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discrètement, il est vrai, et sans trop de malice, aux ridicules grands et petits, aux manies, aux excentricités du jour. Elles sont souvent trop raisonneuses, et s'attardent en de longues conversations qui ont tout le décousu d'une causerie de salon. Parfois aussi elles deviennent fantastiques, rêveuses; alors des visions d'autrefois reviennent hanter l'imagination du conteur, et le vieux lutin romantique reparaît tout à coup, comme pour montrer qu'il n'était qu'endormi1.

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Wilhelm-Henri Wackenroder confia à Tieck, pendant un voyage qu'ils firent ensemble de Berlin à Dresde, les feuilles éparses sur lesquelles, depuis des années, il notait ses impressions sur l'art. Nature tendre, délicate, incapable d'action, encore plus incapable de résistance, il cédait à la volonté inflexible d'un père, et se condamnait à l'étude du droit, sans y rien comprendre. « Le droit, » dit-il dans une lettre à Tieck, « quand « pourrai-je prendre sur moi de faire entrer cette nomenclature « dans ma tête? » Une nomenclature, il n'y voyait que cela. Il s'effrayait aussi à l'idée de devoir un jour, quand il serait juge, analyser froidement un fait qui, représenté au théâtre, lui aurait arraché des larmes. En attendant, il pliait, renfermant ses vœux au fond de son âme, semblable à ce musicien qu'il a peint dans un de ses fragments, pauvre rêveur qui se sent impropre à la vie active, «harpe éolienne que fait vibrer un souffle étranger ». Wackenroder pressentait-il dès lors sa fin prochaine? on pourrait le croire au ton de certains passages. Tieck, revenant à Berlin, et passant par Halle, communiqua le tout au maître de chapelle Reichardt, et celui-ci, à la lecture des premières pages,

1. Éditions.Œuvres complètes, 20 vol., Berlin, 1826-1846.-Œuvres posthumes, publiées par Koepke, 2 vol., Leipzig, 1855. - Nouvelles, 12 vol., Berlin, 1852-1854 Euvres choisies, par Welti, 8 vol., Stuttgart, 1886-1888; par Klee, 3 vol., Leipzig, 1892; par Minor, 2 vol. (collection Kürschner).

Tieck a traduit le Don Quichotte de Cervantes (4 vol., Berlin, 1799-1801), et il a terminé le Shakespeare de Wilhelm Schlegel (9 vol., Berlin, 1825-1832); il a été aidé dans ce dernier travail par sa fille Dorothée et par le comte Baudissin. Correspondance. K. von Holtei, Briefe an Ludwig Tieck, 4 vol., Breslau, 1864. A consulter. - Friesen, Ludwig Tieck, 2 vol., Vienne, 1871. Bischoff, Tieck als Dramaturg, Bruxelles, 1897. Minor, Tieck als Novellendichter (dans les Akademische Blätter de Sievers), Brunswick, 1884.

«crut entendre la voix du Moine dans Nathan le Sage ». Le titre et le lien de l'ensemble étaient trouvés. Tieck ajouta une préface, compléta et développa par endroits la pensée de son ami, et ainsi parurent, en 1797, sans nom d'auteur, les Confidences d'un moine ami des arts'. Tieck recueillit plus tard les derniers fragments de Wackenroder, et en forma les Fantaisies sur l'art, pour les amis de l'art. Il s'est expliqué lui-même à plusieurs reprises et très franchement sur la part qui lui revient dans les deux publications, et qui est beaucoup plus grande dans la seconde que dans la première.

Wackenroder mourut en 1798, à l'âge de vingt-cinq ans. Toute son éducation artistique s'était faite dans les galeries du musée de Dresde. S'il avait vécu, s'il avait pu accomplir ce voyage d'Italie que rêve tout artiste, nul ne peut dire quelle tournure aurait prise son esprit. Il a commencé, comme Goethe, par l'admiration du gothique, et l'on sait comment Gothe a fini. Il n'a donné que son premier jet, et cette explosion juvénile, toute vive et ardente dans les Confidences du Moine, un peu calmée et refroidie dans le Sternbald, est devenue le credo artistique du romantisme.

Wackenroder est artiste et poète au fond de l'âme, mais l'art et la poésie, intimement unis, ne sont pour lui que l'expression du sentiment religieux. Aimer et adorer, dit-il quelque part, tout le sens de la vie est là. Il compare la contemplation d'une œuvre d'art à une prière un musée doit être un temple. Un élan du cœur l'entraîne vers le moyen âge et l'aurore de la Renaissance; Raphaël et Albert Dürer sont ses héros. Mais, en même temps, il s'efforce d'entrer dans toutes les formes sous lesquelles se manifeste le génie; il ne rejette rien de parti pris. Le sentiment « de l'art, » dit-il, « est un rayon qui se brise en mille manières <«< dans nos âmes comme dans un prisme. » Ce qui lui est antipathique, c'est l'esprit de système. « Celui qui croit à un système, »> dit-il ailleurs, « a déjà expulsé l'amour du fond de son cœur; << l'intolérance de l'esprit est plus insupportable que l'intolérance « du sentiment; la superstition vaut mieux que le dogmatisme. » Il faut, pour comprendre une œuvre d'art, sortir de soi-même et entrer dans l'âme de l'artiste. L'art est le domaine de la tolérance; il n'y a que la frivolité avec laquelle il soit incompatible.

