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Rahel, il eut la pensée de se vouer à la littérature pure, au théâtre, et cela n'est pas impossible. Il a, avec la conscience de l'historien, tous les scrupules de l'écrivain. Lorsqu'il prend la plume, tous ses matériaux sont contrôlés et classés; tous les acteurs qu'il va mettre en scène sont debout devant son imagination. Ses portraits ne sont pas des descriptions faites avec des mots abstraits; ils présentent le modèle agissant, et montrent aux yeux les mobiles habituels de sa conduite; les portraits de souverains offrent le résumé et, en quelque sorte, la concentration morale d'un règne 1. Son style est sobre, sans déclamation. Il a le secret de la phrase élégante et ferme, qui porte librement et aisément la pensée. Il fuit le lieu commun, aussi bien que le paradoxe. L'histoire est, pour lui, un conflit de volontés humaines, où les natures fortes emportent la décision. Les hommes, agissant avec le concours des circonstances, font le destin des nations, et les nations, à leur tour, dans leurs rapports mutuels, font les civilisations. Ranke ignore ces missions providentielles qui seraient dévolues à certains hommes ou à certaines races. Il aime mieux considérer toutes les nations issues de l'invasion germanique comme une sorte de fédération intellectuelle, travaillant à une œuvre commune. La plupart des sujets qu'il a traités embrassent le Nord et le Midi de l'Europe, et la période qu'il a le plus fréquemment étudiée comprend les trois siècles, le xv°, le xvre et le xvie, où s'est constituée la civilisation moderne.

Ranke pensait que le vrai, la constatation objective du vrai ne pouvait déplaire à personne; il en était tellement persuadé, qu'il s'étonnait, en écrivant l'histoire des papes, de ne pas voir s'ouvrir devant lui les trésors de la Bibliothèque vaticane. « Était-il pro«< bable,» dit-il, « qu'on laisserait à un étranger, professant une << autre croyance, la main libre dans les collections publiques, « qu'on lui laisserait sonder les secrets de la papauté? Cela n'au«< rait peut-être pas été aussi maladroit qu'on se l'imagine. Ce que << la recherche scientifique peut mettre au jour est toujours moins <«< dangereux que les suppositions gratuites que le monde est

1. Voir les divers portraits de Maximilien dans les Histoires des peuples romans et germaniques, celui de Charles Quint dans Princes et peuples de l'Europe méridionale au XVI et au XVIIe siècle (Fürsten und Volker von Südeuropa im XVI. und XVII. Jahrhundert, remanié sous le titre de Die Osmanen und die spanische Monarchie im XVI, und XVII. Jahrhundert), les portraits de Catherine de Médicis dans l'Histoire de France, principalement au XVI© et au XVII® siècle.

<< enclin à prendre pour vérité 1. » D'ailleurs, ajoute-t-il, les collections particulières lui fournissaient une somme suffisante de renseignements. Il jugea donc la politique romaine «< comme un <«< étranger », presque comme un indifférent. Il se comporta vis-àvis du pouvoir papal comme on se comporte vis-à-vis d'un passé << désormais inoffensif » : en quoi il reconnut plus tard s'ètre trompé. Au point de vue de l'intérêt dramatique, obtenu par les moyens les plus simples, sans aucun grossissement des faits, sans mise en scène artificielle, les chapitres qu'il consacre à la peinture de la cour de Rome, aux négociations qui amenèrent la contre-réforme, à la naissance de l'ordre des jésuites, aux délibérations du concile de Trente, comptent parmi les meilleurs qu'il ait écrits. L'Histoire de l'Allemagne au temps de la Réforme 2, qui doit compléter l'Histoire des papes, s'attache surtout à montrer l'influence du mouvement religieux sur la politique européenne. Le caractère de Luther y est dépeint avec une grande profondeur d'analyse psychologique. Mais le plan de ce long ouvrage se modifia pendant la composition, et il en résulta un défaut d'unité dans l'ordonnance générale. Les Neuf livres d'histoire de la Prusse, que Ranke fit paraître à partir de 1847, et auxquels trois autres livres s'ajoutèrent dans la suite, ne furent que l'accomplissement de son devoir d'historiographe 3. On peut lui appliquer ici à lui-même les principes qu'il invoquait autrefois dans sa Critique des historiens modernes ; il était trop attaché à la dynastie des Hohenzollern pour la juger avec impartialité. Il revint sagement à sa période de prédilection, le xvre et le commencement du XVIe siècle, et il retraça encore l'influence de la Réforme en France et en Angleterre. Il avait décrit ainsi sous toutes ses faces et suivi d'un bout de l'Europe à l'autre, sans préjugé national et sans parti pris d'aucune sorte, un des grands faits de la civilisation moderne.

