Imágenes de página
PDF
ePub

Paul est une course après l'image. On l'a vu tout à l'heure enseigner le moyen d'avoir de l'esprit : il suffit, pour cela, de sauter d'un mot sur un autre, selon le rapport du sens, ou seulement d'après la ressemblance du son. Il montre également comment on arrive à écrire par images. Il avait lui-même d'immenses registres de métaphores, où il puisait à l'occasion. L'image était, pour lui, un caractère essentiel du style humoristique. Or, le secret de convertir une idée en image, c'est de la détailler, de la particulariser. On ne dira plus, par exemple, tomber à genoux; l'expression est devenue trop courante, elle ne parle plus à l'imagination; on mettra : tomber sur ses rotules. On ne dira plus : il la regardait fixement, mais: son nerf optique prenait racine sur la figure de la jeune fille. S'agit-il de traduire en métaphore cette idée l'homme moderne s'éclaire lui-même? L'homme est trop vague; il faut préciser; on dira l'Européen, ou plutôt encore le Berlinois; on le comparera à un plongeur, isolé au fond de la mer, et on dira que « le Berlinois, sous sa cloche de plongeur, s'éclaire à la «< lumière de sa lampe, insouciant des monstres marins qui l'envi<< ronnent1». On est stupéfait à l'idée de ce que peut être un livre entier écrit dans ce style.

་་

:

Jean-Paul marque l'apogée et en même temps la décadence de la littérature humoristique en Allemagne. Lichtenberg est naturel, mais il manque d'ampleur et de mouvement; Hippel est sec et maniéré; Jean-Paul est un vrai poète. égaré dans un genre faux. Par ce qu'il a d'immodéré dans son génie, il tient encore à la période Sturm-und-Drang qui précède, et il donne la main au romantisme qui s'annonce.

1. Il faut lire en entier, dans l'Introduction à l'esthétique (1804), le paragraphe intitulé Humoristische Sinnlichkeit.

SEPTIÈME PÉRIODE

LE ROMANTISME

DEPUIS LA FIN DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE JUSQU'A LA RÉVOLUTION DE 1848.

PREMIÈRE SECTION

L'ÉCOLE ROMANTIQUE PROPREMENT Dite

CHAPITRE PREMIER

L'ALLEMAGNE AU COMMENCEMENT
DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

[ocr errors]

Groupement des États allemands; le Nord et le Midi. 1. La société de Berlin. Frédéric-Guillaume II; mœurs du roi et de la cour. Frédéric-Guillaume III; espérances qui s'attachent à son avenement. 2. Les salons juifs; Henriette Herz et Rahel. 3. La campagne d'léna; déroute matérielle et morale de la Prusse. Protestations isolées; Schleiermacher; Fichte. La Ligue de la vertu. La campagne de Wagram; premiers indices d'un mouvement national. 4. La réforme de la Prusse. Jahn et les sociétés de gymnastique. Fondation de l'université de Berlin.

L'Allemagne arrivait au seuil du XIXe siècle sans avoir ni l'unité politique ni l'unité morale. Elle continuait, comme au commencement du siècle précédent, d'être séparée en deux parties d'importance à peu près égale, si l'on ne considère que la population et l'étendue des territoires d'un côté, l'Allemagne catholique, formée de l'Autriche, de la Bavière et des évêchés du Rhin; de l'autre, le Nord protestant, avec la plupart des États du Centre et de l'Ouest. Mais la proportion n'est plus la même, si l'on prend

pour mesure l'intensité de la vie intellectuelle. L'activité scientifique et littéraire se concentrait de plus en plus dans les régions de l'Elbe et du Rhin; les écoles y étaient plus florissantes; la censure y était moins sévère. Néanmoins la division subsistait. Les deux États qui seuls pouvaient prétendre à une influence prépondérante se surveillaient jalousement; les États de moindre importance gardaient toute la liberté de leurs allures; et les uns comme les autres étaient toujours prêts à entrer dans une alliance étrangère pour sauvegarder leurs intérêts particuliers. Nul ne se sentait obligé envers la patrie commune, et le mot de Lessing restait vrai : « Les Allemands ne sont pas encore «< une nation. Et je ne parle pas,» ajoutait Lessing, « de l'organisa«<tion politique, mais seulement du caractère moral 1. »

1. LA SOCIÉTÉ DE BERLIN SOUS FRÉDÉRIC-GUILLAUME II

ET FRÉDÉRIC-GUILLAUME III.

