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l'imagination du grand nombre. Un théâtre merveilleux, après Kant, était un anachronisme.

Le poète dramatique parle à une foule assemblée; il y a donc, pour lui, un art de ménager les effets, d'amener le nœud et le dénouement d'une intrigue. Des caractères intéressants dans un livre peuvent ne pas convenir à la scène. Même la forme du vers n'est pas indifférente. Une salle de théâtre a son acoustique physique et morale, et le poète qui la néglige risque de parler dans le vide. Cela est si vrai que, chez toutes les nations qui ont eu un théâtre, il s'est établi une tradition, variable dans certains détails, mais constante dans ses principes, et qui n'est que l'expression du goût national. Shakespeare, Calderon, Molière, n'ont pas créé la forme dramatique qui est devenue la leur; elle était trouvée avant eux, ou du moins elle se préparait de longue main, et ils n'ont eu qu'à la fixer, à la consacrer par des chefs-d'œuvre.

Un commencement de tradition existait en Allemagne depuis Lessing et Schiller. On avait reconnu certaines lois, inhérentes à toute poésie dramatique, quels que fussent les modèles que l'on eût devant les yeux, qu'on imitat Sophocle, Racine ou Shakespeare. Lessing les discutait minutieusement dans sa Dramaturgie; elles forment l'un des objets les plus courants de la correspondance entre Goethe et Schiller. Mais les romantiques, sans tenir compte de ce qui a été fait avant eux, commencent par tout rapporter au caprice individuel. Désormais un ouvrage dramatique pourra être formé indifféremment d'une suite de scènes régulièrement enchaînées, ou d'une succession de tableaux vaguement reliés par une idée générale. Le lyrisme envahit l'action, sous prétexte de lui donner un caractère idéal. L'abstraction allégorique se substitue à la vérité concrète; les personnages deviennent des symboles, et les symboles ne sont pas toujours clairs. On emploie tour à tour les mètres les plus divers, anciens ou modernes, et, après avoir emprunté l'alexandrin à la France, le trimètre ïambique à l'antiquité, on arrive enfin au petit vers de Calderon, le vers trochaïque de huit syllabes, rimé ou non ce fut la forme définitive du drame fataliste. Toute tradition était rompue, et l'on pouvait affirmer, après le triomphe de l'école romantique, que l'Allemagne n'aurait jamais un théâtre national, ou du moins que l'avènement d'un tel théâtre était remis à un avenir incertain.

Le drame fataliste est un produit naturel de l'esprit roman

tique. Tieck, qui plus tard le répudia, en donna le premier exemple, dès 1795, dans Charles de Berneck. On essaya, dans la suite, de le rattacher à la Fiancée de Messine de Schiller. Mais Schiller, en poète philosophe qu'il était, avait eu soin, tout en faisant voir à l'arrière-plan du sujet le fantôme d'une destinée. inéluctable, d'attribuer à chaque personnage une part de culpabilité, qui à elle seule aurait suffi pour l'entraîner dans la catastrophe commune. Le destin qui règne dans le drame fataliste est, au contraire, un sort capricieux qui frappe indistinctement les innocents et les coupables, qui s'acharne même de préférence sur les innocents, et qui est attaché à une circonstance fortuite, à une prédiction, à la rencontre d'une certaine personne, au retour d'une date. Les situations sont toujours les mêmes la rivalité de deux frères, l'arrivée inopinée d'un fils inconnu, d'un époux que l'on croyait mort. On vit dans le parricide, dans le fratricide, dans l'inceste. Les plus tristes rôles sont attribués aux femmes et aux enfants, les unes complices inconscientes des crimes de leurs maris ou de leurs frères, les autres voués à la mort par la tache de leur naissance. Les pressentiments s'expriment dans des monologues. Des orages annoncent la catastrophe prochaine; la flamme expirante d'une bougie indique l'approche du meurtrier; des horloges marquent l'heure fatale. Le drame fataliste, c'est, quant à la forme, la puérilité de la mise en scène, et, quant au fond, l'horreur commandée par le hasard, c'est-àdire la chose la moins dramatique du monde 1.

