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CHAPITRE III

LA LITTÉRATURE AU MILIEU DU SIÈCLE
LE THEATRE ET LE ROMAN

Le réalisme au théâtre et dans le roman. 1. Frédéric Hebbel; ses idées sur le théâtre. Judith; Agnès Bernauer; la trilogie des Nibelungen. 2. Richard Wagner et le drame musical. 3. Freytag; son réalisme. La Technique du drame. Les Valentins; le Comte Waldemar; les Journalistes. Les romans de Freytag; Doit et Avoir; le Manuscrit perdu; les Ancétres. — 4. Paul Heyse. - 5. Otto Ludwig. 6. Auteurs dramatiques: Griepenkerl; Brachvogel; Gottschall; Benedix; Putlitz; Wichert; Féodor Wehl. 7. Le roman historique: Spindler; Willibald Alexis; Henri Koenig; Conrad-Ferdinand Meyer. Le roman archéologique; George Ebers. 8. Le roman exotique Sealsfield; Gerstæcker. 9. Le roman philosophique et social: Spielhagen; les Natures problématiques. —10. Le roman de mœurs et la nouvelle: Hacklænder; Adalbert Stifter; Théodore Storm; Théodore Fontane. 11. Le roman villageois : Jérémie Gotthelf; Auerbach; Gottfried Keller. 12. Les femmes auteurs;

la comtesse Ida Hahn-Hahn; Fanny Lewald.

La littérature allemande au milieu du siècle, si on la considère dans son ensemble, s'achemine visiblement vers le réalisme. Elle se défie du rêve et de l'abstraction, pour se rapprocher de la vie. L'observation prend la place de l'imagination et du raisonnement. Cette transformation, qui a nui à la poésie lyrique, a profité au drame et au roman.

La poésie dramatique est, de toutes les parties de la littérature allemande, celle qui a le développement le moins régulier. En France, la comédie et la tragédie se transmettent de main en main sans altération profonde; l'une et l'autre sont assez fortement constituées pour que nulle influence étrangère ne les fasse dévier de leur marche. L'œuvre de Molière passe à Mari

vaux, à Beaumarchais, à Émile Augier; celle de Corneille, à Racine, à Voltaire, à Victor Hugo. Le fond se renouvelle, la forme demeure: Victor Hugo a gardé des points de contact avec Corneille, et Augier est encore un fils de Molière. En Allemagne, la filiation est beaucoup moins nette. L'historien peut l'établir théoriquement de Lessing à Schiller, de Schiller à Grillparzer et peut-être à Freytag. Mais, dans la réalité, la chaîne a été constamment rompue, parce que les dramaturges allemands, au lieu de reprendre simplement l'œuvre de leurs devanciers allemands, ont trop souvent regardé du côté de l'Angleterre, de la France et de l'Espagne.

Cependant un progrès s'est accompli dans cette période on s'est préoccupé davantage des conditions matérielles du théâtre; on a compris qu'un drame ou une comédie n'étaient pas seulement l'œuvre personnelle d'un écrivain, mais un spectacle offert au public. C'est Freytag qui a le plus contribué à ce progrès. Par un développement pareil, le roman de mœurs s'est fait une petite place à côté du roman historique ou philosophique; la nouvelle, qui n'est qu'un roman de mœurs en abrégé, a gagné du terrain, et un nouveau genre a surgi: le récit villageois.

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Frédéric Hebbel est né en 1813, au village de Wesselburen, dans le pays des Dithmarses, qui forme la partie occidentale du duché de Holstein. Son père, un maçon, était très pauvre, et supportait mal la pauvreté. L'enfant, prenant exemple sur lui, s'habitua de bonne heure à considérer la vie comme un devoir pénible, et presque comme un châtiment; il vécut renfermé en lui-même, sans expansion et, comme il dit, sans joie. Il a raconté ses plus anciens souvenirs avec une éloquence simple et pénétrante; ses meilleures pages sont celles qu'il a écrites sur luimême. « Le soleil, » dit-il, «< ne luit qu'une fois pour l'homme, dans « l'enfance et dans la première jeunesse. Se réchauffe-t-il alors, <«<le froid ne l'envahira plus jamais, et ce qui est en lui germera, « et fleurira, et portera des fruits. Tieck dit quelque part que, <<< pour devenir un homme, il faut avoir été enfant : ce mot me «fit frémir quand je le lus pour la première fois. Qui pourrait « se représenter le spectre qui m'a frustré de ma vie? Comme

