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Les États et les provinces m'appartiennent, aussi longtemps que je demeure chez ma bien-aimée. — Mais dès que je suis séparé d'elle, - c'en est fait de ma fortune et de ma puissance; -un cuisant regret forme toute ma richesse. Aussi ma joie augmente et diminue tour à tour, et les alternatives où me jette son amour dureront, je crois, jusqu'à ma mort.

1

que je

Je nourris pour elle un amour tendre et profond, et, sans faillir, je la porte en tout temps dans mon cœur et dans ma pensée, — non sans me plaindre de ses rigueurs. Car comment récompense-t-elle ma fidélité? Mais la moindre de ses faveurs m'est si douce, renoncerais à ma couronne plutôt que de renoncer à elle. Oui, on aurait tort d'en douter, je pourrais vivre des jours heureux sans porter ma couronne, mais non sans l'amour de ma dame. Que serais-je sans elle? Je ne pourrais plus saluer d'un cœur joyeux ni les dames ni les chevaliers; car toute joie serait bannie

--

de ma vie 1.

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Un poète postérieur d'une vingtaine d'années, Henri de Morungen, retourne la pensée de l'empereur Henri VI, et s'écrie à son tour: « Sans porter la couronne, sans régner sur le <«< monde, je me sens l'égal d'un empereur : c'est dans mon cœur <«< que réside mon empire; je le dois à celle dont je suis aimé. » Ainsi, dans ce vaste concert de la poésie chevaleresque, rois et seigneurs, souverains et sujets se rencontraient dans un même sentiment, dont l'expression variait seulement selon la personne du poète. Henri de Morungen composa son épitaphe : « Je veux «< qu'on écrive, » dit-il, « sur la pierre de mon tombeau, que j'ai «< aimé une dame et qu'elle ne m'a pas été assez reconnaissante. << Le passant lira quelle a été ma peine, et ma dame verra qu'elle << a eu des torts envers son ami, pendant qu'il était en vie. »

Des chevaliers comme Henri de Morungen, des princes comme Henri VI, étaient poètes par occasion. Pour leur contemporain Reimar, la poésie était, au contraire, l'occupation de sa vie; il paraît même avoir eu, dans son temps, l'importance d'un chef d'école. On l'appelle Reimar le Vieux, pour le distinguer de Reimar de Zweter, qui appartient à la période suivante. Gotfrit de Strasbourg le juge digne de « porter la bannière des rossignols »>,

1.

«Ich grueze mit gesange die suezen,

a die ich vermiden niht wil noch enmag.

« das ich si von munde rehte mohte gruezen,

«ach laides, des ist vil manig tag.

swer nu disiu liet singe vor ir,

« der ich so gar unsenfteclich enbir,

es si wip oder man, der habe si gegruezet von mir.... »
(Ed. de Fr. Pfeiffer, Die Weingartner Liederhandschrift.)

!

c'est-à-dire des chanteurs lyriques, et il compare sa langue à celle d'Orphée 1. Reimar était, selon toute apparence, originaire de l'Alsace; il vécut longtemps à la cour d'Autriche, et il accompagna le duc Léopold à la croisade. Une de ses meilleures poésies est celle qu'il a consacrée à la mort de son protecteur; il la mit dans la bouche d'une dame, qui semble ainsi se faire l'interprète de toute la société courtoise pour louer la grâce chevaleresque du noble seigneur. Reimar fit pour le chant lyrique ce que Veldeke fit, à la même époque, pour les longs poèmes; et sa réforme, comme celle de Veldeke, porta surtout sur la forme. Il a une langue harmonieuse, un peu fluide; c'est vraiment, pour reprendre le mot de Gotfrit de Strasbourg, une modulation de rossignol. Son plus illustre disciple fut Walther de la Vogelweide; il paraît même n'avoir pas vu sans jalousie son jeune rival s'élever à côté de lui. Walther dit, dans une strophe où il déplore sa mort : « Vraiment, Reimar, je pleure ta perte, beaucoup plus que tu ne pleurerais la mienne, si j'étais mort. « et toi vivant. Je le dirai franchement : ce n'est pas toi que je «< regrette, mais ton art, qui désormais ne nous charmera plus. »

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Walther de la Vogelweide mérite une place à part dans le groupe des Minnesinger, non seulement par la supériorité du talent, mais par tout le caractère de sa poésie. Le premier, presque le seul parmi ces poètes, il a su étendre le cercle de la courtoisie banale. Les fêtes brillantes, la beauté des dames, l'éclat du printemps, rien de tout cela ne le laisse froid. Mais il se préoccupe aussi des intérêts de l'Allemagne et de son influence au dehors; il suit d'un œil inquiet la rivalité des seigneurs, les empiétements du clergé, tout ce qui compromet la sécurité de l'Empire. Il y a dans ce chanteur ambulant, presque toujours à la recherche d'un gite, un cœur de patriote. Même la poésie courtoise, dans le sens étroit du mot, prend chez lui un accent plus personnel. Le mince recueil de ce qui nous est parvenu de lui donne une idée assez complète des sentiments divers qui pouvaient agiter l'âme d'un Allemand du XIIIe siècle. La réflexion

1. Il est vraisemblable que le poète de Haguenau le Tristan (v. 4777) n'est autre que Reimar.

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y tient autant de place que l'imagination; les sentences alternent avec les chants lyriques. La langue de Walther est appropriée à son genre de poésie; elle est plus concise que celle de ses prédécesseurs immédiats. Jusqu'ici, les Minnesinger cherchaient à développer la phrase poétique, à lui donner de l'ampleur et de l'harmonie; Walther semble vouloir, au contraire, la serrer dans un moule plus étroit. Il revient, à certains égards, à la simplicité du chant épique, et, d'un autre côté, il prépare la poésie populaire, le Volkslied, qui prendra son essor vers la fin du moyen âge 1.

On a cherché son lieu de naissance tour à tour en Autriche, en Souabe, en Franconie, et dans le canton de Thurgovie en Suisse. C'est le Tyrol qui réunit aujourd'hui le plus de suffrages. Il existait, au XIIIe siècle, dans la vallée de l'Eisak, sur le versant méridional du Brenner, un petit domaine, ou une ferme, qui portait le nom de Vogelweide, et qui payait aux ducs de Tyrol une redevance annuelle de trois livres 2. La ferme a disparu; le nom est resté à une forêt. Ce qui est certain, c'est que Walther, quelque pauvre qu'il fùt, était de naissance noble. Il apprit l'art du chant à la cour d'Autriche, où il passa les plus belles années de sa jeunesse. Mais le duc Frédéric, son protecteur, mourut en 1198, et l'empereur Henri VI, poète lui-même, venait de le précéder dans la tombe. Ce fut sans doute alors que Walther commença ses courses vagabondes, qui, selon une de ses poésies, le menèrent jusqu'à l'Elbe et au Rhin. Il s'arrêta dans la demeure hospitalière du landgrave Hermann de Thuringe; il se pressa, lui aussi, dans la foule des invités. « Je m'y suis poussé, » dit-il, <<< aussi bien que j'ai pu. Un convoi part, un autre arrive, le jour, « la nuit on s'étonne seulement qu'un homme puisse faire <«<entendre sa voix. Aussi, le landgrave est si généreux, qu'il dépense tout son avoir avec ses hôtes, nobles seigneurs, il est « vrai, et dignes de toute considération. J'ai été témoin de son <«< magnifique train de vie. Quand la mesure de bon vin vaudrait

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1. Éditions de Lachmann (5o, revue par Müllenhoff, Berlin, 1875), de Pfeiffer (3o, revue par Bartsch, Leipzig, 1870), de H. Paul (Halle, 1882) et de Wilmanns (Halle, 1883). - Traduction en allemand moderne de Simrock (6 édit., Leipzig, 1876). A consulter Wilmanns, Leben und Dichten Walthers von der Vogelweide, Bonn, 1882; A. E. Schoenbach, Walther von der Vogelweide (dans la collection : Geisteshelden, Berlin,; K. Burdach, Walther von der Vogelweide, Philologische und historische Forschungen, Leipzig, 1900; A. Lange, Un trouvère allemand, Paris, 1879.

2. Voir l'introduction de l'édition de Pfeiffer. Le mot Vogelweide désigne soit un lieu où l'on entretient des oiseaux, soit un lieu où les oiseaux se rassemblent; littéralement, la Pature-aux-oiseaux,

« mille livres, jamais cependant, chez lui, la coupe d'un chevalier ne serait trouvée vide. »

Ce qu'on connaît le mieux de la vie de Walther, c'est la part qu'il prit aux événements politiques de son temps. Il était attaché aux empereurs, non par reconnaissance pour les maigres dons qu'il en recevait, mais par un patriotisme éclairé, dont le témoignage éclate dans ses pièces satiriques et sentencieuses. Il était persuadé que le respect de l'autorité impériale pouvait seul donner à l'Allemagne la tranquillité intérieure et la puissance au dehors. Dans une strophe adressée à Philippe de Souabe, il lui recommande de maintenir ses droits et d'enseigner l'obéissance aux grands vassaux. «Peuple allemand, » s'écrie-t-il, « où est « la loi qui te gouverne? Le moindre insecte reconnaît une autorité; mais tes honneurs à toi sont déchus. Reviens de ton égare«ment! Tes princes sont trop orgueilleux, tes roitelets s'agitent trop. Philippe, pose la couronne sur ta tête, et qu'ils s'humilient « devant toi! >>

