Imágenes de página
PDF
ePub

Marie Wuz est un type que Jean-Paul a reproduit sous des formes plus ou moins variées; il est le père d'une lignée qui se continue dans Quintus Fixlein 1, dans l'avocat des pauvres Siebenkæs et dans le Gottwalt des Flegeljahre 2. Mais le cadre de la première idylle s'élargit de plus en plus, sans profit pour l'idée générale, quand il y en a une. La Vie de Quintus Fixlein contient encore de jolis tableaux de genre 3. Quelle joie, par exemple, quand le maître nouvellement nommé vient voir sa vieille mère, qui n'a plus que lui, qui ne pense qu'à lui; quand, pour la surprendre, il entre brusquement dans la maisonnette qu'elle occupe au fond d'un jardin et qu'elle partage avec les oiseaux et les papillons! Et comme il est fier ensuite, lorsqu'il avance en grade, lorsqu'il devient professeur de latin! « Comment pouvais-je tant « m'enorgueillir d'être quintus! Qu'est-ce qu'un quintus auprès «< d'un conrector? Me voilà seulement quelque chose. » Il devient même pasteur, et il peut épouser alors celle qu'il aime, Thiennette, une jeune fille noble, mais pauvre, peu littéraire, car elle n'a rien lu, pas même Werther, pas même les écrits de Jean-Paul; mais elle a des «< connaissances économiques » qu'elle tient de la nature.

L'État de mariage, la Mort et les Noces de l'avocat des pauvres Siebenkæs est moins une idylle qu'un roman, et presque un roman philosophique, car il touche à un grave problème, que Goethe a repris dans les Affinités électives, celui de l'indissolubilité des liens du mariage. La solution que donne Jean-Paul est tout à fait humoristique. Siebenkæs est un poète manqué; il a épousé Lénette, qui est la prose en personne, et dont la vie consiste à épousseter les meubles et à préparer le repas à l'heure précise. Siebenkæs pourrait être reconnaissant à Lénette d'avoir les qua

<< seinem Mantel wie zu Hause stecken hatte. War der Tag gar zu toll und windig, so war das Meisterlein so pfiffig, dass es sich unter das Wetter hinsetzte und sich • nichts darum schor... Abends, dacht' er, lieg' ich auf alle Fälle, sie mögen mich « den ganzen Tag zwicken und hetzen wie sie wollen, unter meiner warmen Zudeck und drücke die Nase ruhig ans Kopfkissen, acht Stunden lang. »

1. Quintus est un maître de cinquième, comme tertius est un maître de troisième.

2. Le mot Flegel désigne un homme rustique, mal-appris; les Flegeljahre, ce sont les années de la verte jeunesse, l'àge où l'on jette sa gourme, ætas ferocior. 3. Leben des Quintus Fixlein, Bayreuth, 1796.

4. Blumen-, Frucht- und Dornenstukke oder Ehestand, Tod und Hochzeit des Armenadvokaten F. St. Siebenkäs im Reichsmarktflecken Kuhschnappel, 3 vol., Berlin, 1796-1797. Avec Jean-Paul, comme avec Fischart, il faut souvent renoncer à traduire complètement le titre d'un ouvrage.

lités dont il est privé; il n'a, au contraire, qu'une pensée, qui est de rompre sa chaîne. Sur le conseil d'un ami, il se fait passer pour mort; on célèbre même son enterrement. Mais il ressuscite dans un autre pays, où il se remarie. Quant à la pauvre Lénette, elle épouse un modeste fonctionnaire, qu'elle rend heureux; et les voilà bigames l'un et l'autre. Il ne leur manque que le divorce légal, et l'on ne voit pas pourquoi JeanPaul s'en est passé, quand autour de lui toute l'école romantique lui en donnait l'exemple.

C'est encore sur une opposition de caractères que reposent les Flegeljahre1. Un original, qui meurt riche et sans enfants, a légué sa maison à celui de ses parents éloignés qui versera sur lui la première larme dans la demi-heure qui suivra l'ouverture du testament, et le reste de ses biens à un jeune homme qui lui a plu, caractère franc et aimable, et qui n'a que le défaut d'être poète. Mais il faut que celui-ci remplisse neuf conditions, qui seront pour lui autant d'épreuves dans la vie, et que les parents déshérités ne chercheront qu'à lui rendre difficiles. Heureusement que Gottwalt ou Walt a un frère jumeau, Wult, qui a plus de sens pratique que lui, et qui sera son mentor. Wult est un réaliste, mais un réaliste à l'esprit large et à l'humeur joviale; il aime son frère, tout en le morigénant. Pourra-t-il jusqu'à la fin le diriger, le contenir, lui conserver son héritage? On ne sait; le roman se perd dans les longueurs, et s'arrête brusquement après la quatrième partie.

Jean-Paul est incapable de mettre de l'unité dans un grand ouvrage, parce que l'unité n'est pas dans son esprit. Il n'est à l'aise que dans les sujets simples. Pour peu que la donnée se complique, il s'embarrasse dans les développements, et il n'arrive pas à conclure. Le plus sérieux effort qu'il ait fait pour sortir des limites que lui traçait son génie, c'est le Titan, un roman en quatre volumes, avec deux volumes d'appendices comiques, un vrai roman, pensait-il, avec une intrigue, des caractères, des événements, une idée philosophique 3. Il y travailla cinq ans, et il estimait que c'était son chef-d'œuvre. Ce qui apparaît le plus

1. Flegeljahre, eine Biographie, 4 vol., Tubingue, 1804-1805.

2. Ce nom provient d'un jeu de mots. Le père, après qu'on lui eut présenté son premier enfant, avait dit : « Le second sera ce que Dieu voudra, quod Deus vult. » 3. Titan, 4 vol., Berlin, 1800-1803; Komischer Anhang, 2 vol., Berlin, 1800. Traduction française de Philarète Chasles, 2 vol., Paris, 1831-1838.

((

clairement dans le Titan, c'est l'envie de rivaliser avec les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, qui venaient d'être terminées. Goethe avait montré, dans Wilhelm Meister, une nature idéale, qui, dans son contact avec le monde, se reconnaît et s'affermit peu à peu, et qui s'accommode aux conditions de la vie, sans renoncer à sa noblesse native. Le Titan repose sur une donnée semblable, mais qui est loin de se présenter avec autant de netteté. JeanPaul met en scène les genies originaux, ces « enfants de la terre « qui tentent d'escalader le ciel », qui gaspillent leur cœur et <«<leur cerveau », inutiles au monde et à eux-mêmes. Mais où les mène-t-il? Quelle est la destinée qu'il leur réserve? Quelle est, en d'autres termes, la vérité supérieure qui se cache sous les événements, puisque, après tout, c'est un roman philosophique que Jean-Paul prétend nous donner? Ses Titans sont des êtres faibles, qui cèdent à la moindre impulsion; ils ont du sang de Gottwalt et de Fixlein dans les veines. Ils sont à la fin ce qu'ils étaient au commencement; l'expérience ne leur a rien appris, et c'est ce qui les distingue profondément des héros de Goethe. Le personnage principal est le comte Albano de Césara, à qui on laisse ignorer sa haute naissance, pour l'élever loin de la cour. Trois figures de femmes passent successivement dans sa vie, comme dans celle de Wilhelm Meister: la tendre et rêveuse Liane, qu'il ne connaît que pour la voir mourir; la fière Linda, la seule qui puisse être appelée une titanide et dont certains traits paraissent empruntés à Mme de Kalb; enfin Idoine, nature tempérée, caractère indécis et vague. Albano ne fait guère qu'analyser ses impressions. Une seule fois il rougit de sa faiblesse. Lorsqu'il. a perdu Liane, il fait un voyage à Rome, et, devant les monuments de la ville éternelle, il s'écrie: « Je suis transformé «< jusqu'au fond de moi-même, comme si une main gigantesque. << m'avait touché. Comment pourrait-on, ici, se borner à jouir, << laisser fondre son âme au rayonnement des œuvres d'art? « Vivre, c'est agir; c'est dans l'action que l'homme se manifeste << tout entier et fleurit par toutes ses branches. » Il déclare qu'il ira combattre pour la Révolution française, se ranger sous la bannière de la Liberté. Mais Linda, qui succède à Liane, se montre plus puissante que la déesse de la Liberté, et Albano retombe dans la vie contemplative. Linda est victime des ruses diaboliques de Roquairol, un idéal de perversité humaine, que l'on peut concevoir par l'imagination, mais que la nature ne.