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Zacharie Werner est un mystique doublé d'un viveur; il mena de front ces deux personnages jusqu'au jour où, par fatigue, le mysticisme le prit tout entier. Sa mère mourut folle; elle avait cette idée fixe qu'elle était la Vierge Marie et son fils le Sauveur du monde. Né à Konigsberg, en 1768, Werner étudia le droit dans sa ville natale, et entra ensuite dans l'administration des domaines. Il n'avait pas encore quitté l'université lorsqu'il débuta par un volume de poésies mêlées 1; c'étaient des chansons et des

1. A consulter. Minor, Die Schicksalstragödie in ihren Hauptvertretern, Francfort-sur-le-Mein, 1883.

1. Vermischte Gedichte, Koenigsberg, 1789.

satires, œuvres frivoles, sans originalité. Il divorça trois fois en douze ans. Lorsqu'il se sépara de sa troisième femme, une Polonaise qui ne savait pas l'allemand et dont lui-même ne comprenait pas la langue, il écrivit à un de ses amis : « Je ne suis pas un «< méchant homme, mais je suis faible sous bien des rapports, <«< quoique sous d'autres rapports Dieu m'ait donné de la force; « je suis inquiet, capricieux, avare, désordonné. Tu le sais bien, « je suis toujours occupé de mille affaires et de mille fantaisies à « la fois. En outre, je fréquente ici les spectacles et les réunions << mondaines, et ma femme ne pouvait pas avoir avec moi une vie agréable. Elle est innocente de notre divorce, je le suis peut«< être aussi, car est-ce ma faute si je suis fait ainsi? » Il était alors à Berlin, où il avait été appelé comme secrétaire intime. C'était une nature incohérente, un assemblage disparate de quelques qualités et de beaucoup de défauts. Une de ses qualités était la sincérité : toute sa vie, il a blâmé sa conduite et critiqué ses écrits, sans se corriger et sans faire mieux. Avant d'arriver à Berlin, il avait occupé un emploi inférieur à Varsovie, où il s'était lié avec Hoffmann et Hitzig. C'est là qu'il écrivit ses deux premiers ouvrages dramatiques, les Fils de la Vallée et la Croix sur la Baltique 1. Les Fils de la Vallée constituent une sorte de franc-maçonnerie religieuse, qui succède à l'ordre des Templiers, et qui doit un jour régénérer le monde. Ce sujet est développé en deux longs drames, de six actes chacun, dont le principal défaut est que rien ne se trouve au premier plan et qu'on ne sait à qui s'intéresser. La Croix sur la Baltique montre l'établissement du christianisme en Prusse; un des personnages est le fantôme de saint Adalbert, qui porte une flamme sur le front et qui fait des miracles. Cette pièce devait avoir également une suite, qui ne fut écrite que beaucoup plus tard. A Berlin, principalement par ses rapports avec Iffland, Werner apprit à mieux connaître les conditions de la scène; il écrivit alors son meilleur ouvrage, Martin Luther ou la Consécration de la force 2, qui fut représenté avec un grand éclat, et dont le succès s'est maintenu jusqu'à une époque récente. Le choix du sujet était hardi; il était peut-être difficile d'en faire sortir un

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1. Die Söhne des Thales, Berlin, 1803. Das Kreuz an der Ostsee; Erster Theil: Die Brautnacht; Berlin, 1806.

