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CHAPITRE VII

LA POÉSIE LYRIQUE

Fécondité de la poésie lyrique; ses formes principales. 1. Dietmar d'Ast; simplicité du style et de la versification. Kürenberg. 2. Progrès de la versification; Frédéric de Hausen; l'empereur Henri VI; Henri de Morungen. La poésie courtoise de Reimar le Vieux. 3. Walther de la Vogelweide; variété et personnalité de son génie. 4. Otton de Botenlauben et Christian de Hamle; la courtoisie changée en préciosité. La pastorale de Nithart. 5. Légendes sur les Minnesinger; le Tannhæuser; la Lutte des Chanteurs à la Wartbourg.

Dans les différents genres que nous venons de parcourir qu'est-ce qui appartient en propre à l'Allemagne? Nous avons vu que les poèmes chevaleresques sont, d'une manière générale, empruntés à la France; les légendes pieuses le sont en grande partie, quand elles ne sont pas traduites du latin. Ce qui constitue le fonds primitif et original du génie allemand, c'est d'abord l'ancienne épopée, qui a pu se modifier au contact du christianisme, mais qui n'a jamais été entièrement séparée de la tradition populaire; c'est ensuite la poésie satirique et didactique, qui dépend essentiellement de l'état d'une société et des circonstances de la vie extérieure. Il faut y ajouter maintenant la poésie lyrique, qui est, elle aussi, un enfant du jour, expression directe de ce qui agite continuellement le cœur de l'homme. Le lyrisme a de tout temps débordé dans la littérature allemande, et le moyen âge n'a pas connu moins de deux cents Minnesinger. Quelque nombreux que soient ces poètes, et quoiqu'ils s'échelonnent sur un assez long espace de temps, ils ne sortent pas, en général, de certaines formes consacrées. Ce qu'ils

nous ont laissé, ce sont ou des Chants de message (Bolenlieder), missives poétiques du chevalier à sa dame, ou des Dialogues (Wechselgesänge), chantés alternativement strophe par strophe, ou des airs de danse (Tanzlieder), ou des chants du guetteur (Tagweisen, Wächterlieder), qui annonçaient le lever du jour et le départ du chevalier, ou enfin, plus rarement, des maximes et des lais (Sprüche, Leiche) d'un contenu moral et religieux1.

Au reste, les chants lyriques des Minnesinger s'inspirent des mêmes sentiments de courtoisie qui animent leurs longs poèmes. Peut-être même le ton galant domine-t-il encore plus dans ces petites pièces qui reflètent directement la vie des cours et des châteaux. Le style, d'abord simple et rude, prend peu à peu, à mesure que les genres se fixent, de la souplesse et de l'éclat; la versification devient de plus en plus savante. L'influence des troubadours se fait sentir de bonne heure, sinon sur le fond, du moins sur la forme 2. Pour le fond, le culte idéal de la femme est la note dominante. Ce qui inspire le Minnesinger, ce n'est ni la passion ni le plaisir, c'est le penser amoureux. Sa chanson est un hommage discret quand la dame est présente, un souvenir légèrement ému quand elle est éloignée. Il la remercie d'une faveur reçue, lui reproche un accueil trop froid; mais il se renferme toujours dans les termes les plus généraux. S'il s'interrogeait lui-même, s'il se rendait bien compte de ce qu'il éprouve

:

1. Éditions. L'édition la plus complète des Minnesinger est celle de Von der Hagen Minnesinger, Deutsche Liederdichter des XII., XIII. und XIV. Jahrhunderts; quatre parties; Leipzig, 1838. Les deux premières parties contiennent la collection que, sur un vague témoignage du poète Hadlaub, on a souvent attribuée au Zurichois Manesse; la troisième, la collection du manuscrit d'Iéna, et des poésies empruntées à d'autres manuscrits, notamment à ceux de Heidelberg et do Weingarten; la quatrième partie contient les biographies des poètes. Les manuscrits de Weingarten et de Heidelberg ont été publiés séparément par Franz Pfeiffer : Die Weingartner Liederhandschrift, Stuttgart, 1843; Die alte Heidelberger Liederhandschrift, Stuttgart, 1844. - Le manuscrit dit « de Manesse », après avoir longtemps appartenu à la Bibliothèque Nationale de Paris, est retourné, en 1871, à Heildelberg, où il se trouvait avant la guerre de Trente Ans. Le manuscrit de l'ancien couvent des bénédictins de Weingarten se trouve, depuis 1810, dans la bibliothèque des rois de Wurtemberg. Lachmann et Haupt ont donné une édition critique des Minnesinger antérieurs à Walter de la Vogelweide (Des Minnesangs Frühling, Leipzig, 1857; 2° éd., 1888). Bartsch a publié un choix de poésies des Minnesinger (Deutsche Liederdichter des XII. bis XI V. Jahrhunderts, Leipzig, 1864; 3o éd., 1893) et un recueil des Minnesinger suisses (Schweizer Minnesänger, Frauenfeld, 1886). Traductions en allemand moderne de Tieck (Minnelieder aus dem schwäbischen Zeitalter, Berlin, 1803) et de Simrock (Lieder der Minnesinger, Elberfeld, 1858).

2. Sur les rapports les Minnesinger avec les Troubadours, voir Anton E. Schoenbach, Die Anfänge des deutschen Minnesanges, Graz, 1898.

et de ce qu'il exprime, il s'apercevrait sans peine qu'il s'adresse, en réalité, à une figure vague et impersonnelle, et que sa poésie est surtout un jeu de l'imagination. Souvent il n'est que l'interprète d'un autre, d'un seigneur qui le protège, ou d'un ami moins expert que lui dans l'art des rimes. Ce qui manque, c'est l'individualité, c'est-à-dire la chaleur et la vie.

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Un des premiers noms que l'on rencontre en suivant la longue liste des Minnesinger, est celui de Dietmar d'Ast. Il vivait au milieu du XIe siècle; on le croit originaire de l'Autriche. Ses poésies sont fort courtes; elles se bornent à l'expression naïve d'un sentiment, à une image rapidement esquissée. La phrase, toute simple qu'elle est, a parfois un tour gracieux. La rime n'est pas encore dégagée de l'assonance. Voici, comme exemple, une chanson de Dietmar, une de ces Tagweisen, l'un des genres habituels des Minnesinger :

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:

• Dors-tu, mon bel ami? Déjà l'oiseau qui se balance sur la branche annonce le jour. Je sommeillais doucement pourquoi m'appelles-tu, enfant? Amour sans peine n'existe pas; mais ce que tu commanderas, je le ferai. » La dame se prit à pleurer: « Ton coursier t'attend; tu me laisses seule. Quand reviendras-tu? Toute joie, avec toi, s'en va 1. »

Kürenberg appartient, comme Dietmar d'Ast, au milieu du XIe siècle, et il était probablement Autrichien comme lui; mais on ne sait rien de précis sur sa vie. On a de Kürenberg quelques

1.

« Slåfst du, friedel ziere?

awan weckt uns leider schiere

« ein vogellin sô wol getân,

daz ist der linden an daz zwî gegân.

Ich was vil sanfte entslàfen,

« nu ruofestu, kint, wâfen!

lieb âne leit mac niht gesin.

swaz du gebiutst, daz leiste ich, friwendîn.

Die fruwe begunde weinen:

Du ritst und last mich eine;

e wenn wilt du wider her zuo mir?

