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mutuels s'étendent et se multiplient tout le reste est languissant. Quelques hommes zélés font obscurément un peu de bien, et c'est à peine si leurs concitoyens leur en tiennent compte. Les divers cours publics qui se font à Paris, en dehors des établissements de l'Etat, n'ont pas réussi à attirer la foule. C'est un vrai malheur pour la liberté. Les professeurs de l'État ne seront jamais absolument indépendants: il est regrettable qu'il ne se fonde pas, à côté de leurs chaires, des institutions libres, comme en Allemagne, en Belgique, en Angleterre1. La bienfaisance si active en France, si généreuse, manque presque partout d'organisation. Elle s'épuise et elle produit peu, faute de méthode. Il y a beaucoup à faire de ce côté-là pour tout le monde, et surtout pour les jeunes gens et pour les femmes. Les femmes sont comme la société française elles sont trop gouvernées. Il en résulte qu'elles ne savent plus agir, et qu'elles n'en ont plus le goût. Assurément je ne désire pas qu'elles fassent des assemblées pour discuter je ne sais quelles puérilités sociales et philosophiques, ou qu'elles se donnent en spectacle comme les blooméristes je ne suis pas assez platonicien pour cela. Mais quand on a tous les jours sous les yeux le touchant et sublime spectacle des sœurs de la charité, et de ces nouvelles venues qu'on appelle les petites sœurs des pauvres et qui seraient dignes d'être aussi les enfants dé saint Vincent de Paul; quand on voit, dans le monde, tant de nobles femmes sans cesse occupées à soulager des misères, à relever des courages de leur bourse, de leurs soins et de leur cœur, peut-on ne pas souhaiter que les femmes s'emparent avec plus de résolution du gouvernement de la charité privée, et qu'elles centuplent le bien qu'elles font et le régularisent par l'association? Si ce vœu, que j'exprime ici en passant, mais du fond de

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1. Voy. ci-après, dans la quatrième partie, le chapitre II intitulé La liberté de penser.

mon cœur, pouvait éveiller quelqu'une de ces vocations qui s'ignorent, je regarderais un tel résultat comme une marque de la bénédiction de Dieu sur ce livre.

Mais pour que les associations se multiplient, s'étendent et prospèrent, il ne faut pas que le gouvernement mette la main sur elles. Il a le droit de les surveiller, il a le devoir de les encourager, de les aider, au besoin de les éclairer qu'il se garde bien d'aller au delà, et de les transformer en rouages administratifs. Si on venait à faire des associations une annexe de l'administration, on leur ôterait du même coup ce qui fait leur attrait et ce qui fait leur force mieux vaudrait une nouvelle branche d'administration, cela serait plus franc et plus juste. Je veux bien m'associer librement à des compagnons de mon choix, et pour une œuvre que j'ai à cœur, avec la liberté de modifier mon programme et de me retirer si l'œuvre cesse de me convenir; mais entrer dans une corporation pour y mener la vie passive d'un fonctionnaire, porter mes statuts au visa de l'autorité, faire le bien en vertu d'un diplôme, accepter un supérieur que je n'aurais pas choisi, c'est s'enrôler, cela, ce n'est pas s'associer. Associons-nous, non pour cesser d'être libres, mais pour rendre la liberté inattaquable et féconde. L'associa tion forcée et réglementée est un abandon de la liberté individuelle; l'association volontaire est une extension de la liberté individuelle.

Nous donnerions beau jeu aux communistes, si nous restions dans notre isolement; notre faiblesse les rendrait irréfutables; ils montreraient trop aisément que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien, que liberté et stérilité ne font qu'un. Nous avons beau avoir des bras et de l'intelligence, qu'est-ce qu'un homme fera de ses bras, s'il est seul? Qu'il entreprenne seulement de bâtir sa maison, il mourra avant de l'avoir finie. Et que ferat-il de sa fortune, même s'il est millionnaire? Sait-on ce qu'il faut enfouir de millions dans un tunnel ou dans un

viaduc? C'est encore pis pour l'intelligence. Nous admirons Descartes, Newton, Leibnitz. Mais ôtons de leurs livres tout ce que l'éducation et l'étude leur avaient donné, que restera-t-il? Ces grands hommes ne sont que des pygmées, qui dominent la foule parce que la foule les porte sur ses épaules. Nous commençons une œuvre, et la mort nous prend : elle nous arrête juste au moment où nous allions entrevoir ce qu'il y avait à faire. Notre labeur serait perdu, s'il n'y avait à côté de nous un autre homme pour prendre la charrue de nos mains défaillantes et continuer le sillon commencé. Nous ne pourrions pas même faire le bien, sans l'association; la misère lasserait notre dévouement, elle renaîtrait derrière nous à mesure que nous l'aurions secourue, et nous enfermerait comme dans un cercle magique. Sans l'association, nous ne serions rien contre l'État. Il pourrait impunément devenir violent et injuste; la liberté n'aurait pas de sanction. Nous aurions tout sacrifié au désir d'être libres, et nous ne serions devenus qu'impuissants. Nous ne pourrions ni user de la liberté ni la défendre.