1

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<«< mon enfance a été sombre et solitaire! Mon père, à vrai dire, <«< me haïssait, et je ne pouvais pas l'aimer. Lui, une victime du mariage, rivé par des liens de fer à la détresse, à l'extrême « besoin, hors d'état, même en déployant toutes ses forces et « toute son énergie, d'avancer d'un seul pas, il en était venu à « haïr la joie; elle était séparée de son cœur par une barrière <«< de ronces et d'épines, et il ne pouvait la supporter sur le « visage de ses enfants. Le rire joyeux qui dilate la poitrine « était à ses yeux un forfait, un affront pour lui-même; l'envie « de jouer, un signe de légèreté, d'incapacité; le peu de goût a pour le gros travail manuel, une corruption innée, un second péché originel. Mon frère et moi nous étions des loups; notre appétit chassait le sien; rarement nous mangions un mor«ceau de pain sans nous entendre dire que nous ne le méri«tions pas. Pourtant mon père était la bonté et la probité « mêmes; si je n'en étais profondément convaincu, je n'aurais « jamais écrit cela; mais la pauvreté avait pris la place de son «<ime 1. » La place de l'âme se trouva vide chez le fils comme chez le père. Frédéric Hebbel souffrit toujours d'une incapacité d'aimer, d'une haine instinctive de la vie. Il a, dans son Journal, des larmes pour la mort de sa mère, de ses deux enfants, d'un de ses amis de jeunesse; mais sa douleur ressemble fort au regret de ne pas les avoir payés de retour. Avec les années, et avec le succès, les craintes farouches de son enfance disparurent pour ne laisser subsister qu'une personnalité tyrannique et envahissante. Un de ses disciples, son biographe Émile Kuh, le compare à un oiseau de proie dévorant le cerveau de ses victimes, et il ajoute : « Ce qu'on éprouvait vis-à-vis de lui, c'était moins l'amour ou l'enthousiasme que la fascination de l'oiseau qui attend la morsure du serpent, ou le vertige qui vous saisit au bord de l'abime. >>

Il resta jusqu'à vingt-deux ans secrétaire du bailli de sa paroisse, qui exerçait la justice et dont il rédigeait les rapports. es vagabonds et des malfaiteurs furent les premiers exemplaires e l'humanité qu'il apprit à connaître en dehors de sa famille. es lectures étaient la Bible et des contes populaires. Il écrivait 1. Éditions. Sämmtliche Werke, par Émile Kuh, 12 vol., Hambourg, 1865-18C8. Tagebücher (2 vol., Berlin, 1885-1887) et Briefwechsel (2 vol., Berlin, 1890-1892), r Félix Bamberg. Briefe, Nachlese, par R. M. Werner et Fr. Lemmermayer, vol., Berlin, 1900. Sämtliche Werke, historisch-kritische Ausgabe (12 vol., rlin, 1901-1903), et Tagebücher (1 vol., Berlin, 1903), par R. M. Werner. - A nsulter: E. Kuh, Biographie Fr. Hebbels, 2 vol., Vienne, 1877.

des lieds, ou il chantait dans des ballades les anciennes victoire des Dithmarses. Une femme de lettres de Hambourg, Amala Schoppe, auteur de romans pour la jeunesse, reçut quelques unes de ses pièces de vers dans un journal de modes qu'el dirigeait, et organisa une collecte en sa faveur. Hebbel put fair ainsi des études tardives et incomplètes à Heidelberg. Il travaila avec ardeur, supporta de dures privations, se rendit ensuite. Munich, où la vie était plus facile, visita les bibliothèques et l musées, et revint à Hambourg, en 1841. Il publia ses deux tracdies, Judith et Geneviève, et son premier recueil de poésies, qu ne portèrent pas sa renommée au delà des bouches de l'Elbe. La pauvreté frappa de nouveau à sa porte; il tomba malade; alos sur une démarche du poète danois ŒElenschlæger, le roi Chis tian VIII lui fit une pension de 600 thalers pour deux ans, qu lui permit de visiter la France et l'Italie. En France, l'ignorar de la langue et ses habitudes rustiques le génèrent; en Italie î observa plutôt les mœurs actuelles que les monuments de l'a ancien. C'est à Paris qu'il écrivit son drame de Marie-Madelei. qui fut représenté à Leipzig en 1843, et qui lui donna enfin la célébrité. A son retour d'Italie, en 1846, il s'arrêta à Vienne, d peu à peu, il s'y fixa. Il épousa une des actrices les plus distirguées de la Hofburg, Christine Enghaus, qui avait lutté comir lui contre la mauvaise fortune, mais qui avait sauvé de la lut la sérénité de son âme 1. Elle fut la Minerve qui lui avait manqu jusqu'alors; elle procura l'aisance à ses dernières années; mas elle ne put lui rendre les forces perdues. Les privations qu'il ava endurées dans sa jeunesse furent sans doute une des causes la maladie qui l'emporta en 1863, à l'âge de cinquante ans. Il laissait, comme Schiller, un Démétrius inachevé; mais c'est la seule ressemblance qui existe entre les deux poètes.

