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Il est atteint d'une lèpre, qui éloigne de lui tout le monde. Abandonné, humilié, il quitte sa cour et se met en quête d'un médecin qui puisse le soulager. Il se rend d'abord à Montpellier, ensuite à la célèbre université de Salerne. Un maître de la science lui déclare enfin qu'il ne pourra être guéri que par le sang d'une jeune fille qui se dévouera pour lui. Le seigneur Henri revient en Souabe, plus résolu que jamais à se retirer du monde. Mais la fille d'un de ses fermiers lui offre de mourir pour lui. Henri refuse, et la santé lui est rendue par un miracle. Il épouse la jeune fille, et, convaincu désormais de l'instabilité des choses humaines, il se consacre avec elle à l'exercice des vertus chrétiennes. Toute la poésie de Hartmann a une teinte religieuse et morale. Il célèbre de préférence les vertus les plus douces de la société du moyen âge, la générosité, l'abnégation, le dévouement, et son style est approprié aux sentiments qu'il exprime : style simple et uni, un peu incolore, presque toujours élégant. Gotfrit de Strasbourg loue le charme de sa parole, «< qui s'insinue au « cœur comme un ami », et le désigne ainsi indirectement comme son maître; mais il faut ajouter tout de suite que le maître a été dépassé par le disciple 1.

Hartmann d'Aue avait introduit dans la littérature chevaleresque le merveilleux des aventures; Gotfrit de Strasbourg, à son tour, y apporta deux choses qui, au fond, étaient toute la poésie : les mouvements de l'âme et le sentiment de la nature. Il substitua la passion à la courtoisie; son Tristan est ce qu'il y a de plus moderne, ou, pour mieux dire, de plus éternellement vrai dans la littérature allemande du moyen âge. Gotfrit était encore plus lettré que Hartmann; c'était un homme de goût et d'un certain esprit critique. Le titre de maître, qui précède ordinairement son nom, indique qu'il appartenait à la classe bourgeoise; mais c'est tout ce que l'on sait de sa vie. Ayant résolu de chanter les aventures de Tristan, il fit de longues recherches, dit-il, dans des ouvrages français et latins, et découvrit enfin «< la vraie relation » dans le poème français de Thomas de Bretagne. On a conservé quelques

1. Éditions. Le Pauvre Henri a été publié dès l'année 1815 par les frères Grimm, et depuis il a été souvent réédité; c'est un des ouvrages les plus populaires de l'ancienne littérature allemande; il a été traduit en allemand moderne par Simrock (Berlin, 1830; 2 éd. refondue, Heilbronn, 1874) et par Hans von Wolzogen (Leipzig 1880). Les œuvres de Hartmann d'Aue ont été publiées en dernier lieu et dans une édition complète par Fedor Bech (3 vol., Leipzig, 1867-1869; 2° éd., 1881). A consulter F. Piquet, Étude sur Hartmann d'Aue, Paris, 1898.

fragments du poète Thomas, formant un ensemble de près de 2800 vers, et se rapportant aux derniers épisodes du sujet, et ces fragments complètent heureusement l'ouvrage de Gotfrit, qui resta inachevé, sans doute à cause de la mort prématurée de l'auteur 1.

Tristan, orphelin dès son enfance, et dépouillé de son héritage par les vassaux de son père, arrive à la cour de son oncle, le roi Mark de Cornouailles, qui le charge de demander pour lui la main d'Iseult, fille du roi d'Irlande. Celui-ci consent au mariage, et la reine prépare secrètement un philtre, qu'elle confie à une suivante, avec ordre de le verser à Mark et à Iseult dans la coupe nuptiale. Mais le philtre est mal gardé; Iseult en boit pendant la traversée d'Irlande en Cornouailles; Tristan en boit après elle, et les voilà condamnés à « avoir vie et mort communes ». Ils luttent encore, vaincus d'avance, et ne reconnaissent que peu à peu la passion qui les envahit. «<< Tristan, comme un captif, cherche à se « délivrer. Il voudrait diriger son esprit d'un autre côté et changer «<< de désir; mais il est toujours retenu dans les mêmes liens, et, «<lorsqu'il rentre en lui-même et qu'il interroge son cœur, il n'y « trouve que deux choses, l'amour et Iseult, inséparables 2. » C'est Iseult qui se trahit la première. « Qu'est-ce donc qui vous trouble <«< ainsi? » lui demande un jour Tristan. Elle répond : «Tout ce que « je vois me trouble et me fait mal. C'est le ciel, c'est la mer, c'est «mon propre corps qui m'oppresse. »-«Elle se pencha, continue le poète, « et appuya son bras sur l'épaule de Tristan : ce fut

