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puisqu'ils pouvaient le faire sans danger, les étaler devant le monde. Sans descendre jusqu'à la bourgeoisie, qui du reste aurait repoussé leurs avances, ils firent appel à la jeunesse aristocratique, qui avait été élevée dans les idées françaises et qui avait appris à l'école des encyclopédistes à mépriser les préjugés de caste. Ils gagnèrent enfin les écrivains, les savants, les artistes, heureux de pouvoir échapper un instant à leurs travaux et peutêtre aussi à l'étroitesse de leur foyer domestique. L'ornement de ces réunions, c'étaient quelques femmes, appartenant toutes à la société juive, très instruites, d'esprit libéral, et qui avaient su prendre le ton de la conversation mondaine. Deux d'entre elles, Henriette Herz et Rahel Levin, ont laissé un souvenir durable dans la littérature de leur temps.

Henriette de Lemos, mariée à seize ans au docteur Marcus Herz, était d'origine portugaise. Elle parlait plusieurs langues, étudiait sans cesse, et elle finit par avoir une teinture de toutes les sciences. Sa beauté était proverbiale à Berlin. Elle savait recevoir les hommages sans les encourager, et elle passait pour froide, dans un monde où la passion se croyait tout permis. Elle perdit son mari à quarante ans, et resta veuve. Elle avait eu pourtant, à la veille de se marier, sa velléité romanesque. Comment aurait-elle pu échapper entièrement à la contagion du temps? Elle avait fondé une Ligue de la vertu (Tugendbund), dont les membres se tutoyaient, faisaient échange de lettres et de cadeaux, et se perfectionnaient dans le culte de l'amour idéal. Il y avait, dans le nombre, des hommes graves ou destinés à le devenir, et le jeune Guillaume de Humboldt prit dans cette coterie sentimentale ses premières leçons de style, qu'il utilisa plus tard dans sa correspondance avec Charlotte Diede. Henriette Herz n'avait rien d'original dans l'esprit; les lettres qu'on a gardées d'elle sont assez insignifiantes. Elle adopta le romantisme comme une mode, et elle s'en détacha lorsqu'un autre courant d'idées eut prévalu. Mais elle savait, en toute occasion, et en vraie femme du monde, faire valoir l'esprit des autres et même s'en approprier une partie. Dilettante en toutes choses, elle n'était artiste que dans la sociabilité 1.

1. A consulter. J. Fürst, Henriette Herz, ihr Leben und ihre Erinnerungen, Berlin, 1850. Voir aussi un article de K. Hillebrand dans la Revue des Deur Mondes du 15 mars 1870. Quelques fragments des Erinnerungen ont paru à Berlin, en 1897.

Rahel Levin, avec moins d'éclat que Henriette Herz, lui était cependant, supérieure. Henriette vieillit dans la solitude, Rahel garda ses amis. Sans être très belle, ni même très instruite, elle s'attachait tous ceux qui l'approchaient. Elle épousa, en 1814, l'historien Varnhagen, et elle l'accompagna au congrès de Vienne 1. Rahel avait le sentiment de la poésie et des arts et une admiration sans bornes pour le génie de Goethe. Elle n'estimait en tout que la personnalité, et c'est d'après cette mesure qu'elle appréciait ses contemporains. Elle n'a jamais voulu faire partie de la Ligue de la vertu. Tout le mouvement littéraire de son temps se reflète dans sa correspondance. Mais, dans sa manière d'écrire comme dans ses jugements, elle veut être elle-même et rien qu'elle-même de là une certaine âpreté dans son style et une certaine difficulté pour la lire 2.

3. IÉNA ET WAGRAM.

On apprit bientôt à Berlin qu'il y a des intérêts plus pressants que la fraternité des belles âmes. Les salons juifs se vidèrent tout d'un coup, quand les armées françaises, après avoir couvert le Midi de l'Allemagne, étendirent leur cercle d'occupation vers le Nord. Les premières guerres contre la Révolution et même contre l'Empire furent des entreprises politiques qui laissèrent les masses populaires assez indifférentes. Pendant la campagne d'Austerlitz, le roi Frédéric-Guillaume III, après avoir négocié tour à tour avec la France, l'Autriche et la Russie, après avoir même échangé avec l'empereur Alexandre, sur la tombe du grand Frédéric, le serment d'une amitié éternelle, finit par rester spectateur de la lutte, uniquement préoccupé de tenir la guerre éloignée de ses États. Après avoir été trop prudent, il fut trop hardi, ou plutôt, faible encore, il se laissa entraîner par le parti des hobereaux, qui dominait à la cour et dont l'âme était le prince Louis-Ferdinand. Ce fut la noblesse prussienne qui engagea la