L'élan que Frédéric II avait communiqué aux esprits tomba au lendemain de sa mort. Ses successeurs immédiats sur le trône de Prusse n'offrirent pas les mêmes exemples à l'admiration des hommes. C'étaient des caractères faibles, en proie à toutes les influences; et, dans cet État qui était habitué à ne connaître qu'une volonté, tous les liens se relâchèrent aussitôt. FrédéricGuillaume II (1786-1797) était une nature ardente et imaginative, dans laquelle les appétits sensuels s'unissaient à l'exaltation dévote. I vécut, depuis la seconde année de son règne jusqu'à la fin de sa vie, en état de bigamie, on pourrait dire régulière, puisqu'elle fut consacrée par les autorités ecclésiastiques 2. La

1. Dramaturgie, dernier article.

[ocr errors]

2. Frédéric-Guillaume II avait épousé, en 1765, n'étant encore que prince royal, Elisabeth-Christine de Brunswick.« Il faisait journellement, » dit Frédéric II dans ses Mémoires, des infidélités à sa femme. La princesse, qui était dans la fleur de « sa beauté, se trouvait outragée du peu d'égards qu'on avait pour ses charmes. «Bientôt elle donna dans des débordemements qui ne le cédèrent guère à ceux do « son époux. » Ils divorcèrent, après quatre ans de mariage, et Frédéric-Guillaume épousa Frédérique-Louise de Hesse-Darmstadt. Peu après, il s'éprit d'une demoiselle d'honneur de la reine, Mlle de Voss, comtesse d'Ingenheim, cousine du ministre comte de Finkenstein, laquelle, avant de se rendre, crut devoir à l'honneur de sa famille d'exiger le mariage. Le prince attendit son avénement pour l'épouser. A partir de 1787, il fut bigame. Il avait depuis longtemps introduit à la cour une maîtresse en titre, fille d'un musicien, Mlle Wilhelmine Encke, qui devint comtesse de Lichtenau. Mlle de Voss mourut en 1799, et la comtesse Doenhof lui succéda, également comme épouse légitime. Wilhelmine Encke ne se

noblesse prit modèle sur le roi, et la bourgeoisie suivit bientôt la noblesse. Les «< droits imprescriptibles de la passion »> furent pratiqués par la société berlinoise avant d'être érigés en principe par les romantiques, et il s'introduisit un libertinage d'un genre particulier, mêlé de candeur hypocrite et de prétentions vertueuses. Le gouvernement de Frédéric-Guillaume II est caractérisé par deux édits qui furent publiés la même année (1788), l'édit de religion et l'édit de censure; l'un proscrivait tout enseignement hétérodoxe, toute doctrine déiste ou rationaliste; l'autre soumettait la philosophie et la science à la dictature d'un comité de surveillance. Aussi superstitieux que libertin, le roi s'était affilié à la confrérie des rose-croix. Dans une salle retirée du château, on évoquait des esprits, à qui un ventriloque illuminé prêtait sa voix. Une commission, choisie parmi les membres de la Société des sciences naturelles, fut chargée, en 1797, de vérifier les apparitions qui avaient lieu, disait-on, au château de Tegel, appartenant à la famille de Humboldt. On crut revoir aussi la Dame blanche qui, depuis deux siècles, se montrait de temps en temps au château royal. Qu'aurait dit de tout cela Frédéric II? Frédéric-Guillaume n'avait qu'un avantage sur son prédécesseur: il parlait allemand, et même correctement. Une section se forma au sein de l'Académie des sciences pour aviser aux moyens de perfectionner la langue nationale. Elle fit réimprimer le petit écrit que Leibnitz avait autrefois publié sur cette question; il est vrai qu'on crut devoir l'accompagner d'une traduction française.

