Images de page
PDF
ePub

lutte possible que sur les barricades. Je ne parle pas des révolutionnaires communistes qui, comprenant qu'une administration oppressive est sur un point capital la réalisation de leur doctrine, aiment la centralisation pour elle-même, et ne lui demandent pas autre chose que d'achever de tout envahir.

2. Origine de la centralisation administrative.

On a démontré récemment1 de la façon la plus péremptoire que la centralisation administrative n'est ni l'œuvre de la République ni celle de l'Empire. Je m'étonne que cette démonstration ait été nécessaire. La centralisation administrative existait sous Louis XVI. La Constituante l'a en partie détruite au nom de la liberté; Napoléon l'a rétablie et fortifiée au profit du pouvoir absolu : voilà le vrai. Ce n'est pas l'unité du pouvoir qui est l'œuvre de la Constituante, c'est l'unité du pays. Il n'y a pas un penseur qui puisse croire que l'unité de la France tienne à la destruction de l'initiative et de la liberté des citoyens.

Nous avons vu qu'avant la Révolution, le roi de France était absolu en droit et en fait. L'administration proprement dite avait à sa tête les ministres et le conseil d'État. Les provinces étaient sous la main des intendants et de leurs subdélégués. Les subdélégués dépendaient des intendants, les intendants et les conseillers d'État des ministres, et tous, le principal ministre comme le plus obscur subdélégué, dépendaient du bon plaisir royal. Les échevins des premières villes du royaume tremblaient devant les intendants, dont ils n'étaient guère, malgré un fantôme d'élection, que les commis et les créatures. Il n'y

1. Lisez l'Ancien régime et la Révolution, par M. de Tocqueville. 2. Ci-dessus, chap. 1 et 1 de l'introduction.

avait ni habeas corpus, ni sûreté de la poste 1, ni clôture de la vie privée. Les ministres de la guerre et de la marine étaient les chefs de l'armée de terre et de mer, sans aucune contestation; les plus grands seigneurs, ducs, maréchaux ou généraux d'armée, pliaient sous la volonté du ministre, ou faisaient assaut de crédit; mais de résistance proprement dite, il n'y en avait nulle trace depuis Louis XIV. Le contrôleur général frappait lui-même les impôts et les répartissait entre les provinces. Il les affermait, pour le recouvrement, à des compagnies : mauvaise organisation, mais essentiellement centralisatrice. Il était maître souverain du commerce, qu'il gouvernait à coups d'ordonnances. Les travaux publics étaient dirigés, sous l'autorité des intendants, par le corps royal des ponts et chaussées, qui subsiste encore dans les mêmes conditions après avoir perdu quelques-unes de ses prérogatives. L'administration de la justice n'avait pas cette régularité qu'on admire aujourd'hui ; mais toute justice ressortissait en appel aux parlements, dont le roi était plus maître, en droit sinon en fait, qu'il ne l'a été depuis des cours d'appel, puisqu'il pouvait évoquer les causes à son conseil, créer des tribunaux temporaires, des chambres spéciales, décider souverainement les attributions de juges, juger lui-même en personne, modifier les sentences, les mettre

1. Le directeur général des postes, « qui avait le secret, » était à cause de cela presque inamovible. D'Argenson raconte qu'en juillet 1738, une intrigue fit renvoyer les Pajot « qui avaient seuls le secret de l'Etat et le gardaient bien, étant accoutumés au secret de père en fils.... Le secret se promène maintenant entre MM. Orry, Maurepas, Amelot et Hérault, qui le disent à quantité d'autres, de sorte qu'on n'entend parler à l'Opéra par des jeunes gens que d'affaires qui devraient être gardées dans le plus profond secret. (Mémoires du marquis d'Argenson, t. II, p. 137 sqq.)

2. A l'époque de la déconfiture de Law, il y eut un arrêt du conseil, en date du 26 janvier 1721, pour prescrire « l'examen de tous les effets et papiers d'un chacun. On entre chez un homme, et on met le scellé dans toute sa maison; on lui prend ses bijoux, sa vaisselle d'argent et tout ce qu'il a. » (Journal de Barbier, t. I, p. 84.)

à néant, exiler, suspendre ou emprisonner les magistrats. Qui ne reconnaîtrait à ces signes la plus complète centralisation?