1. Herzensergiessungen eines kunstliebenden Klosterbruders, Berlin, 1797. 2. Phantasien über Kunst, für Freunde der Kunst, Hambourg, 1799.

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Les idées de Wackenroder, par l'esprit de tolérance qui les animait, contenaient en elles le germe d'un développement futur. Mais ce germe, les romantiques l'étouffèrent. Ils s'en tinrent à la première formule, celle de l'art qui est avant tout sentiment, effusion mystique de l'âme. Goethe regrettait déjà de voir les artistes de son temps sternbaldiser au lieu de peindre. Ce que les coryphées de l'art romantique cherchèrent désormais en Italie, ce ne fut pas la Rome classique, mais celle du moyen âge, sans se douter que c'étaient les vraies traditions de la peinture allemande, celles de Dürer et de Holbein, qu'ils abandonnaient ainsi1.

1. Les Fantaisies et le Sternbald ont été réunis par Minor dans un vol. de la collection Deutsche National-Litteratur, de Kürschner (Tieck und Wackenroder, Berlin, 1886).

CHAPITRE VI

NOVALIS

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Rapport entre la vie et les écrits de Novalis. Influence de Goethe, de Tieck et de Fichte sur son développement. La doctrine de l'idéalisme magique. Les Hymnes à la Nuit. Le roman de Henri d'Ofterdingen. La place de Novalis dans le romantisme.

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Frédéric-Léopold de Hardenberg, plus connu sous son pseudonyme de Novalis, est né en 1772, à Ober-Wiederstedt, dans le comté de Mansfeld. Son père était directeur des salines de Weissenfels; lui-même fut destiné de bonne heure à la carrière des mines, qu'il accepta d'abord simplement, et à laquelle il trouva plus tard un côté poétique. Après avoir fait ses premières études au gymnase d'Eisleben, il se rendit, en 1790, à l'université d'Iéna, où il connut Fichte, les deux Schlegel et surtout Schiller. On remarqua dès lors un trait de sa nature qui ne fit que s'accentuer dans la suite, un besoin de s'attacher et en même temps d'idéaliser l'objet de son attachement. Schiller, son «< cher, grand Schiller », devint aussitôt pour lui le type du génie et de la vertu, l'homme idéal. Il continua son apprentissage à Leipzig et à Wittemberg, et entra dans la carrière active, en 1794, à Weissenfels. L'année suivante marque une date dans le développement de son esprit. Les premiers livres de Wilhelm Meister parurent; i ne se borna pas à les lire; il les étudia, il s'en pénétra, et il y trouva, selon l'habitude des romantiques, des vérités profondes enveloppées de symboles. La même année, il fit la connaissance de celle qui fut « sa Clarisse ». C'était Sophie

1. Novalis est une adaptation latine du nom de Hardenberg. Hard veut dire forêt; Berg, montagne, roche, mine; on appelle novalis un terrain minier nouvellement mis en exploitation.

de Kühn, qui le charma sans doute par un ensemble de qualités opposées aux siennes. On la présente comme un modèle de candeur et d'esprit naturel, sans rien de sentimental. Elle n'avait que douze ans ; c'était presque une enfant; néanmoins Hardenberg se fiança avec elle. Mais elle tomba malade presque aussitôt, et mourut deux ans après. Alors il la transfigura dans son imagination, et elle fut, pendant quelques années, le centre idéal de sa vie. La mort de Sophie devint, pour lui, le point de départ d'une ère nouvelle, d'après laquelle il data son Journal intime. Bientôt, intervertissant les rôles, il pensa que c'était elle qui vivait, tandis que lui-même restait plongé dans la mort, et qu'elle n'était allée devant lui que pour l'inviter à la suivre; et il se demanda si la volonté de l'homme, qui transforme le monde, n'était pas assez forte pour franchir les portes de l'éternité. « Je « veux mourir, » dit-il un jour, « non comme un être épuisé que « la nature abandonne, mais libre comme l'oiseau de passage qui «cherche d'autres climats, et joyeux comme un jeune poète. » C'est avec ces pensées qu'il composa les Hymnes à la Nuit, qui parurent dans l'Athénée de 1800. Ils sont écrits en vers libres, qu'on a pris longtemps pour de la prose. C'est la transcription poétique du Journal intime. Le style en est simple et concis. Novalis, qui venait de lire les Nuits d'Young, connaissait les défauts du genre funèbre, et, en habile écrivain qu'il était déjà, il sut les éviter. Il règne dans ses hymnes une sorte de joie mystique, qui est déjà une réaction contre la douleur. On sent que le poète, au milieu de son deuil, reste jeune, et que sa mort volontaire sera suivie d'une prompte résurrection.

Nous le retrouvons, dès la fin de l'année 1797, à Freiberg, occupé de minéralogie et de géologie. En même temps, il continue de philosopher, se guidant, en apparence, d'après Fichte, mais, en réalité, se laissant porter par son imagination. Une idée, qui est déjà exprimée dans les Hymnes et dans les passages correspondants du Journal, forme le fond de sa philosophie : c'est celle de la toute-puissance du moi, qui a pour mission de s'assujettir le monde, non seulement par les conquêtes lentes et progressives de la science, mais par le pouvoir immédiat de l'esprit sur la matière, disons le mot, par la magie. Novalis a trouvé la dernière forme de l'idéalisme de Fichte: c'est, pour employer sa propre expression, l'idéalisme magique. Il prévoit le moment où, à côté de la logique, qui est l'art de penser et de

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