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CHAPITRE III.

LA LIBERTÉ DE L'ATELIER.

1. Le travail sous l'ancien régime. 2. Emancipation du travail par Turgot et l'Assemblée constituante. 3. Entraves à la liberté du travail encore subsistantes dans les lois. - 4. Entraves à la liberté du travail réclamées par les sectaires.

1. Le travail sous l'ancien régime.

Voici une très-bonne définition de la propriété : « La propriété est le droit de travailler, de capitaliser, de donner, d'échanger1. » De travailler, retenons le mot. Le droit de travailler est en effet une propriété et le principe de toute propriété. Il repose lui-même sur la liberté individuelle; il est doublement sacré, dans son principe et dans sa conséquence. La liberté consiste dans la possession de soi-même, dans le droit de développer à son gré sa propre activité, et de jouir sans restriction ni réserve du fruit de son travail. L'homme libre tra

1. Manuel d'économie politique, par M. H. Baudrillart, Ire partie, chap. VII.

vaille, puis il possède. La liberté personnelle, la liberté du travail, la liberté de la propriété ne sont en réalité que les trois formes différentes d'un droit unique. Nul ne doit se flatter de connaître la liberté, s'il ne comprend l'indissolubilité de cette union. Toute restriction à la propriété est une entrave pour le travail, un attentat à la liberté, et réciproquement, tout attentat contre la liberté ou le travail mine la propriété dans son essence et dans son développement.

L'histoire des doctrines communistes en est la preuve. Toute doctrine communiste, quelle qu'en soit la source, a un triple but restreindre ou détruire la propriété, organiser le travail, c'est-à-dire l'asservir, et gouverner les volontés.

:

Sous l'ancien régime, nous étions des sujets sujets des rois et des seigneurs; nos propriétés, gênées par les mouvances, les substitutions, les majorats, le retrait lignager, les confiscations, la perpétuité des revendications royales, les rentes foncières, les servitudes personnelles et réelles, les droits de chasse et de banalité, n'étaient guère plus libres que nos personnes; le travail était un droit régalien : on nous vendait le droit de travailler (jurandes); on nous forçait à travailler pour autrui (corvées) voilà le privilége. Aujourd'hui nous nous appartenons; donc nous travaillons pour nous-mêmes, en vertu d'un droit naturel, et nous disposons librement du produit de notre travail: voilà la conquête de 1789. Ainsi le privilége a deux signes : les jurandes et la corvée; et la liberté en a deux aussi choisir librement sa profession (affranchissement du travail); ne travailler que pour soi (affranchissement de la propriété).

Il importe assez peu de savoir que les corporations d'arts et métiers, abolies en 1791, et dont on attribue ordinairement la fondation à saint Louis, remontent beaucoup plus haut, et qu'on leur trouve des analogues

jusque dans la société romaine. Le premier document d'une véritable importance pour l'histoire de l'industrie française, est le Livre des métiers d'Étienne Boyleau, prévôt de Paris, publié en 1264. La première partie de ce livre contient les statuts d'un très-grand nombre de corporations, recueillis ou remaniés par Boyleau lui-même, qui, loin de relâcher la sévérité des anciens règlements, songea plutôt à les compléter. On croyait généralement alors que l'intérêt de la fabrication et l'intérêt particulier des ouvriers exigeaient cette réglementation minutieuse. Ce fut là l'excuse des bons rois. Les autres ne cédaient, en se mêlant des métiers, qu'à des préoccupations fiscales.

En effet, aussitôt qu'une corporation était constituée, il suffisait d'élever le prix d'acquisition des nouvelles maîtrises, et de confier aux anciens titulaires le droit exclusif de les conférer, pour transformer ces associations ou communautés en véritables monopoles. L'Etat intervenait de son côté pour vendre sa protection à ces compagnies privilégiées, et non seulement pendant le moyen âge, mais jusqu'à la Révolution, il ne cessa de leur imposer de nouvelles taxes sous différents noms, tantôt en augmentant le prix des brevets, tantôt en concédant aux corporations de nouveaux priviléges qu'elles achetaient fort cher, ou en créant pour le contrôle et la surveillance un nombre presque infini d'offices. De là l'édit de Henri III', qui, pour généraliser ces moyens de fisc, étendit à tout le royaume l'institution des communautés. Henri IV fit un pas de plus, en englobant l'industrie de vente sous le même régime que l'industrie de fabrication 2; et l'édit de Colbert ne fit que régulariser l'exécution des édits précédents, et ajouter de nouvelles communautés aux corporations déjà existantes.