1. Il existe également une imitation anglo-saxonne et une imitation norvégienne du poème de Thomas; la première, à laquelle manque la fin, a été publiée et terminée par Walter Scott (Sir Tristrem, Édimbourg, 1833); toutes les deux ont été éditées par E. Koelbing (Die nordische und die englische Version der Tristan-Sage, 2 vol., Heilbronn, 1878-1883). Les fragments de Thomas se trouvent dans Francisque Michel, Tristan, Recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures, 3 vol., Paris et Londres, 1835 et 1839. Le Tristan de Gotfrit de Strasbourg a été publié, avec les poésies lyriques qu'on lui attribue, les travaux de ses continuateurs, le Tristrem et d'autres morceaux, par Von der Hagen (Gottfrieds von Strasburg Werke, 2 vol., Breslau, 1823). J'ai essayé ailleurs de déterminer les rapports qui existent entre les versions françaises, allemandes et anglaises du sujet (Tristan et Iseult, poème de Gotfrit de Strasbourg, comparé à d'autres poèmes sur le même sujet, Paris, 1865).

Des éditions critiques du Tristan de Gotfrit ont été publiées par R. Bechstein (2 vol., Leipzig, 1869) et par W. Golther (2 vol. de la collection Kürschner).

Traductions. Le poème a été traduit en allemand moderne par Simrock (Leipzig, 1855; 2 éd., 1875), et plus librement par Hermann Kurtz (Stuttgart, 1814; nouv. éd., 1847) et par W. Hertz (Stuttgart, 1877).

2. Tristan, v. 11781 et suiv.

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sa première hardiesse. Ses yeux se remplirent de larmes contenues; sa poitrine se gonfla; ses lèvres frémirent, et sa tête resta inclinée. Son ami l'entoura de ses bras, discrètement, comme il convient à un hôte, et lui demanda encore une fois à voix basse : « Douce dame, qu'est-ce donc qui vous trouble et vous fait gémir? » Elle répondit : « Lameir, c'est ma peine; c'est lameir qui m'oppresse; lameir est mon mal1. »

Elle joue sur un mot français que Gotfrit avait emprunté directement à son original, et qui pouvait se traduire indifféremment par la mer, l'amour ou l'amertume. Tristan et Iseult abordent en Cornouailles, et pendant quelque temps ils réussissent à déjouer les soupçons. Mais enfin Mark cite la reine devant l'assemblée de ses barons, et la répudie solennellement. Tristan part avec elle, et ils se réfugient dans une grotte solitaire, « œuvre des géants qui régnaient sur le pays au temps du paganisme ».

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- une

Près de la grotte était une prairie; là coulait une source, eau fraiche et pure, plus claire que le soleil. Trois beaux tilleuls dominaient la source, - la couvraient d'ombre, la pluie. - Les vives teintes des fleurs, luttaient d'éclat,

paraient la prairie,
Les oiseaux y chantaient
plus beau qu'ailleurs.

la préservaient de la verdure du gazon, croisaient leurs rayons.

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ture et leur charme, L'ombre coupait la lumière;

et leur chant
y était
trouvaient là leur
l'oeil sa pâture.

les vents étaient attiédis. · Autour de

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cette montagne et de cette grotte, à une journée de marche, tendaient des rochers nus et un terrain sauvage.

s'é

On n'y arrivait

que fût ce et ils prirent leur

par aucun chemin frayé. Mais quelque inabordable Neu, Tristan et sa compagne le trouvèrent, demeure dans ce recoin de la montagne...

Le matin, dans la rosée, ils se rendaient à la prairie. - L'herbe et les fleurs étaient humides. La fraiche prairie

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- Ils s'y promenaient, devisant entre eux, prétaient l'oreille au doux chant des oiseaux. Ils se dirigeaient du ruté où ils entendaient tomber l'eau de la source. Ils écoutaient son murmure, suivaient ses détours le long de la pente. sevaient ensuite : l'onde coulait à leurs pieds, jours, et c'était pour eux un nouveau plaisir.

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Quand le clair soleil - commençait à s'élever, et que la chaleur descendait, ils allaient vers le tilleul, au-devant des zéphirs;

et l'arbre, à son tour, charmait leurs yeux, charmait leurs cœurs. - L'ombre était plus douce, l'air plus embaumé, du tilleul. Les vents passaient sous la verdure,

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Le pied du tilleul était entouré de gazon fleuri; sous un tilleul ne fut plus verdoyant.

