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opposition chez les professeurs et peu de sympathie chez les étudiants. Il se rendit alors à Paris (1802), pour consulter les manuscrits de la Bibliothèque nationale, spécialement ceux qui avaient rapport à la vieille littérature allemande. Il y fonda une revue, Europe, dernier écho de l'Athénée, où il eut Dorothée pour collaboratrice et son frère pour correspondant. Le premier numéro contient le récit de son voyage, qui montre quelles sortes d'idées et de rêves hantaient son esprit. La vue des manoirs échelonnés le long du Rhin lui fait regretter le temps où tous les États allemands étaient groupés sous le sceptre de la maison de Souabe, où une aristocratie chevaleresque formait comme une citadelle vivante pour la défense du Saint-Empire. Il donne aussi un souvenir à Charles-Quint et à ses plans de monarchie universelle. Ailleurs, sa pensée se reporte jusqu'aux temps de l'invasion : « Je n'ai jamais été, » écrit-il de Paris, «< plus «< obstinément et plus stupidement allemand, mais je le suis à « ma manière; je vis avec les Allemands d'autrefois, Goths, Vandales, Chérusques et autres. » Dans la même revue, il s'occupe de critique d'art. Il blâme la correction classique de l'école de David. Il trouve l'apogée de la peinture italienne chez les préraphaelites : une doctrine qui a fait fortune après lui. La décadence a commencé avec Raphaël, Michel-Ange, le Titien, le Corrège. La seule chose que le nouveau critique estime dans la peinture, c'est « la poésie, le symbole »; il avoue, du reste, n'avoir jamais vu une œuvre originale de Michel-Ange.

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Le plus pur profit de son séjour à Paris, ce furent ses études sanscrites, où il fut soutenu par les travaux de Sir William Jones et par l'enseignement direct d'Alexandre Hamilton. Le volume court et substantiel qu'il publia en 1808, Sur la Langue et la Sagesse des Hindous, est peut-être son meilleur ouvrage, et celui que la fantaisie romantique a le moins gâté 1. Frédéric Schlegel ne peut se défendre sans doute de retrouver les origines du romantisme jusque dans le berceau de l'humanité, de rattacher le développement religieux et philosophique de l'antiquité à une révélation primitive, qui se serait obscurcie dans la suite, dont la culture grecque elle-même ne serait qu'une reproduction affaiblie, et que le christianisme seul, quand il aura achevé la conquête du

1. Ueber die Sprache und Weisheit der Indier, Heidelberg, 1808. Traduit en français dès l'année suivante, par Mauget.

monde, fera reparaître dans tout son éclat. Mais, à part le côté doctrinaire de l'ouvrage, on se trouve en présence d'un historien qui apporte des faits nouveaux et qui s'efforce d'en saisir le lien immédiat et les conséquences lointaines. Il a, sur la parenté des langues et des races, des aperçus dont la science a profité, tout en les rectifiant. Quant à sa langue à lui, encore vague par endroits, et effleurée d'un souffle mystique, elle a du moins perdu ses brusques éclats et ses grâces maniérées d'autrefois. Enfin, dans les traductions qui terminent le volume, il s'est heureusement inspiré des modèles qu'avait déjà fournis son frère.

A Paris, Frédéric Schlegel avait été mis en rapport avec le prince de Metternich, et avait été attiré par lui dans la sphère de la politique autrichienne. L'Autriche, débris du Saint-Empire qu'avait laissé le traité de Presbourg, se préparait pour une nouvelle campagne, qui devait aboutir à la défaite de Wagram. Elle était alors, par sa puissance militaire, par les ressources de sa diplomatie, par les antiques traditions qu'elle représentait, le boulevard, en apparence le plus sûr, de l'indépendance nationale; le rôle prépondérant de la Prusse ne se dessina qu'en 1813. Un mouvement patriotique se produisit donc en faveur de l'Autriche, et Frédéric Schlegel s'y rallia d'autant plus aisément que, pour lui, l'ennemi à combattre n'était pas seulement Napoléon, mais la Révolution, la démocratie, la libre pensée. Il fut attaché, comme secrétaire aulique, au quartier général de l'archiduc Charles. Sa conversion au catholicisme, qui eut lieu à Cologne en 1808, fut la condition de son entrée dans la nouvelle carrière qui s'ouvrait devant lui 1. Il rédigea le Journal autrichien, qu'on appe

1. Dorothée Veit, qui s'était faite protestante pour épouser Frédéric Schlegel, se fit catholique avec lui; elle l'encouragea même dans sa démarche. Le frère de Frédéric Schlegel le désapprouva, et fit même, en 1828, une déclaration publique, où il disait : « Je m'estime heureux d'avoir été élevé dans une communauté évan«<gélique et d'avoir reçu de mon père, un digne ecclésiastique, pieux et instruit, « mon premier enseignement dans la doctrine chrétienne. Je suis très éloigné de << vouloir rompre le lien qui m'attache à mon père, à mon frère aîné, à mes « ancêtres, qui, pendant plus de deux siècles, ont été non seulement des adhé<< rents, mais des prédicateurs de la foi évangélique... Je considère le droit que << les réformateurs nous ont reconquis par d'héroïques efforts, le droit du libre « examen, comme le palladium de l'humanité; j'estime que la Réforme a été un « événement nécessaire, d'une importance universelle, dont les bienfaisants effets « n'ont pas été payés trop cher par de longs troubles et se font sentir encore, << après trois siècles, dans tous les progrès de la science et de la morale publique... << Et si maintenant quelqu'un veut m'objecter que certains passages de mes « anciens écrits ne semblent pas d'accord avec cette déclaration, je ne répondrai pas ce qu'un Romain répondit autrefois : « Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit. » Il

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lait aussi le Journal de l'Armée. Pendant la trêve qui suivit le traité de Vienne, il fit des conférences sur l'histoire moderne (1810) et sur l'histoire de la littérature ancienne et moderne (1812), qu'il publia un peu plus tard1. Il avait gagné à tel point la confiance de Metternich, qu'il fut envoyé, en 1815, comme conseiller de légation, à l'Assemblée fédérale de Francfort. Un voyage à Rome, en 1818, le fit décorer de l'ordre du Christ, qui l'anoblissait. Une dizaine d'années après, il prit encore une fois la parole, pour exposer sa Philosophie de la vie (1827) et sa Philosophie de l'histoire (1828) 2. Une dernière série de conférences, qu'il fit à Dresde, sur la Philosophie en général et spécialement sur la Philosophie du langage, fut interrompue par sa mort subite, le 12 janvier 1829.

Parmi les derniers ouvrages de Frédéric Schlegel, les seuls qui méritent d'être signalés sont l'Histoire moderne et l'Histoire de la littérature ancienne et moderne. La première contient tout le programme du parti réactionnaire après 1815. L'idéal de Frédéric Schlegel est l'État théocratique, le système de gouvernement qu'à la même époque De Bonald et Joseph de Maistre proposaient à la France. L'Histoire de la littérature ancienne et moderne impose, au premier abord, par l'étendue du plan, par la multiplicité des faits réunis en deux minces volumes. Le livre commence à Homère et finit à Goethe. Des jugements arbitraires, contradictoires, parfois singuliers, s'y mêlent à des vues vraiment originales. Wolfram d'Eschenbach est comparé à Dante et à l'Arioste. Frédéric Schlegel admet sans contrôle les théories de Wolf sur l'Iliade et l'Odyssée, l'hypothèse de Niebuhr sur les chants épiques qui auraient servi à Tite-Live pour les premiers livres de son histoire, tandis qu'il cite le fabuleux Henri d'Ofterdingen comme l'auteur probable des Nibelungen. On n'attend pas de lui une opinion raisonnée sur Luther, sur Kant; il ne sait même pas être juste envers Descartes; il juge l'hellénisme tout autrement qu'il ne faisait autrefois. Dans toute la partie philosophique et religieuse de l'ou

« serait vraiment fâcheux que des expériences multiples dans un monde agité et violent, une activité incessante de l'esprit, des méditations sérieuses, des obser«vations faites sur moi-même à différents âges de la vie, ne m'eussent absolu«ment rien appris. Si donc quelqu'un trouve çà et là, dans ce que j'ai écrit autrefois, un défaut de maturité, de modération ou de largeur, je n'irai pas lo contredire. »

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1. Ueber die neuere Geschichte, Vienne, 1811. Geschichte der alten und neuen Litteratur, 2 vol., Vienne, 1815. Continué par Th. Mundt; Berlin, 1842.

2. Philosophie des Lebens, Vienne, 1828. - Philosophie der Geschichte Vianne, 1829.

vrage, l'éloge et le blâme sont distribués sans nuance, selon les préférences personnelles de l'auteur. D'un autre côté, il fait un effort d'impartialité pour la littérature française du xvIIe siècle; il la voit maintenant à travers l'image du Grand Roi, qu'il admire, quoique Français, comme il admire Philippe II, et le duc d'Albe, et tous les despotes de marque.

Si, après avoir suivi toute la carrière littéraire de Frédéric Schlegel, on veut s'en faire une idée générale, on est presque aussi embarrassé qu'il le fut lui-même, lorsqu'il commença, en 1822, la publication de ses œuvres complètes. Il remania, corrigea, tria, supprima, pour mettre de l'unité dans ce qui ne pouvait pas en avoir. Il n'a pas été question, dans ce qui précède, de ses poésies légères, lyriques ou didactiques: ce sont, à peu d'exceptions près, de purs exercices de versification; le rythme est correct, parfois ingénieux, mais le style est dur, le sentiment banal, la pensée souvent obscure. Dans la critique, dans la philosophie, dans l'histoire, on n'a jamais que son opinion du moment. Il avait de quoi passer pour un érudit, et pourtant il n'a jamais rien traité à fond, il n'a jamais su réellement épuiser un sujet. Il a des éclats de passion, des traits d'éloquence, des mots qui frappent, mais il retombe aussitôt sur luimême, terne et insignifiant. C'est, en somme, un esprit distingué, qui, faute de direction et de tenue, s'est éparpillé dans une œuvre disparate '.

1. Œuvres et correspondance. 2 éd., 15 vol., Vienne, 1846.

(Euvres complètes, 10 vol., Vienne, 1822-1825; Minor, Friedrich Schlegel, 1794-1802, seine proOscar Walzel, Friedrich Schlegels

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saichen Jugendschriften, 2 vol., Vienne, 1882. Briefe an seinen Bruder August Wilhelm, Berlin, 1890. Dorothée Schlegel a écrit un roman intitulé Florentin (1 vol., le seul qui ait paru, Leipzig, 1801); elle a fait des remaniements de poèmes chevaleresques, et elle a traduit la Corinne de Mme de Staël. Raich a publié deux volumes de sa correspondance (Mayence, 1881). A consulter L. Geiger, Dichter und Frauen, Berlin, 1896 Neue Folge, 1899.

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CHAPITRE V

TIECK ET WACKENRODER

1. Tieck et l'ironie romantique. Les romans de la jeunesse de eck. Ses rapports avec Nicolaï. Le roman artistique de Franz Sternbald. Les contes dramatiques. Sainte Geneviève et l'Empereur Octavien. Tieck à Dresde. Les Feuilles dramaturgiques. Les nouvelles. 2. Wackenroder; ses rapports avec Tieck; les Confidences d'un moine ami des arts. Les théories des romantiques sur l'art.

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L'école romantique avait besoin d'un poète : elle crut le trouver en Tieck. Louis Tieck avait fait ses premières armes dans le camp rationaliste; Nicolaï avait été un instant sinon son maître, du moins son inspirateur, et il a toujours gardé dans l'esprit un grain de scepticisme, qui, au contact de la féerie romantique, s'est converti en ironie. « L'ironie,» dit-il dans ses entretiens - car il a eu, comme Goethe, un disciple fidèle pour recueillir ses confidences — « l'ironie est une force qui permet au poète « de dominer la matière qu'il traite; le poète ne doit pas se livrer «< entièrement à son sujet, mais se tenir au-dessus1. » L'ironie a été élevée par les romantiques à la hauteur d'une doctrine littéraire, dont la poésie de Tieck est l'application la plus complète 2. Nul, plus que lui, ne s'est complu dans le merveilleux; les sujets les plus invraisemblables ne l'effrayent pas, mais il n'y entre pas

1. Koepke, Ludwig Tieck, 2 vol., Leipzig, 1855; au 2o vol.

2. C'est surtout Frédéric Schlegel qui s'est fait le théoricien de l'ironie. Il l'appelle tour à tour « un mélange de plaisanterie et de sérieux, qui, pour beaucoup de gens, est plus obscur que tous les mystères », ou «< la plus grande de toutes les licences, car c'est par elle qu'on se met au-dessus de soi-même »; ailleurs c'est une perpétuelle parodie de soi-même », ou, par allusion à la philosophie de Fichte, une « bouffonnerie transcendentale ».

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