Pour qu'un homme comprenne et aime la liberté, il faut qu'il se sente fort. L'égalité en nous séparant nous affaiblit, et donne occasion de naître au despotisme. Le remède est dans la Commune et dans l'association volontaire, qui remplacent les grandes situations individuelles par les grandes situations collectives.

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Certes le communisme se trompe étrangement quand il identifie sa doctrine avec celle de l'association, et la nôtre avec celle de l'isolement. Il ne faut pas dire ici l'association, là l'isolement; mais bien ici l'association, forcée, là l'association volontaire. Voilà la vérité, voilà la juste part de chaque doctrine. Dans le système de l'association volontaire, nous avons à la fois les bénéfices de l'association et ceux de la liberté. Nous acquiérons la grandeur intellectuelle et physique sans rien perdre de la grandeur morale. Notre association est une associa

tion de frères, et celle des communistes n'est qu'un accouplement de forçats.

Quand la liberté a commencé à couvrir le monde, ceux qui regrettaient le passé ont prononcé contre elle un anathème terrible: ils l'ont appelée l'égoïsme. La Révolution pourrait répondre qu'en écrivant sur son drapeau liberté, fraternité, elle avait mis le remède à côté du mal. Mais, quand on regarde les faits et non la doctrine, il est incontestable que c'est la liberté qui préoccupait l'Assemblée de 1789, et que la fraternité n'était pour elle qu'une aspiration et une théorie. A une société fondée sur le catholicisme, qui prêche le renoncement, on substituait une société fondée sur la raison, qui proclame la liberté et l'égalité, c'est-à-dire le droit individuel. Le roi de l'ancienne société était à la fois le représentant de Dieu, qui le sacrait, le père de la famille et le symbole de l'honneur national; tout sujet lui devait obéissance, amour, dévouement; le nouveau roi n'était, sous un vieux nom, qu'un délégué de tous les intérêts, auquel on ne devait obéissance que dans la mesure de la délégation qu'on lui avait faite et du profit qui en résultait pour tous et pour chacun. Autrefois tous les membres d'une même patrie étaient répartis dans des classes diverses,, qui, depuis le monarque jusqu'au dernier sujet, exerçaient ou subissaient l'autorité suivant des règles séculaires, avec la condition pour le supérieur de protéger son subordonné, et pour le sujet de servir son seigneur, pour les uns comme pour les autres, de s'aimer et de ne faire qu'une famille. La famille elle-même était organisée comme l'État, sur le principe de l'autorité paternelle, de l'obéissance filiale et d'un dévouement réciproque. Le droit, dès son premier jour, brisait les classes, puisque sa formule est égalité. Il supprimait le dévouement, ou en faisait une vertu surérogatoire. Il pénétrait dans la famille, et traçait la limite des obligations réciproques du père et du fils. L'un et l'autre avaient désormais des

intérêts distincts, et qui pouvaient être en guerre. Un jour devait fatalement venir où la doctrine du droit, poussée à son extrême conséquence, s'exprimerait dans cette barbare formule, chacun pour soi, chacun chez soi. Voilà par quel côté les ennemis de la Révolution sont forts. Ce n'est pas être juste envers les de Maistre et les Bonald, qui sont de grands esprits et de nobles cœurs, que de les soupçonner d'aimer le privilége pour lui-même; ce qu'ils aiment dans la société privilégiée, c'est l'amour. Nous n'avons que trop de quoi leur répondre. Leur société non plus ne doit pas être jugée par la théorie; il faut la prendre au fait, à la réalité. Il faut voir si l'amour était autre chose qu'une déclamation. On apprenait aux jeunes nobles à aimer leurs vassaux; on prêchait la bienfaisance aux seigneurs dans leurs chapelles. Soit! toute organisation a sa rhétorique. Le poids du servage en était-il moins dur? Le partage de l'impôt en était-il moins inique? Le talent mal né en était-il moins honni? Le trésor public en était-il moins prodigué aux courtisans? La théorie elle-même, quoique au premier abord séduisante, qu'est-elle autre chose qu'un sophisme? Le droit est le droit; coûte que coûte, il faut le subir. Il n'est au pouvoir ni d'un homme, ni de tous les hommes d'abandonner le droit pour un autre principe, puisque le droit est l'éternel maître qui gouverne les forces intelligentes, comme le principe de la gravitation règle les mouvements de la matière. L'amour est brillant; c'est la poésie. Le droit est solide, c'est la science. A chacun sa place fondons la société sur le droit, parce qu'il le faut; et de toutes nos forces et de tout notre cœur, propageons à côté de lui l'amour. Ne mettons que le droit dans la loi, parce que toute loi qui n'est pas l'expression du droit, est factice, éphémère, sans solidité, sans raison d'être. Mais, à côté de la loi, créons des institutions qui fassent naître la fraternité, qui la favorisent, qui ramènent l'amour dans les cœurs et dans la société. Faisons

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