1. « Un congrès, » écrit-elle un mois après son arrivée,« je sais maintenant ce que c'est une grande société où l'on s'amuse tant, qu'on ne peut plus se séparer. 2. On a peut-être passé la mesure dans les publications qu'on a extraites des papiers de Rahel Levin. Voir surtout ce que Varnhagen en a donné: Rahel, ein Buch des Andenkens für ihre Freunde, 3 vol., Berlin, 1834; et Galerie von Bildnissen ans Rahels Umgang und Briefwechsel, 2 vol., Leipzig, 1836. La Correspondance entre Varnhagen et Rahel a été publiée en 6 vol.; Leipzig, 1874-1875. A consulter Otto Berdrow, Rahel Varnhagen, Stuttgart, 1900.

campagne de 1806. Rien n'égale la présomption avec laquelle on marcha contre une armée déjà victorieuse et commandée par Napoléon, si ce n'est la prostration qui suivit la défaite. On n'attendit pas le départ des troupes pour publier des chants de victoire 1. Mais, le 18 octobre, la Gazette de Voss apportait la nouvelle suivante: «< D'après les renseignements qui nous sont parvenus, «<l'armée du roi a perdu, le 14, une bataille près d'Auerstædt; «<les détails manquent; on sait cependant que Sa Majesté le roi <«<et les Altesses royales ses frères sont en vie et sans l'essure. » Une proclamation du gouverneur de Berlin, comte de Schulenburg, du même jour, disait : « Le roi a perdu une bataille. Le pre<«<mier devoir des citoyens est la tranquillité 2; j'y invite les habi<< tants; le roi et ses frères sont en vie. » La Gazette de Voss épousa aussitôt les intérêts français; elle publia les Bulletins de la Grande Armée en traduction allemande. L'Observateur de la Spree fit de même. Le Télégraphe du 27 octobre, en annonçant l'entrée des troupes françaises à Berlin, ajouta que « leur excellente tenue, <«<leur air martial, leur amabilité et leur gaieté avaient excité « l'admiration universelle ». Le même journal disait le lendemain: « Le 27, entre trois et quatre heures de l'après-midi, l'em« pereur Napoléon a fait son entrée ici, au son de toutes les clo«<ches et aux acclamations d'une foule de citoyens; le majestueux « cortège s'est dirigé par l'allée des Tilleuls vers le château. » On garda les anciens fonctionnaires, à la condition, que presque tous acceptèrent, de « n'entretenir aucune intelligence avec les << ennemis de l'armée française ».

La Prusse se résignait; elle faisait plus : elle acclamait son vainqueur. Quelques voix s'élevèrent pour demander sinon une résistance inutile, du moins une attitude plus digne. Ces appels ne furent pas tout à fait vains, car on en retrouve l'écho quelques années plus tard; mais, pour le moment, ils se perdirent dans le vide de l'apathie générale. Scheiermacher, pasteur à l'église de la Charité, prêcha, au jour de l'an 1808, quand l'occupation française durait encore, sur ce que l'homme doit craindre et sur ce qu'il ne doit pas craindre. Fichte prononça, dans le courant de la même année, ses Discours à la nation allemande, qu'on a justement appelés un cours de patriotisme. C'étaient des semences

1. Kriegslieder dem preussischen Heer gewidmet, Berlin, 1806.

2. « Der König hat eine Bataille verloren. Die erste Bürgerpflicht ist Ruho. » Mots fort commentés et même chansonnés dans la suite.