1. Die römischen Päpste, ihre Kirche und ihr Staat, im XVI. und XVII. Jahrhun. dert, 3 vol., Berlin, 1831-1836 (repris dans les œuvres complètes sous le titre de Die römischen Päpste in den letzten vier Jahrhunderten); préface.

2. Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation, 6 vol., Berlin, 1839-1847. 3. Neun Bücher preussischer Geschichte, 3 vol., Berlin, 1847-1848. — - Zwolf Bücher preussischer Geschichte, 5 vol., Leipzig, 1871-1874.

4. Französische Geschichte, vornehmlich im XVI. und XVII. Jahrhundert, 5 vol., Stuttgart, 1852-1861. Traduction française de Porchat, 3 vol., Paris, 1854-1856. Englische Geschichte im XVI. und XVII. Jahrhundert, 6 vol., Berlin et Leipzig,

1859-1867.

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Ranke avait institué, à l'université de Berlin, à côté de son cours public, un enseignement privé, un privatissimum, où il formait ses élèves pour le travail scientifique, pour le contrôle sévère des témoignages, pour l'examen critique et la comparaison des documents. Un de ses plus fidèles auditeurs et de ses meilleurs aides fut Frédéric-Guillaume-Benjamin Giesebrecht, né à Berlin en 1814, qui fut pendant vingt ans professeur au gymnase de Joachimsthal. Le gouvernement prussien lui fournit, à la suite de ses premiers travaux, les moyens de faire un voyage en Italie, pendant lequel il prépara son Histoire des empereurs d'Allemagne. Il devint ensuite professeur à l'université de Koenigsberg et, à partir de 1862, à celle de Munich. Il fut anobli par le roi de Bavière, et il mourut en 1889. Giesebrecht s'appropria le style de Ranke, en l'affaiblissant un peu; il apprit aussi de lui à tracer des portraits. Le premier volume de son histoire, qui parut en 1855, eut un grand succès, et le rendit presque populaire. Le ton dominant est l'admiration pour les vieux empereurs des maisons de Saxe, de Franconie et de Souabe, une admiration qui lui ferme, quelquefois les yeux sur leurs faiblesses. Certains de ses lecteurs allemands ne lui ont pas pardonné d'avoir retracé sans émotion la scène tragique de Canossa, alors que Grégoire VII lui-même ne pouvait s'empêcher de « verser des larmes, <«<en voyant le chef du Saint-Empire agenouillé devant lui, pieds «nus et vêtu d'un manteau de bure 1 ».

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Henri de Sybel appartient au même groupe, mais il a suivi ses propres voies, quelquefois assez loin des traces du maître. Il se range dans la classe de ceux qui, selon l'expression de Ranke, accusent ou défendent; il a fait de l'histoire tour à tour un réquisitoire ou un plaidoyer.

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1. Geschichte der deutschen Kaiserzeit, 5 vol., Brunswick, 1855-1880. Giesebrecht a encore publié une monographie d'Arnaud de Brescia (Munich, 1873) et une traduction de Grégoire de Tours (2e éd., Berlin, 1878). Il a dirigé, depuis 1874, la collection de l'Histoire des Etats de l'Europe, commencée par Heeren et Uckert.

Né à Dusseldorf en 1817, Sybel se mit de bonne heure sous la direction de Ranke, dont il adopta d'abord toute la méthode. Il débuta, en 1841, par une Histoire de la première croisade, « un « épisode de la lutte entre les deux religions qui se disputent le « monde, une lutte qui commence au vir siècle sur les frontières « de l'Arabie et de la Syrie, qui s'étend rapidement sur toutes « les côtes de la Méditerranée, et qui, après plus de mille ans, << agite encore l'époque actuelle 1 ». C'est une bonne monographie, tout à fait dans la tradition de l'école critique. Un tiers du volume est consacré à l'examen des sources; l'histoire y est soigneusement séparée de la légende, et il en résulte, par exemple, que le rôle de Pierre l'Ermite et celui de Godefroi de Bouillon se trouvent considérablement diminués. Cet ouvrage fut suivi de l'Origine de la royauté en Allemagne 2, où Sybel s'appuie sur Waitz, tout en le combattant sur quelques points. Il montre comment la royauté du moyen âge est sortie des anciennes institutions germaniques, sous l'influence du droit romain et du christianisme. La vie de Sybel fut ensuite partagée entre l'enseignement universitaire et la politique. Il devint, en 1845, professeur à Marbourg; en 1856, à Munich, où il fonda la Revue historique; en 1861, à Bonn. En 1875, il fut nommé directeur des Archives prussiennes et membre de l'Académie des sciences. L'université de Marbourg le chargea, en 1848, de la représenter à l'assemblée des États de la Hesse Électorale, où il vota avec le centre constitutionnel. Deux ans après, il siégea, comme député de la Hesse, à la diète d'Erfurt, où il se rangea du côté de l'Allemagne restreinte (kleindeutsch), placée sous l'hégémonie de la Prusse, et opposée à la grande Allemagne impériale et autrichienne. De 1862 à 1864, il représenta l'université de Bonn au Landtag prussien, et, après la guerre d'Autriche, en 1867, il fut élu membre de la Diète constituante de l'Allemagne du Nord, où il se rattacha au parti national libéral. Il mourut à Marbourg, dans la ville où il avait le plus longtemps enseigné, en 1893.