2. Martin Luther oder die Weihe der Kraft, Berlin, 1807.

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conflit dramatique, et ce n'est pas ce que Werner y cherchait. Il ne veut que faire passer devant nos yeux une série de tableaux, et quelques-uns, comme celui de la diète de Worms, ont de la grandeur. Quand la toile se lève sur le quatrième acte, Luther prononce la péroraison de son discours : « Et par là, très puissant « empereur, révérés princes et seigneurs, j'ai confessé ce que « j'enseigne et ce que je veux. Je ne suis qu'un simple moine; je n'ai pas vécu dans les cours, mais dans les cellules; j'ignore les «< usages du grand monde. Cependant je n'ai nulle crainte de « révéler ce que Dieu a mis dans mon cœur. Ce n'est pas ma propre « gloire, c'est l'honneur de Dieu et le salut de la chrétienté que je cherche c'est pourquoi je suis forcé d'annoncer, quoique « sans art, la simple et pure parole de Dieu. » Et lorsque, après l'avoir sommé plusieurs fois de se rétracter, ses juges lui demandent une réponse formelle, il ajoute : « Ma réponse, la voici, sans « réticence et sans artifice. Je ne rétracte rien. Le pape peut se <«< tromper, les conciles peuvent se tromper : l'Écriture seule est « vraie. Aussi longtemps que, l'Écriture à la main, vous ne me «< convaincrez pas d'erreur, je reste ferme sur ma croyance, lors <«<< même que vous réduiriez mon corps en cendres. J'obéis à la « voix de ma conscience. Me voici donc que Dieu me soit en « aide! Je ne puis faire autrement. Amen!» La suite de l'action, la condamnation du réformateur, sa retraite à la Wartbourg, sa réapparition au milieu des briseurs d'images, sont à peu près conformes à l'histoire. Ce qui appartient en propre à Werner, ce sont les ingrédients mystiques. Luther et Catherine de Bora sont prédestinés à s'aimer; il faut qu'ils se rencontrent et qu'ils s'unissent; ils y sont préparés par des songes et des apparitions. L'amour de Catherine est, pour Luther, la consécration de sa force; à eux deux, ils représentent la force et la tendresse, les deux puissances qui subjuguent le monde. Lorsque Werner eut passé au catholicisme, il se crut obligé de faire une rétractation publique de sa pièce, et il écrivit alors la Consécration de la faiblesse 1, un petit poème, où, avec une certaine outrecuidance, il associe son prétendu relèvement à celui de la nation allemande.

Après les événements de 1806, Werner se démit de ses fonctions et se rendit à Vienne, où il espérait trouver un emploi au

1. Il faudrait dire de la non-force, ou de l'impuissance : Die Weihe der Unkraft, Francfort-sur-le-Mein, 1814.

théâtre. Il écrivit alors deux de ses pièces les plus faibles, Attila, roi des Huns, et Wanda, reine des Sarmates, qu'il appela des tragédies romantiques. Dans l'une, Attila était converti au christianisme par un mariage mystique avec la princesse Honoria. Dans l'autre, un personnage fabuleux, la reine Libussa, entourée d'un chœur de jeunes filles, venait annoncer le nouvel évangile d'amour dont Werner s'était fait l'apôtre. N'ayant pu se fixer à Vienne, il commença une vie errante, s'arrêta deux fois à Weimar, et séjourna quelque temps auprès de Mme de Staël à Coppet. Un jour, il récita dans le salon de Goethe un sonnet où la pleine lune était comparée à une hostie, ce qui étonna beaucoup. Wanda n'en fut pas moins représentée à Weimar, en 1809. Sainte Cunégonde, impératrice d'Allemagne, qui date de la même époque, fut moins heureuse et ne put arriver à la scène. Dans ce drame, les extases de Cunégonde devaient être jouées en pantomime; elles sont décrites en détail dans les indications scéniques.

C'est pendant son second séjour à Weimar que Werner écrivit le Vingt-quatre Février, qui est devenu le type du drame fataliste; on prétend même, ce qui est peu vraisemblable, que le sujet avait été approuvé par Goethe. Plusieurs crimes se commettent dans une même famille, à travers trois générations, toujours à la même date et avec le même instrument, fatalement, presque innocemment. Un enfant tue sa sœur en jouant; un père tue son fils sans le connaître. Tout est resserré en un acte; les effets se succèdent avec une telle rapidité, qu'on ne s'aperçoit pas des invraisemblances du sujet. Le dernier crime, qui constitue l'action, se prépare et se commet dans l'espace d'une heure, de onze heures à minuit; mais tout le passé pèse sur cette heure fatale. La pièce donne l'impression d'un cauchemar. Elle fut représentée à Weimar en 1810. « Ce que le sujet avait d'effrayant, »> dit Goethe, « disparut devant la pureté et la perfection du jeu « des acteurs. » Selon d'autres témoins, << on se serait cru au « jour du jugement dernier. »

Werner était alors à Rome, et son Journal nous renseigne sur la vie qu'il y menait. Le matin il s'agenouillait sur le tombeau des apôtres, et le soir il fréquentait les sociétés les moins honnêtes; il se faisait pardonner chaque jour le péché de la veille. Il paraît que les Affinités électives de Goethe, avec leur théorie du

1. Werner avait perdu, le 24 février 1804, sa mère et un de ses meilleurs amis.

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