Tout change en 1789. Aussitôt que la Constituante s'est mise en possession de ses droits, elle sape la centralisation de toutes parts. Elle commence par le roi lui-même et lui fait sa place, une place subordonnée dans l'ordre des pouvoirs publics. Au lieu de cette volonté souveraine qui, jusque-là, ne connaissait de limites que dans les mœurs, qui disposait de toutes les faveurs, nommait à toutes les places, dirigeait tous les fonctionnaires, faisait la loi, décrétait l'impôt et distribuait la justice, nous voyons apparaître nettement la séparation des trois pouvoirs, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Le roi ne fera plus la loi; il ne sera plus chargé de punir ceux qui la violent la centralisation est brisée dans sa source et dans sa sanction. Tout au plus le roi intervient-il dans la confection des lois par un veto suspensif. Tandis qu'autrefois le roi faisait la loi, et la faisait enregistrer, c'est-à-dire promulguer par le parlement, c'est lui désormais qui est chargé de promulguer les lois de l'Assemblée législative. On lui accorde même le droit de remontrance: tant les rôles sont intervertis! Quant à l'administration de la justice qui jusque-là émanait du trône, elle émanera désormais du peuple. Tous les juges seront élus à temps; il en sera de même de l'accusateur public. Les juges ne pourront être suspendus, si ce n'est par une accusation admise, ni destitués, si ce n'est par un jugement de forfaiture. En matière criminelle, la mise en accusation sera prononcée par un jury; un autre jury prononcera sur les faits; les juges ne seront chargés que de l'application de la loi. Le roi n'est plus, à proprement parler, que le chef du pouvoir exécutif. Même dans cette sphère restreinte, son autorité est gênée et limitée de toutes parts. Il ne peut déclarer la guerre, sans que l'Assemblée législative intervienne par

une loi. Chef nominal de l'armée, tous les grades inférieurs et une portion notable des grades élevés échappent à sa nomination. Il dirige les administrateurs des départements, mais ils sont élus par le peuple, comme les municipalités. On peut dire, en résumant toute cette organisation, que la commune et le département s'administrent eux-mêmes, avec le concours et sous la direction du roi; et que le peuple nomme des représentants pour faire les lois, et des délégués pour rendre la justice. Ainsi la centralisation est rompue.

Non, ce n'est pas la centralisation que l'Assemblée constituante a fondée, mais elle a fondé l'unité de la France, qu'il ne faut pas confondre avec la centralisation. La royauté absolue tenait dans sa main tous les pouvoirs, mais des pouvoirs divisés entre eux, opposés les uns aux autres, et que la volonté souveraine elle-même ne réussissait pas toujours à concilier. Chaque province avait son langage, ses mœurs, ses prétentions, ses lois, qui variaient souvent de commune à commune, son budget particulier, son système de poids et mesures, ses priviléges, ses corporations. Les autorités d'institution royale luttaient entre elles comme les provinces. Le gouverneur, l'intendant, le parlement, l'évêque, les gouverneurs de places, disputaient sans cesse sur leurs prétentions rivales. A Paris, le parlement, le grand Conseil, la Chambre des comptes, la Cour des aides avaient chacun leur jurisprudence à part, et rien n'était plus fréquent et plus scandaleux que les conflits d'attributions entre ces cours souveraines. Le grand Conseil cassait les arrêts du parlement, qui, de son côté, cassait les arrêts du grand Conseil. Ces édits contradictoires étaient publiés le même jour, promulgués à son de trompe, et placardés dans les rues le public ne savait plus où étaient le droit et la justice. Pareille anarchie dans l'armée, où les gardes du corps, les gendarmes, les chevau-légers, les mousquetaires, les gardes françaises, les Suisses, étaient des

corps privilégiés; où les colonels généraux, le grand maître de l'artillerie, l'amiral, les maréchaux, avaient chacun leur autorité et leur juridiction distincte; où les officiers de tout grade étaient en insurrection permanente contre les inspecteurs établis par Louvois: véritable armée de privilégiés, où l'autorité du roi et de son ministre étaient seules nettement comprises, parce qu'elles étaient sans bornes. Même désordre encore dans les finances, surchargées d'édits contradictoires, inextricables, de marchés onéreux, de vieilles lois tantôt oubliées et subitement remises en vigueur, d'abus criants; livrées, pour le recouvrement, aux grosses fermes, aux fermes locales, aux fermes spéciales; gouvernées par les Chambres des comptes, les Cours des aides, les trésoriers de France, les élections, les greniers à sel. La Constituante, au lieu d'un pouvoir central absolu régnant sur le chaos, créa un pouvoir pondéré, gouvernant, d'après des lois fixes, une société uniforme et régulière. Chaque commune, chaque département élut ses administrateurs, mais aux mêmes époques, d'après les mêmes bases d'élection, pour remplir des fonctions identiques. Il n'y eut plus partout qu'une même loi, une même langue, un même système de poids et de mesures, une analogie, une uniformité parfaites. Les finances résultèrent de l'impôt national uniformément et équitablement réparti, directement perçu par les agents du pouvoir exécutif, et centralisé dans les caisses du Trésor; et de l'impôt local voté, réparti, perçu, employé par les conseils locaux. Une hiérarchie naturelle, méthodique, uniforme, enveloppa toutes les autorités et ne laissa subsister que de très-rares occasions de conflit. La subordination de tous les grades de l'armée fut réglée avec précision; en un mot, la France n'eut plus qu'une loi, une armée, un trésor; elle fut une politiquement, sans cesser de s'appartenir à elle-même, et sans abdiquer la direction des affaires intérieures dans les mains du roi.

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »