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Tieck, encouragé par ses amis, continua d'écrire, dans le même style, le Prince Zerbino et le Monde renversé. Le Prince Zerbino ou le Voyage au pays du bon goût, en six actes, se donne pour une suite du Chat botte; c'est, quant au sujet, un amalgame entre le Triomphe du sentiment de Gœthe et le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. On y passe en revue tous les genres de pédanterie, et l'on nous montre, comme contraste, le Jardin de la Poésie, où se promènent les « quatre saints», Goethe, Shakespeare, Dante et Cervantes; les jets d'eau, les oiseaux et les fleurs leur offrent un concert. Dans le Monde renversé, Apollon est dépossédé par Scaramouche, le représentant du rationalisme en poésie et de l'utilitarisme en morale. Une brasserie est installée au pied du Parnasse, et Pégase est transformé en âne. La pièce elle-même offre l'image du monde renversé; elle commence par un épilogue et finit par un prologue. « Eh bien, messieurs, » dit l'épilogue, « que pensez-vous de la pièce? Vous m'objecterez « que vous ne l'avez pas encore vue. Mais que deviendrait la cri« tique, si l'on ne devait juger qu'après avoir vu? »

Tieck avait dépensé beaucoup d'esprit dans ses contes dramatiques, mais il y avait aussi contracté l'habitude d'appliquer à toutes sortes de sujets la loi de l'ironie romantique, c'est-à-dire, au fond, de ne pas les prendre au sérieux. Il en donna la preuve lorsqu'il voulut aborder le vrai drame. Un manuscrit du Peintre Müller, qui lui tomba entre les mains en 1797, lui donna l'idée de la tragédie intitulée la Vie et la Mort de sainte Geneviève1. Cette tragédie est une suite d'épisodes, qui ont pour but de faire passer devant nos yeux les différents aspects de la vie du moyen âge. Tieck aurait cru faire œuvre de réaliste, en s'astreignant à un plan régulier. «Il suffit, » dit-il, « qu'un prologue et un épilogue «< constituent une sorte de cadre mobile, dans lequel les scènes <«< puissent se suivre, comme les images dans un rêve. » Le prologue et l'épilogue sont dits par saint Boniface, qui se fait d'abord connaître par ces mots : « Je suis le brave saint Boniface, >> et qui demande ensuite aux spectateurs « d'écouter avec une âme <«< contrite une histoire du vieux temps où l'on prisait encore la religion et la vertu. » Il revient encore au milieu et à la fin, pour suppléer par des récits à ce qui n'a pas été figuré sur le

1. Tieck publia lui-même, en 1811, Golo et Geneviève, avec les autres œuvres du Peintre Müller, et démontra par cette publication qu'il n'avait fait aucun emprunt direct à son devancier.

théâtre. Le drame a une allure tantôt épique, tantôt lyrique. Golo emploie tous les rythmes possibles pour séduire Geneviève, mais c'est la seule variété qu'il mette dans la peinture de sa passion. Un prophète inconnu prédit à Charles Martel la gloire future de sa race. Ce qui frappe le plus, dans cette pièce qui se prétendait naïve, c'est l'absence complète de naïveté. Schiller écrivait à Kærner, après avoir lu la Sainte Geneviève : « Tieck a « de l'inspiration, de la délicatesse et de la grâce, mais il manque « de vigueur et de profondeur, et il en manquera toujours : les « Schlegel l'ont gàté. » Et, dans une autre lettre : « Tieck aurait << encore tant à faire! Malheureusement, il croit déjà avoir tant « fait! C'est dommage; c'est un homme de talent, mais il ne <«< fera jamais rien d'achevé. La force brutale peut bien se disci<«< pliner, mais le chemin de la perfection ne va jamais par ce qui « est vide et creux 1. »

Les derniers mots sont durs; mais, en somme, Schiller a bien vu le défaut capital de l'œuvre, le manque de sérieux et de profondeur. Citons tout de suite, après Sainte Geneviève, l'Empereur Octavien, quoique cette pièce, commencée en 1800, n'ait été publiée qu'en 1804; car elle ne mérite qu'une mention rapide. L'auteur l'appelle une comédie; elle a deux parties, chacune de cinq actes. C'est le type du drame romantique : du moins l'école la donnait pour telle. Il semble que Tieck ait voulu prendre systématiquement le contre-pied de tout ce qui passait pour règle, et les libertés qu'il se donne seraient, après tout, fort indifférentes, s'il en résultait le moindre effet dramatique. Mais c'est précisément par là que l'ouvrage pèche. La Romance tient le rôle qui était attribué tout à l'heure à saint Boniface; elle est entourée de ses parents, la Foi et l'Amour, et des servantes de ses parents, la Vaillance et la Plaisanterie, sans compter les chœurs des chevaliers, des pèlerins et des bergers 2. Le lyrisme étouffe et absorbe le drame. L'Empereur Octavien est un lourd pavé jeté à la tête des classiques, mais vraiment trop lourd.