« owe, du fuorst min froude samet dir. »

(Ed. de K. Bartsch.)

strophes de quatre vers, semblables aux strophes des Nibelungen, mais d'une versification moins parfaite et d'une construction moins régulière. Chez lui, comme chez Dietmar d'Ast, la rime alterne encore avec l'assonance. Des critiques modernes ont supposé qu'il pouvait être l'auteur des Nibelungen; mais la forme de ses poésies prouve seulement que l'ancien chant lyrique était dans des rapports étroits avec le poème héroïque. Kürenberg déroule souvent en quelques vers une petite scène dramatique. Voici deux strophes de lui; la première est dite par une dame, la seconde contient la réponse du chevalier :

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« J'ai le cœur oppressé, et je répands des larmes;

car il faut que

je me sépare de mon compagnon. Des menteurs en sont la cause : que Dieu les afflige! - Celui qui nous unirait l'un à l'autre me ren⚫ drait heureuse. »

« L'étoile du soir se couvre d'un voile : - fais comme elle, ma bien« aimée. Quand tu me verras, laisse errer ton regard sur un autre et personne ne saura ce qui se passe entre nous 1.

homme;

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A mesure qu'on avance dans le XIIe siècle, la prosodie des Minnesinger se perfectionne. Dans Frédéric de Hausen, la strophe est déjà plus compliquée; il connaît et il imite l'octave italienne; il évite l'assonance. Frédéric de Hausen était probablement originaire des contrées du Rhin. Il accompagna l'empereur Frédéric Barberousse en Italie. Il prit part à la croisade de 1189, et y trouva la mort. Lancé à la poursuite des Turcs, il tomba en voulant franchir un fossé, et il fut écrasé sous son cheval. Une chronique rapporte que l'armée fut tellement affligée de sa mort, qu'elle interrompit le combat pour le pleurer. Ses poésies furent écrites en partie pendant ses courses lointaines; voici une strophe,

1.

«Ez gât mir vonme herzen, daz ich geweine.

ich und min geselle muozen uns scheiden.

«daz machent lugenåre : Got der gebe in leit!

« der uns zwei versuonde vil wol, des wâre ich gemeit.

« Der tunkele sterne, sich, der birget sich.

« als tuo du, frouwe schône : sô du sehest mich,

« sô là du diniu ougen gên an einen andern man :

asone weiz doch lutzel ieman, wiez under uns zwein ist getân.

qui est consacrée au souvenir de sa dame, après qu'il a passé les Alpes :

Je croyais autrefois lui être bien étranger, et maintenant je voudrais vivre près d'elle. Je sens maintenant combien l'éloignement fait souffrir, — et combien mon cœur est fidèle. — Si je pouvais retourner vers le Rhin, j'y entendrais sans doute une parole — que, malheureusement, je n'ai jamais pu entendre - depuis que j'ai franchi les monts 1.

Le fils de Frédéric ler, l'empereur Henri VI, a laissé quelques strophes, qui forment le plus étrange contraste avec son caractère et sa vie. C'est sur son ordre que Richard Coeur-de-Lion, revenant de Terre-Sainte, fut retenu en Allemagne. A l'exemple de son père, il essaya de soumettre l'Italie; mais il voulut lui imposer un joug encore plus rigoureux. Il ensanglanta la Sicile. On soupçonne qu'il mourut de mort violente. Quel rôle la poésie a-t-elle pu jouer dans un tel règne? Mais toute l'histoire du moyen âge n'est-elle pas pleine de contrastes? La courtoisie n'avait pas pénétré assez profondément dans les âmes pour adoucir les mœurs barbares. C'était, avant tout, une forme de langage et une convention de société. Henri VI connut, tout jeune, et avant qu'il fût empereur, des chanteurs de toute nation, qui formaient la cour de son père; et, vivant au milieu d'eux, il se sentit poète à ses heures. Voici une pièce qu'il composa pour sa dame, au milieu de ses expéditions guerrières :

-

Je salue par mon chant ma bien-aimée, — que je ne veux pas perdre, et que je ne peux pas fuir. - Depuis le temps où je pouvais la saluer de vive voix, de longs jours, hélas, se sont passés. Je souhaite que toute personne qui chantera ces vers — devant celle dont l'absence me fait souffrir, que ce soit un chevalier ou une dame, lui offre l'hommage de ma foi.

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La strophe des Minnesinger, une fois constituée, se compose de trois parties. Les deux premières ont même rythme et mêmes rimes. La troisième, qui forme une sorte de conclusion, a un rythme différent et le plus souvent des rimes différentes. C'est la forme poétique des Troubadours et des Trouvères.

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