L'ouvrage principal de Sybel, celui qui l'a fait connaître à l'étranger, est son Histoire de l'Europe pendant la Révolution française, qu'il commença en 1853, et qui s'arrêta d'abord à la fin de la Convention, mais qu'il reprit plus tard, pour la mener jus

1. Geschichte des ersten Kreuzzugs, Dusseldorf, 1811; chapitre premier. 2. Entstehung des deutschen Königthums, Francfort-sur-le-Mein, 1844.

qu'au Consulat 1. Le plan du livre était nouveau, et l'auteur abordait son sujet avec un ensemble de renseignements qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait eus entre les mains 2. La Révolution avait été racontée jusque-là soit par des historiens français écrivant au point de vue d'un parti, soit par des écrivains allemands ou anglais plus ou moins imprégnés d'idées françaises; on en avait fait un événement exceptionnel, auquel, par cela même qu'on lui attribuait une portée extraordinaire, on ne pouvait appliquer la mesure commune des choses humaines. Sybel voulut ramener la Révolution française dans le cadre de l'histoire européenne, la traiter au point de vue des intérêts généraux du monde civilisé. L'idée était grande, vraiment historique. Il aurait fallu, pour la mettre à exécution, s'élever à la hauteur du sujet ainsi conçu, se placer à un point de vue réellement supérieur, au-dessus de tout particularisme, de tout préjugé national, de toute prévention personnelle. C'est ce que Sybel n'a pas su faire, si toutefois il l'a voulu 3, et cela est infiniment regrettable, car, après nous avoir laissé entrevoir un beau livre, il ne nous a donné, lui aussi, qu'une œuvre de parti. Il aurait dû se souvenir d'abord que le sujet, tout européen qu'il était, avait son point de départ en France, et que lui-même n'était pas Français. Il sait que la grande difficulté, pour un étranger, est de « s'identifier avec les idées et les besoins de la nation dont il retrace l'histoire ». Il espère néanmoins qu'on lui tiendra compte des efforts qu'il a faits pour «< éclairer la politique à venir de la France ». Éclairer une nation étrangère sur la politique qu'elle devra tenir désormais, l'instruire sur son avenir avec les exemples de sa propre histoire,

1. Geschichte der Revolutionszeit (1789-1795), 3 vol., Dusseldorf, 1853; 4 éd. (17894800), 5 vol., 1878. - Traduction de Mlle Dosquet, revue par l'auteur, et précédée d'une préface écrite pour l'édition française; 6 vol., París, 1869-1888.

2. Il puisa dans les archives et dans des collections particulières, à Berlin, à Bruxelles, à la Haye, à Munich, à Vienne, à Naples. A Paris, les collections de la Bibliothèque nationale, les archives du ministère de la guerre et du ministère des affaires étrangères lui furent ouvertes. « C'est pour moi un plaisir encore plus qu'un devoir, » dit-il dans la préface de l'édition française, « d'exprimer ici toute ma • reconnaissance envers les directeurs et les employés de ces diverses archives, << aussi bien qu'envers ceux de la Bibliothèque impériale, pour l'empressement qu'ils ont montré à aller au-devant de mes désirs. Il est impossible de témoigner, à un étranger plus de bonté et de bienveillance que celles avec lesquelles on a -partout facilité mes recherches. »

3. Il reproche quelque part à Ranke, à propos des démêlés entre la Prusse et l'Autriche, « d'avoir voulu élever ces études au-dessus de l'opposition des partis ». (Préface de la 4 édition allemande.)

4. Préface de l'édition française.

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