Frédéric-Guillaume III, venant après Frédéric-Guillaume II, c'est Louis XVI venant après Louis XV; le contraste est le même. Frédéric-Guillaume III (1797-1840) était un homme vertueux, mais irrésolu, et pourtant jaloux de son autorité. Il chassa d'abord les favoris et les favorites de son père; ensuite il abolit l'édit de religion et l'édit de censure. Nicolaï écrivait, dès la première année du nouveau règne : « Nous revenons à la vie. Le roi «< n'a autour de lui que des conseillers honnêtes et éclairés; il « se montre ferme quand il le faut, mais toujours plein de bonté

retira pas plus devant elle qu'elle ne s'était retirée devant la comtesse d'Ingenheim. On voit que la cour de Frédéric-Guillaume II n'avait rien à envier à celle de Louis XV.

1. Ce fut l'occasion d'un article de Nicolaï, Beispiel einer Erscheinung mehrerer Phantasmen, auquel Goethe fait allusion dans la Nuit de Walpurgis. Voir la petite scène entre Faust, Méphistophélès et le Proktophantasmist.

«<et de douceur. Parmi les souverains actuels, il n'y en a pas un <«< qui lui ressemble, même de loin. Il est, de plus, un modèle de << simplicité dans toute sa manière d'être, et il donne l'exemple <«< d'une vie domestique comme on la trouve rarement dans la <«< bourgeoisie et presque jamais sur le trône. » Nicolaï ajoutait : «Que Dieu nous le conserve encore cinquante ans! » Et son vœu fut exaucé à quelques années près; Frédéric-Guillaume III régna assez longtemps pour assister non seulement aux guerres de l'Empire, où il faillit perdre sa couronne, mais encore à la réaction qui suivit et à la révolution de 1830.

Les écrivains saluèrent son avénement, et une part de leurs hommages revenait naturellement à la jeune reine, la belle Louise de Mecklembourg. Le comte Einsiedel disait, en style de courtisan : « La reine est un idéal de beauté et de grâce; elle «< conquiert tous les cœurs, non pour elle-même, mais pour les « offrir au roi. » Gleim leur adressa une fade chanson. La seule louange qui ne fût pas banale dans l'expression venait du jeune poète Novalis. Elle déplut au roi, qui fit dire, par le directeur de la police, à l'éditeur qui s'en était fait l'interprète, de ne plus imprimer à l'avenir de telles insanités (Unsinn) 1. Ce qui n'avait pas changé depuis le dernier règne, c'était le goût de la cour; on y avait des attentions particulières pour Kotzebue, et l'on se délectait aux romans de Lafontaine. Le seul membre de la famille royale qui fît exception était le prince Louis-Ferdinand, qui tomba plus tard au combat de Saalfeld, une des premières victimes de la campagne de 1806. C'était un esprit délicat avec une teinte romanesque. Il ne recevait pas les écrivains chez lui, mais il les retrouvait dans les grandes maisons juives qui étaient alors le rendez-vous du monde littéraire 2.

[blocks in formation]

Les juifs avaient profité de la tolérance que Frédéric II accordait à tous les cultes. Ils s'étaient enrichis pendant la guerre, et, la paix venue, ils voulaient jouir de leurs richesses, et même,

1. C'était la poésic, Glauben und Liebe oder der König und die Königin, insérée dans les Jahrbücher der preussischen Monarchie, Berlin (Unger).

2. Consulter, sur la société de Berlin au commencement du XIXe siècle: Ludwig Geiger, Berlin, 1688-1840, Geschichte des geistigen Lebens in der preussischen Hauptstadt, au 2 vol., Berlin, 1895.

« AnteriorContinuar »