Les romantiques ne bornaient pas leur ambition à créer une poétique nouvelle, ils prétendaient donner une autre direction à tout l'ensemble des arts. Ils préféraient la peinture à la sculpture, sans doute parce qu'ils la comprenaient mieux, ou parce qu'ils

1. Lettres du 5 janvier et du 27 avril 1801.

2. C'est le groupe que le peintre Hübner a reproduit sur le rideau du théâtre de Dresde.

la trouvaient plus expressive. Ils avaient un culte particulier pour la musique, qui, par son indétermination apparente, répondait au caractère de leur poésie. Nous avons déjà vu les frères Schlegel toucher par moments à la critique d'art, malgré leur incompétence en cette matière, qui exige, comme toutes les autres, des connaissances préparatoires et même une certaine pratique. Tieck eut pour initiateur son ami Wackenroder, admirateur passionné de la vieille peinture allemande et de l'architecture gothique. Ils s'étaient connus au gymnase, avaient fait ensemble leurs études universitaires à Erlangen et à Gættingue, et s'étaient retrouvés ensuite à Dresde et à Berlin. Ils avaient d'abord échangé leurs idées en visitant les antiquités de Nuremberg et de Bamberg, et ils conçurent, en 1797, le projet d'exposer dans un roman l'éducation du peintre, comme Goethe avait décrit, dans Wilhelm Meister, l'apprentissage de l'artiste en général et son rôle dans la société. Leur héros devait être un élève d'Albert Dürer, qui irait compléter dans un voyage en Italie les enseignements du maître, et qui reviendrait en Allemagne avec une expérience désormais consommée et un talent mûri. L'ouvrage devait être écrit en collaboration; mais Wackenroder mourut au commencement de l'année suivante, et Tieck resta seul chargé du travail. Telle fut, selon les renseignements que nous donne Tieck lui-même, l'origine du roman intitulé les Pérégrinations de Franz Sternbald1. Les premiers chapitres sont les meilleurs. Le caractère d'Albert Dürer, sa vie simple et laborieuse, ses rapports avec ses disciples, la figure moins sévère du peintre flamand Lucas de Leyde, fournissent les sujets de quelques tableaux intéressants. Mais ensuite le roman s'éparpille; les épisodes de toutes sortes, scènes d'intérieur ou de voyage, se multiplient; les paysages étendent sans fin leurs contours vaporeux; les personnages étalent leurs sentiments en de longues improvisations lyriques ou musicales. Il y a plus: il ne suffit pas au peintre, tel que Tieck le comprend, d'avoir une foi et un idéal; il lui faut la vie des sens. De là quelques scènes qui semblent des ressouvenirs de la Lucinde de Frédéric Schlegel ou de l'Ardinghello de Heinse. La conclusion manque. Tieck était, comme certains de ses héros, un improvisateur charmant, mais il n'était pas fait pour les travaux de longue haleine. Le Sternbald n'en est pas

1. Franz Sternbalds Wanderungen, 2 vol., Berlin, 1798.

moins une des imitations les plus heureuses, les plus originales, du Wilhelm Meister de Goethe.

Nous avons déjà pu distinguer, dans la carrière de Tieck, deux périodes. La première, qu'on peut appeler la période werthérienne, est surtout caractérisée par le roman de William Lovell. A la seconde, qui est la période romantique proprement dite, appartiennent les contes, les drames et le Sternbald. La troisième sera celle des nouvelles. L'intervalle qui sépare la seconde de la troisième est rempli par des voyages et par des travaux d'histoire littéraire.