jetées dans les âmes, mais qui ne pouvaient pas lever encore. La famille royale était réfugiée à Koenigsberg, et c'est de la vieille métropole de la monarchie prussienne que sortit, en 1808, la Ligue de la vertu (Tugendbund), qui étendit plus tard son action sur tout le Nord de l'Allemagne 1. La ligue ne fut, dans l'origine, qu'une manifestation publique d'attachement à la dynastie, et elle n'eut presque pas d'adhérents dans la société sceptique et rationaliste de Berlin. Chamisso disait, dans une lettre à Fouqué, du 7 janvier 1809: « Je pourrais t'en dire long sur toutes les <<niaiseries qui grouillent autour de moi, à commencer par cette gentille Ligue de la vertu, qui doit préserver notre génération de «< toute velléité dangereuse et la ramener doucement à la vertu et « à l'amour du roi. La première condition pour y être admis, c'est « de prouver qu'on a de l'influence sur une dizaine d'âmes, et qu'à <«<l'occasion on serait capable de les mener par le bout du nez à la « vertu et aux pieds du roi. Voilà ce qui nous vient du côté de la «cour. Quant à ce qui doit nous venir du côté de l'État et du baron << de Stein, je ne vois pas encore qu'on ait fait quelque chose de <«< bon et de durable. Abolition des privilèges, conscription militaire, à la bonne heure! Qui n'approuverait cela? Qui ne s'y << soumettrait volontiers? Mais ce qui est un droit, là où il y a une «res publica, devient une charge sans elle. » La Prusse ne se battait encore que pour son roi; ce fut le tort de Napoléon de la forcer enfin à se battre pour elle-même.

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Cependant ce n'est pas en Prusse, mais en Autriche qu'il faut chercher les premiers indices d'un mouvement national. L'occupation prolongée, les lourdes contributions de guerre, les remaniements arbitraires de territoires, avaient fini par indisposer tout le monde, même ceux que les gouvernements antérieurs avaient le mieux habitués à l'obéissance. L'insurrection espagnole avait aussi frappé les esprits: c'était le premier exemple donné à l'Europe de ce que peut une population poussée à bout. L'archiduc Charles, dans sa proclamation du 6 avril 1809, rédigée par Frédéric Schlegel, invite l'Autriche à «imiter le grand exemple « de l'Espagne », et il rappelle aux soldats que « leurs frères alle«mands qui servent encore dans les rangs ennemis attendent « d'eux leur délivrance ». Tandis que Napoléon entre une seconde

1. Il est bien entendu que cette ligue n'a rien de commun, malgré l'identité du nom, avec l'innocente distraction à laquelle Henriette Herz se livra dans sa jeunesse.

fois à Vienne, et qu'après avoir un instant reculé à Aspern il disperse une nouvelle armée autrichienne à Wagram, André Hofer soulève le Tyrol, et les bandes héroïques de Schill, de Dornberg, de Brunswick parcourent le Nord et l'Ouest de l'Allemagne. La guerre, de politique ou dynastique qu'elle était, est devenue nationale.

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On profite d'une défaite comme d'une victoire. L'Autriche, à part ce que l'archiduc Charles apprit de Napoléon dans la science militaire, resta ce qu'elle était. La Prusse inaugura, au contraire, depuis l'année 1809, un système de réformes qu'elle poursuivit méthodiquement, et dont le programme a été formulé en quelques mots par le prince de Hardenberg : « Appliquer dans un «< État monarchique les principes de la démocratie 1. » Ce n'est pas ici le lieu de dire ce que Scharnhorst a fait pour l'armée, le baron de Stein pour l'administration civile, Guillaume de Humboldt et Altenstein pour l'instruction publique; mais il faut nommer après eux un homme qui fut jusqu'à un certain point leur collaborateur : c'est le gymnaste Jahn, une espèce d'irrégulier, moitié démagogue, moitié pédagogue, mais dont les vues originales plongeaient quelquefois plus loin dans l'avenir que les plans réfléchis des ministres et des diplomates.

Jahn, le Père des gymnastes (der Turnvater) n'était ni un politique, ni un savant; c'était un tribun. Il parlait mal, mais avec conviction, et il ne craignait pas le ridicule. Il était fils d'un pasteur de la Priegnitz, c'est-à-dire de cette région extrême de la Prusse qui confine au Mecklembourg. Sa jeunesse se passa au grand air, sans contrainte, presque sans règle. Il fréquenta ensuite les universités de Halle, de Goettingue, de Greifswald. Mais il ne poussa jamais fort loin ses études, même dans la langue allemande, à laquelle il s'était spécialement consacré. En 1806, il partit comme volontaire, mais il ne put joindre son corps qu'après la bataille d'Iéna, et il dut se contenter de fuir avec un débris de l'armée jusqu'à Lubeck. La campagne terminée, il voyagea et se mit à recueillir des documents pour ses études

1. Denkwürdigkeiten des Staatskanzlers Fürsten von Hardenberg, herausgegeben von L. Ranke, 4 vol., Leipzig, 1877.

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