1. Décembre 1581. 2. Avril 1597.

3. Mars 1673.

L'institution des corporations était fondée sur cel étrange principe, que le travail est un droit régalien et domanial. Henri III le déclarait ouvertement dans son édit de 1581, et Turgot rappelle cette doctrine, pour la repousser avec énergie, dans le préambule de son édit de 17761. En conséquence de cette prétention, le roi vendait à ses sujets, sous certaines conditions fort dures, le droit de travailler pour ne pas mourir de faim. C'est une preuve entre beaucoup d'autres, que la civilisation ne consiste pas à passer des idées simples aux idées complexes. Puisque la nature nous a donné des besoins et les moyens d'y satisfaire par notre travail, il est aussi clair que la lumière du jour, que personne ne peut sans folie et sans impiété nous contester le droit de vivre en travaillant. On nous l'a pourtant contesté pendant des siècles; on nous a vendu le droit de travailler, ce qui est précisément la même chose que si on nous avait vendu le droit de vivre; et il a fallu tous les progrès de la raison pour qu'on s'aperçût enfin que cela. n'avait pas le

sens commun.

Le droit de travailler étant la source du droit de propriété et se confondant même avec lui, on peut se demander pourquoi les rois traitaient différemment le travail et la propriété, car il semble que, puisqu'ils donnaient un brevet pour être ouvriers, ils auraient dû en donner

1. « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits; nous devons surtout notre protection à cette classe d'hommes qui, n'ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d'autant plus le besoin et le droit d'em ployer dans toute leur étendue les seules ressources qu'ils aient pour subsister. Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu'ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes à la vérité, mais que ni le temps, ni l'opinion, ni les actes même émanés de l'autorité qui semblent les avoir consacrées, n'ont pu légitimer.... L'illusion a été portée chez quelques personnes jusqu'au point d'avancer que le droit de travailler était un droit royal que le prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter. »

aussi pour être propriétaires, et qu'à ce compte, les sujets ne devaient avoir rien à eux, si ce n'est par concession de l'autorité royale. Je crois fermement, quant à moi, que tous les partisans du pouvoir absolu ont dû admettre cette théorie sur la nature de la propriété privée; je la trouve très-explicitement dans Hobbes, qui est le plus sincère des théoriciens de l'absolutisme1; je la trouve dans la bouche de Louis XIV lorsqu'il se console de ses exactions en disant, qu'après tout, il ne fait que reprendre à ses sujets des biens qui naturellement et primitivement sont à lui2; j'en trouve de nombreuses traces dans les attributions de bénéfices, de fiefs, d'apanages, dans le droit de confiscation et d'imposition arbitraire; et j'avoue que je considère tout cela comme parfaitement logique, étant donné le principe de l'absolutisme. Il est absurde que le roi ait sur moi un pouvoir arbitraire; mais une fois qu'on a subi cette absurdité, il n'y a pas de raison au monde qui puisse expliquer pourquoi celui qui peut me tuer, ne peut pas confisquer mon champ. Le pouvoir absolu n'est pas absolu, si la propriété a un droit absolu contre lui. Le roi

1. « D'autant que, comme il a été prouvé ci-dessus, avant l'établissement de la société civile, toutes choses appartiennent à tous, et que personne ne peut dire qu'une chose est sienne si affirmativement, qu'un autre ne se la puisse attribuer avec le même droit (car là où tout est commun, il n'y a rien de propre), il s'ensuit que la propriété des choses a commencé lorsque les sociétés civiles ont été établies; et que ce qu'on nomme propre est ce que chaque particulier peut retenir à soi sans contrevenir aux lois et avec la permission de l'Etat, c'est-à-dire de celui à qui on a commis la puissance souveraine.» (Hobbes, Fondements de la politique; section 2, l'Empire, chap. vi, § 15.)

2. On lit aussi dans les Mémoires de Louis XIV, ces paroles adressées à son fils: « Vous devez être persuadé que les rois ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'église que par les séculiers, pour en user en tout temps comme de sages économes, c'est-à-dire suivant le besoin général de leur État. »

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