Après avoir vécu alternativement à Berlin, à Iéna et à Dresde, Tieck s'établit, en 1802, à Ziebingen, près de Francfort-sur-l'Oder, où l'attirait l'amitié du comte de Finkenstein, dont le père avait été ministre sous Frédéric II. En 1805, il fit un voyage en Italie, avec sa sœur, son frère Frédéric et le baron de Rumohr1. Il consulta les collections manuscrites de la bibliothèque du Vatican, et il en retira quelques fragments de l'ancien poème du Roi Rother. Au retour, il étudia le manuscrit des Nibelungen conservé à la bibliothèque de Saint-Gall, et il s'arrêta quelque temps à Weimar. Il rentra à Ziebingen, au milieu des préparatifs de la campagne de 1806, et, en 1813, la guerre s'étant portée en Silésie, il se retira à Prague. En 1817, il se rendit à Londres, pour se mettre en contact direct avec le théâtre anglais, et il visita la maison de Shakespeare à Stratford. Les résultats les plus appréciables de ces voyages d'études furent les deux publications sur l'Ancien Théâtre anglais (1811) et sur le Théâtre allemand (1817); la première se composait de traductions, semblables à celles que venait de donner Wilhelm Schlegel; la seconde contenait des pièces de Rosenblüt, de Hans Sachs, d'Ayrer, d'Opitz, de Gryphius, de Lohenstein et des Comédiens anglais. Mais la critique de Tieck manquait de sûreté, dès qu'il voulait remonter au delà du xve siècle; ses traductions des Nibelungen sont faibles, et son édition de Rother est incorrecte. En 1819, après la mort du comte de Finkenstein, il alla demeurer à Dresde, et, en 1825, il fut attaché au théâtre comme dramaturge. Il eut,

1. Le sculpteur Frédéric Tieck fut un des meilleurs élèves de Schadow et de David d'Angers; il fut plus tard directeur de la galerie des antiques à Berlin; les groupes qui garnissent les tympans du Schauspielhaus sont une de ses principales œuvres; il a modelé les bustes de beaucoup d'hommes célèbres, entre autres celui de son frère. Le baron de Rumohr s'est fait connaitre plus tard par ces nouvelles et par des travaux sur l'histoire de l'art.

pendant une vingtaine d'années, jusqu'au jour où le roi FrédéricGuillaume IV lui offrit une retraite à Potsdam, toute l'influence d'un chef d'école. Il reçut la visite d'Ampère, de De Barante, de Montalembert, de Carnot, de David d'Angers. Ses séances de lecture étaient surtout recherchées; c'étaient, dit Eckermann, comme des représentations où tous les rôles auraient été admirablement interprétés 1. Ses Feuilles dramaturgiques, dont il donna une première édition en 1827, et dont l'acteur Devrient publia plus tard une collection plus complète, témoignent d'un esprit fin, d'un goût éclairé et d'une rare connaissance des différents théâtres modernes 2.

Ce fut surtout à Dresde et dans les loisirs de sa vie théâtrale que Tieck écrivit ses nouvelles, qui sont peut-être la partie la plus durable de son œuvre. La nouvelle est une forme réduite du roman; c'est le roman rapproché de la vie. Le roman proprement dit est la peinture complète d'un caractère ou d'une passion; c'est une œuvre d'analyse profonde. La nouvelle est plus modeste; une faiblesse du cœur, un travers de l'esprit, un incident passager, lui suffisent. Elle vit d'observation journalière; elle a constamment ses héros sous les yeux. C'était un genre qui convenait parfaitement à Tieck, à son génie souple et prompt, un peu superficiel. Il y a souvent réussi, et il y a quelquefois excellé. Il a échoué toutes les fois qu'il a voulu en forcer les cadres et élever la nouvelle aux proportions du roman. La Révolte dans les Cévennes (1826), ou la guerre des Camisards, après avoir été plusieurs fois reprise, est restée inachevée; elle contient de belles pages, mais l'ensemble est décousu. On peut en dire autant de Vittoria Accorombona (1840), histoire d'une femme émancipée, où l'on crut retrouver les principes de la Jeune Allemagne; l'intérêt diminue à mesure que les incidents se multiplient. Tieck est surtout intéressant quand il est soutenu par ses souvenirs littéraires, comme dans les deux nouvelles qui forment pendant, la Vie du poète (1826) et la Mort du poète (1833), dont les héros sont Shakespeare et Camoëns. Et pourtant n'a-t-il pas trop vu le jeune Shakespeare à travers les chefs-d'œuvre de son âge mûr et les hommages que la postérité lui a rendus? Au reste, les nouvelles historiques sont les moins nombreuses. La plupart s'attaquent, très

1. Conversations avec Goethe, 9 octobre 1828.
2. Dramaturgische Blätter, 2 vol., Leipzig, 1852.

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