la main dans notre pays pour nous subjuguer encore une fois, ont été contraints de nous appeler à leur secours pour les délivrer de ce roi impie et furieux. Nous avons été leurs libérateurs. Quelle gloire ajoutée à la liberté et à l'opulence des Phéniciens!

Mais pendant que nous délivrons les autres, nous sommes esclaves nous-mêmes. O Télémaque! craignez de tomber dans les mains de Pygmalion, notre roi il les a trempées, ces mains cruelles 2, dans

le

sang de Sichée, mari de Didon sa sœur. Didon, pleine du désir 3 de la vengeance, s'est sauvée 4 de Tyr avec plusieurs vaisseaux. La plupart de ceux qui aiment la vertu et la liberté l'ont suivie : elle a fondé sur la côte d'Afrique une superbe ville qu'on nomme Carthage. Pygmalion, tourmenté par une soif insatiable des richesses, se rend de plus en plus misérable, et odieux à ses sujets. C'est un crime à Tyr que d'avoir de grands biens; l'avarice le rend défiant, soupçonneux, cruel; il persécute les riches, et il craint les pauvres. C'est un crime encore plus grand à Tyr d'avoir de la vertu; car Pygmalion suppose que les bons ne peuvent souffrir ses injustices et ses

VAR. 1 les cruelles mains. A. B. ces mains, dans le sang. A, 3 pleine d'horreur et de vengeance. A. B. 4 s'est enfuie. A.

FÉNELON. XX.

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