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L

Philippe était en guerre avec Otton de Brunswick; il fut assassiné; mais Otton trouva un nouvel adversaire dans le jeune Frédéric, fils de Henri VI. Les empereurs luttaient sans cesse contre des compétiteurs aussi puissants qu'eux. Mais leurs adversaires les plus dangereux étaient les papes, qui cherchaient à les occuper en Allemagne, pour les tenir éloignés de l'Italie. Aussi, les plus vives attaques du poète sont dirigées contre la cour de Rome. Après qu'Otton de Brunswick et Frédéric II eurent été succesSvement couronnés par le pape Innocent III, il avertit ainsi ses compatriotes:

a

Que le pape doit rire chrétiennement de nous, en disant à ses Italiens ce qu'il fait ici, en disant ce qu'il n'aurait même jamais dù penser: — « J'ai coiffé deux Allemands de la même couronne; — ils vont, à eux deux, fatiguer l'Empire, tout brûler et détruire. En * attendant, nos caisses s'emplissent. Les Allemands sont mes tributaires: leurs biens sont à moi. La bonne monnaie allemande glisse dans le tronc italien. Messeigneurs, mangez de la volaille! buvez ⚫ de bons vins! Les Allemands jeûnent pour vous 1.

1.

Ahi wie kristenliche der bâbest unser lachet,

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swenne er sinen Walhen seit, wie er'z hie habe gemachet.
daz er dâ redet, er'n solte es niemer hån gedäht:

er giht ich hàn zwên' Alman under eine kröne brâht,

daz siz riche storen, brennen unde wasten.

al die wile fülle ich mine kasten... »

(Edition de Pfeiffer).

Un trait du génie de Walther, c'est la netteté de sa vision poétique. Dans un de ses lais, où il se met en scène, méditant sur les destinées de l'Empire, il commence par décrire la position de son corps, et il trace tout un dessin, qui a été fidèlement reproduit dans une vignette du manuscrit attribué à Manesse : « J'étais <«< assis sur un rocher, les jambes croisées; mon coude était appuyé <«< sur mon genou; mon menton et l'une de mes joues reposaient <«< dans ma main. Et je me demandais avec anxiété quel était le «but de la vie, et comment on pouvait concilier trois choses <«< également nécessaires, l'honneur, la fortune et la grâce de « Dieu... » Il parle souvent de l'impôt que les Allemands, sous diverses formes, payaient à la cour de Rome, et, dans une strophe, il personnifie le tronc qui va d'une paroisse à l'autre, recueillant l'offrande pour la croisade:

Dites-moi, seigneur Tronc, le pape vous a-t-il donné mission — de l'enrichir et de nous réduire à l'indigence? Quand les caisses du Vatican seront pleines, il emploiera encore une ruse qu'il a déjà employée. L'Empire est dans le deuil, dira-t-il, Tronc se soit empli aux dépens de nos paroisses. la moindre partie de notre argent est dépensée pour car la main des prêtres aime à garder ce qu'elle tient. Seigneur Tronc, vous êtes un mauvais ambassadeur: -vous venez voir combien nous sommes de sots en Allemagne 1.

jusqu'à ce que le Je soupçonne que la Terre sainte;

-

Walther demeura fidèle au parti de Frédéric II; il le suivit en Italie, peut-être même à la croisade. L'empereur lui donna un petit fief, situé probablement aux environs de Wurzbourg. Le revenu était évalué à trente marcs; mais ces trente marcs, dit le poète, «< il était difficile de les voir et de les saisir, et, lorsqu'on croyait les tenir dans sa main, le clergé en réclamait une part. » Il reprit sa vie nomade. C'est sans doute en revoyant son pays natal qu'il composa la pièce suivante :

Hélas! où sont allées toutes mes années? Ai-je rêvé ou ai-je vécu? Ce que j'ai pris pour la réalité, était-ce bien réel? — J'ai dormi depuis, et j'ai perdu le souvenir. Aujourd'hui, je me réveille, et ce

1.

« Sagt an, hér Stoc, hât iuch der båbest her gesendet,

« daz ir in richet und uns Tiutschen ermet unde pfendet?

« swenn' im diu volle mâze kumt ze Lateran,

« so tuot er einen argen list, als er ê hât getân:

« er seit uns danne, wie das riche stè verwarren,

« unz in erfüllent aber alle pfarren... »

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