Hebbel n'admettait en poésie que le premier jet, la manif tation brusque et immédiate d'une puissante individualité, la homme de talent peut bien, pensait-il, exprimer une idée què conque, sienne ou étrangère, sous une forme plus ou moins p faite; l'homme de génie ne peut que se donner lui-même. I raille, dans une de ses poésies, la vieille école qui croit atteind par des efforts réitérés un idéal qu'elle n'a pu saisir d'un seul cou

1. Pour épouser Christine Enghaus, Hebbel abandonna la mère de ses de enfants, Elise Lensing.

Voilà bientôt deux mille ans

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qu'un magister romain, qui n'était as précisément un Apollon, mais bien son meilleur sacristain, Horace, a dit : « Laisse ton poème séjourner sept ans dans ton pupitre, et si, après cela, l'amour-propre te chatouille, - laisse-le prendre son vol dans le monde. » Mais nous savons avec une entière certitude-que cette règle ne s'est jamais imposée à un esprit — qui était éellement fait pour l'art et qui à travaillé pour l'éternité. — Nous savons que le même souffle qui éveille l'homme pieux pour la prière - fait aussi, dans une âme de poète, naître la poésie spontanément. - Nous savons que le rossignol ne change jamais sa mélodie en roassement, et que toute la question est de savoir à quelle sorte l'oiseau on a affaire. Nous savons que rien ne peut l'inspirer, sinon le vrai printemps avec son parfum et son éclat, - et qu'il ne chante pas en hiver, dans une chambre bien chauffée. Et pourtant se maintient toujours comme un dogme, il ne manque pas de têtes plates pour la louer comme sagesse profonde 1.

cette maxime creuse

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et

Hebbel ne traite pas mieux les lois et les convenances du théâtre. Voici ce qu'il dit dans la préface d'une de ses comédies, le Rubis « On m'a souvent demandé pourquoi je ne cherchais « pas à porter mes pièces sur la scène je répondrai par un

1.

«Es sind nun fast zweitausend Jahr,

Da sprach ein römischer Magister,

«Der freilich nicht Apollo war,

«Doch allerdings sein bester Küster,
Es sprach Horaz: « Lass dein Gedicht
« Im Pulte sieben Jahre liegen,

« Und wenn dich dann der Kitzel sticht,
« So lass es in die Weite fliegen! »
«Wir wissen nun zwar ganz gewiss,

« Dass sich kein Geist danach gerichtet.

« Der sich mit Recht der Kunst befliss
« Und für die Ewigkeit gedichtet;

« Wir wissen, dass derselbe Hauch,

« Der zum Gebet erweckt den Frommen,

« Aus einer Dichterseele auch

a Die Lieder lockt, so wie sie kommen;

«Wir wissen, dass die Nachtigall

« Ihr Singen nie in Krächzen wandelt,

e Und dass es sich in jedem Fall

« Nur um die Art des Vogels handelt;
Wir wissen, dass sie nichts erregt,

«Als echten Lenzes Duft und Schimmer,
« Und dass sie nicht des Winters schlägt
In einem wohlgeheizten Zimmer;

Und dennoch hält der hohle Spruch

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Sich dogmengleich noch immer oben

« Und platter Köpfe giebt's genug,
« Die ihn als tiefe Weisheit loben. »

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