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ne composait pas. Arago lui dit un jour, avec la franchise d'un ami: «< Humboldt, tu ne sais pas comment se fait un livre; tu <«<< écris sans fin, mais ce n'est pas là un livre, c'est un portrait <«<< sans cadre. » Ce jugement, dans sa brusquerie familière, renferme un fond de vérité. Les Tableaux de la nature, l'œuvre la plus littéraire de Humboldt, offrent des pages caractéristiques; ils surprennent par la nouveauté des sujets; mais le côté pittoresque est débordé et obscurci par le détail géographique. Le Cosmos est un tableau de la nature inorganique dans ses deux grandes divisions, les espaces célestes et le globe terrrestre; il s'arrête à la limite où commence la série des êtres organisés. L'ouvrage est partagé en plusieurs sections, qui se complètent l'une l'autre, mais qui ne se relient pas directement; il finit par une remarque sur la présence de l'obsidienne dans les roches volcaniques. Évidemment, Humboldt avait, sur la composition littéraire, les idées d'un savant, qui, tout en étant pénétré de la grandeur de son sujet, ne demande qu'à être clair, exact et complet. Il va sans dire que sa méthode est celle de l'observation rigoureuse et approfondie, ne s'interdisant nullement les comparaisons et les généralisations, mais ennemie de l'hypothèse hâtive et de l'abstraction creuse.

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C'est par ce dernier trait qu'Alexandre de Humboldt a exercé une influence salutaire sur la littérature et sur la philosophie. Aux conceptions abstraites, tirées de l'imagination spéculative, il a opposé la généralisation scientifique, fondée sur l'expérience. « Le principe fondamental de mon livre, » dit-il, «< tel « que je l'ai développé, il y a plus de vingt ans, dans des leçons professées en français et en allemand, à Paris et à Berlin, c'est <«< la tendance constante à recomposer, à l'aide des phénomènes, « l'ensemble de la nature, à montrer dans les groupes isolés de «< ces phénomènes les conditions qui leur sont communes, c'est«<à-dire les grandes lois qui régissent le monde; enfin à faire voir «< comment, de la connaissance de ces lois, on remonte au lien « de causalité qui les rattache les unes aux autres. Pour arriver à comprendre le plan du monde et l'ordre de la nature, il faut <«< commencer par généraliser les faits particuliers, par recher«cher dans quelles conditions les changements physiques se <«<manifestent et se reproduisent. On est conduit ainsi à une contemplation réfléchie des matériaux fournis par l'observation, et « non à une idée du monde purement spéculative, à une monado

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«<logie absolue, indépendante de l'experience... Pour certaines « parties de la science seulement, il est vrai de dire que la des«cription du monde est l'explication du monde. En général, ces « deux termes ne peuvent pas encore être considérés comme «< identiques 1. »

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1. Cosmos, Introduction du troisième volume.

A consulter. H. Klencke, Alexander von Humboldt, ein biographisches Denkmal, Leipzig, 1851; 7° éd., 1875. K. Bruhns, A. von Humboldt, eine wissenschaftliche Biographie, 3 vol., Leipzig, 1872. S. Günther, Alexander von Humboldt (dans la collection: Geisteshelden), Berlin, 1900. - Briefe Alexander's von Humboldt an seinen Bruder Wilhelm, Stuttgart, 1880.

CHAPITRE II

CRÉATION DE LA MÉTHODE HISTORIQUE. NIEBUHR

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- 2. Raumer;

3. L'école de

1. Niebuhr et sa méthode critique; l'Histoire romaine. insuffisance de sa critique; sa morale optimiste. Heidelberg; l'histoire systématique. Schlosser et son Histoire universelle. Gervinus; l'Histoire du XIXe siècle; l'Histoire de la poésie allemande. Hæusser et ses travaux sur l'histoire moderne.

Un des créateurs de cette forme de l'histoire qu'on appelle l'histoire de la civilisation, Riehl, fait quelque part cette remarque que, « dans le concert des sciences, chacune donne tour à tour « le ton »; dans l'âge de la Renaissance, c'est la philologie classique; au temps de la Réforme, c'est la théologie; après Locke et Spinosa, c'est la philosophie, et de nos jours c'est l'histoire; toute science tend actuellement à prendre une forme historique. Riehl ajoute qu'autrefois tout homme cultivé tenait à faire, dans une université, au moins une fois, son stage philosophique, tandis que maintenant, dès qu'un général ou un homme d'Etat croit avoir fait une action d'éclat, i la consigne dans ses Mémoires 1.

L'histoire est le seul genre de littérature sur lequel le romantisme n'a eu presque aucune influence. L'idée d'une histoire impartiale, objective, était étrangère aux romantiques. Leur attitude vis-à-vis du passé était le parti pris. Mais, à côté d'eux, la vraie méthode historique se fondait peu à peu, par des hommes qui, sans appartenir à aucune école, continuaient et complétaient l'œuvre des historiens de l'âge précédent 2.

1. Wilhelm-Henri Riehl (1823-1897), professeur à l'université de Munich et directeur du Musée national de Bavière, est surtout connu par ses deux premiers ouvrages, Die bürgerliche Gesellschaft (Stuttgart, 1851) et Land und Leute (Stuttgart, 1853).