Là ils s'asseyaient

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de ceux qui jadis

- avaient péri par l'amour. Ils rappelaient, ils plaignaient les malheurs de Phyllis et de la pauvre Canacé, - de Byblis, à qui le

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regret de son frère brisa le cœur, de la reine de Tyr, Didon;

et ces récits remplissaient leurs loisirs1.

la triste

Un jour, le roi Mark, chassant dans la forêt, et lancé à la poursuite d'un cerf, arrive jusqu'à la montagne où était creusée la fossure. Il regarde par une ouverture qui était percée dans la voûte et qui laissait passer le jour; il voit Tristan et Iseult couchés l'un à côté de l'autre, une épée nue entre eux, en signe de respect. Aussitôt, tous ses soupçons s'évanouissent.

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dit

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-

l'amour qui fait croire à l'innoet attira ses yeux - là où était couché Il regarda Iseult, autrefois sa joie,

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qu'elle n'avait jamais été.

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L'aventure

sur sa bouche et

- qu'elle avait le teint animé par la peine qu'elle avait prise. Son gracieux visage, comme une rose bigarrée, rayonnait vers le haut de la grotte, et sa bouche brillait et reluisait comme un charbon ardent. Je sais quelle a pu être cette peine dont parle l'aventure le matin, dans la rosée, elle était allée à la prairie; c'est ce qui avait animé son teint. descendait Un rayon de soleil aussi dans la grotte, et tombait sur sa joue, sur son menton. Deux lumières se jouaient ainsi et se rencontraient, un soleil et un soleil; deux splendeurs s'unissaient et se confondaient - sur la face d'Iseult, et l'embellissaient à l'envi. Sa bouche, son front, tous ses traits étaient si remplis de charme, que Mark fut séduit, - et que, pris de désir, il aurait volontiers, sur ce visage, mis un baiser. - L'amour lui lança ses flammes, — à la vue de ce beau corps; la beauté de cette femme charma ses sens et le captiva complètement : — il ne pouvait en détacher ses yeux. - Il observa comme, avec grâce, le vêtement laissait paraître

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Lorsqu'il vit que le soleil, d'en haut par la fente du rocher,, laissait tomber un rayon sur le visage d'Iseult, - il craignit que le teint de ce visage ne fùt flétri. Il prit des herbes, des fleurs et du' feuillage, avec lesquels il ferma l'ouverture; puis, bénissant la dame, et s'éloigna en pleurant 1.

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il la recommanda à Dieu,

Iseult rentre en grâce. Quant à Tristan, il se fait chevalier errant. Il parcourt la Normandie, la Bretagne, se met au service du Saint-Empire romain. Dans tous les lieux où il passe, il use noblement son épée, et prête secours aux seigneurs opprimés par leurs voisins. C'est ainsi qu'il rétablit un duc d'Arundel dans ses domaines. Le duc avait une fille, de même nom que la reine de Cornouailles; on l'appelait Iseult aux Blanches Mains. Tristan l'épouse, à cause du nom qu'elle porte, et pour donner le change à ses souvenirs. Mais il ne peut oublier la première Iscult....

L'ouvrage de Gotfrit s'interrompt brusquement, et c'est à son modèle, Thomas de Bretagne, qu'il faut demander la conclusion. Tristan a été blessé mortellement dans un combat, et il envoie un de ses compagnons d'armes chercher Iseult; car, d'après une vieille tradition, elle possédait, ainsi que sa mère, l'art de guérir. Si elle consent à venir, elle fera dresser une voile blanche sur le mat; une voile noire sera le signe de son refus. Iseult accourt, et, lorsqu'elle approche du port : « Qu'on tire très haut la voile blanche, » s'écrie-t-elle, « pour qu'elle brille au loin! » Tristan est couché sur son lit; l'autre Iseult, jalouse, lui annonce l'entrée d'un navire aux voiles noires. Il retombe sur son lit; la reine, en débarquant, entend les plaintes du peuple et le son des cloches; elle se précipite au palais.

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Dejuste lui va dunc gésir,
Embrace li e si s'estent,
Sun espirit aïtant rent 2.

1. V. 17555 et suiv.

2. Fr. Michel, Tristan, 2 vol. Le sujet de Tristan avait été traité en Allemagne, dès la fin du xue siècle, par un chevalier nommé Eilhart d'Oberg, attachó au service du duc de Bavière Henri le Lion. Les fragments d'Eilhart sont compris dans l'édition de Von der Hagen; ils ont été republiés par Fr. Lichtenstein (Strasbourg, 1878). Le poème de Gotfrit a été continué, vers le milieu du x siècle, par Ulric de Türheim, et, sur la fin du siècle, par Henri de Friberg. Mais aucun des deux continuateurs ne se donna la peine de recourir au texte de Thomas; ils offrent même des contradictions flagrantes avec Gotfrit. Ce que leurs

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