2. Voir A. Guilland, L'Allemagne nouvelle et ses historiens, Paris, 1899.

1. NIEBÜHR ET SA MÉTHODE CRITIQUE.

Niebuhr n'a pas seulement transformé une période de l'histoire, il a défini en même temps, avec plus de précision qu'on ne l'avait jamais fait, les règles fondamentales de la recherche historique. Il a légué à ses successeurs un exemple et une méthode. Il était né historien par tous les dons de son esprit et par tous les traits de son caractère. Il avait l'intelligence des affaires humaines, le sens juste et droit, l'âme noble et désintéressée. La véracité était pour lui une religion. « Avant toute chose, » écrit-il un jour à un ami, « nous devons garder intact en nous l'amour « de la vérité, éviter mème toute fausse apparence, ne pas « donner le plus petit détail comme certain sans être pleinement « persuadés de sa certitude. Si nous ne déclarons nous-mêmes, <«< toutes les fois que cela est possible, les fautes que nous croyons << avoir commises, et qu'un autre ne découvrirait peut-être pas; «si, au moment de déposer la plume, nous ne pouvons pas « dire à la face de Dieu : « J'ai tout pesé et examiné, et je n'ai << rien dit sciemment qui ne soit vrai; je n'ai donné aucune << fausse opinion ni sur moi-même ni sur les autres; je n'ai << rien avancé, même sur mes adversaires les plus déclarés, dont je ne puisse répondre à l'heure de ma mort : » si nous ne pou<«<vons faire cela, la science et les lettres n'auront servi qu'à << nous corrompre et à nous pervertir 1. » Niebuhr serait l'historien complet, si l'histoire n'était un art en même temps qu'une science. Malheureusement, son style n'est pas celui d'un écrivain, non qu'il y mette de la négligence, ou qu'il ait, comme beaucoup de ses compatriotes, le dédain de la forme. S'il écrit mal, c'est peut-être par un excès de scrupule. Il veut donner toute son idée, toutes les nuances de son idée, et sa phrase devient trop dense; elle manque d'air; elle étouffe sous les incidentes. Niebuhr a de longues périodes, et parfois des tours solennels, sans parler de ses archaïsmes. On peut lui appliquer ce que Cicéron dit des plus anciens orateurs grecs : « Ils avaient de la noblesse dans

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1. Franz Lieber, Erinnerungen aus meinem Zusammenleben mit Niebuhr; aus dem Englischen, von Thiebaut, Heidelberg, 1837. - Consulter, en outre : Lebensnachrickten über B. G. Niebuhr aus Briefen desselben und aus Erinnerungen einiger seiner F 3 vol., Hambourg, 1838; - Classen, Niebuhr, Gotha, 1876; - Eyssenhardt,

Fiographischer Versuch, Gotha, 1886.

«<l'expression, de l'abondance dans les idées, mettaient beau<«<coup de choses en peu de mots, et par là même ils devenaient parfois obscurs 1. »

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Né à Copenhague, en 1776, Berthold-George Niebuhr dut sa première instruction à son père, le célèbre voyageur Karstens Niebuhr, qui occupa sur la fin de sa vie un modeste emploi de conseiller de justice à Meldorf, dans le Holstein. Il semble avoir été destiné d'abord lui-même au rôle d'explorateur, car on l'envoya, à dix-sept ans, à l'École de commerce de Hambourg. Voss lui donna le goût des études classiques : « Voss,» dit-il, « que nos << arrière-neveux devront exalter comme un bienfaiteur avec <«<lui commence une ère nouvelle dans l'intelligence de l'anti« quité, car il a su découvrir dans les classiques ce qu'eux« mêmes supposent connu, leurs idées sur la divinité et le monde, leur vie et leurs habitudes domestiques; il a compris «<et expliqué Homère et Virgile comme des contemporains qui << ne seraient séparés de nous que par l'espace. J'eus le bonheur, » ajoute Niebuhr, « de recevoir dès l'enfance les encouragements « personnels de cet ami de ma famille. » Après avoir passé deux ans à l'université de Kiel, il fut attaché, comme secrétaire particulier, au cabinet du ministre danois Schimmelmann; il apprit ainsi le maniement des finances. En 1798, il fit un voyage en Angleterre et en Écosse. Il assura plus tard que l'Angleterre lui avait donné la clef de l'histoire romaine. En même temps, le jeu libre et régulier des institutions anglaises lui inspira, pour toute révolution, et en particulier pour la Révolution française, une aversion qui dura toute sa vie. De retour à Copenhague, il fut nommé directeur de la banque et du bureau des Indes Orientales (1804). En 1806, le baron de Stein reconnut en lui un des hommes dont il pouvait se servir pour la régénération de la Prusse, et il l'attira à Berlin. Il entra au ministère des finances, et fut spécialement chargé de la direction du commerce maritime; il devint conseiller d'État et membre de l'Académie des sciences. Des dissentiments avec ses collègues sur des questions techniques l'éloignèrent momentanément des affaires; il fit alors, à l'université, cette série de conférences dont sortit l'Histoire romaine. Les deux premiers volumes parurent en 1811 et 1812.

1. « Grandes erant verbis, crebri sententiis, compressione rerum breves, et ob eam ipsam causam interdum subobscuri.» (Brutus, vii.)

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