connaît pas. Albano épouse Idoine, et il s'arrête dans « la sphère « moyenne du gouvernement ». Il règne sur deux principautés allemandes, et l'on peut espérer qu'il les rendra heureuses, car il dit : « Dans le plus petit État il y a quelque chose de grand, « c'est le bonheur du peuple 1. »

Jean-Paul a écrit, avec sa plume de romancier et d'humoriste, des ouvrages philosophiques et didactiques. Sa philosophie est celle du sens intime, celle de Jacobi et de Rousseau; sa réfutation de Fichte, Clavis Fichtiana (1800), est une suite d'épigrammes sans sel et de traits d'esprit sans portée. La Vallée de Campan (1797) et les fragments posthumes de Selina (1827) sont des conversations sur l'immortalité de l'âme, ou plutôt sur le besoin d'immortalité qui est inhérent à la nature humaine. Au fond, que Jean-Paul mette en scène un de ses héros favoris, ou qu'il disserte sur une question philosophique, il puise toujours à la même source. Ses romans, c'est l'image sans cesse renouvelée et rafraîchie de sa jeunesse; la Vallée de Campan, c'est encore sa jeunesse, mais transportée dans l'avenir et, pour emprunter une de ses expressions, convertie en espérance; c'est une idylle dont la scène est dans l'autre monde. Dans la Levana (1807), un traité d'éducation où il s'inspire surtout de Rousseau et de Kant, Jean-Paul affecte une méthode un peu plus rigoureuse, mais il est loin de vouloir donner un système complet et raisonné. Il ne craint même pas de se contredire, et il nous offre dès le début deux discours où sont plaidées deux thèses diamétralement opposées, d'un côté l'inutilité de l'éducation, de l'autre son importance dans la famille et dans l'État. Mais le livre est plein d'observations comme un homme passionné pour son sujet peut seul les faire. Depuis Pestalozzi, personne n'a aimé l'enfance autant que Jean-Paul, et personne n'a su aussi bien que lui lire dans l'âme de l'enfant. C'est l'esprit juvénile, on voudrait dire enfantin, de l'auteur qui fait le charme de la Levana, et qui la rattache à l'ensemble des œuvres de Jean-Paul 2.

1. Si Jean-Paul ne sait pas toujours distinguer ses personnages par leur vrai caractère, il leur prête volontiers certaines particularités ou anomalies. Albano et Roquairol, sans être parents, ont la même voix et la même écriture. Liane et Idoine se ressemblent trait pour trait: Liane perd la vue et la recouvre à la suite d'une forte émotion. Linda est héméralopo, c'est-à-dire qu'elle ne perçoit pas de petites quantités de lumière; au crépuscule, elle ne distingue plus les objets.

2. Lavana, oder Erziehlehre, Dritte aus dem litterarischen Nachlass des Verfassers vermehrte Auflage, Stuttgart et Tubingue, 1845. Edelsteine aus Jean Pauls Levana, ausgewählt von O. Keyser, Leipzig, 1879. On a gardé onze cahiers

"

On n'aurait qu'une fausse idée de Jean-Paul, on ne se rendrait pas compte de sa singulière destinée comme écrivain, de cette éclipse presque totale qui a suivi son éclatant triomphe, si on ne le jugeait que d'après le grand nombre d'idées frappantes et d'images poétiques qu'on peut extraire de ses écrits. Il lui manque, comme à tout humoriste qui n'est qu'humoriste, une qualité essentielle il ne sait pas concevoir un ensemble, il ne compose pas. Il s'en confesse avec bonne grâce dans son Journal : «Ordonner et classer, avoir, sans cesse les yeux fixés sur un but, « ce n'est pas mon affaire. J'aime mieux sauter que marcher, tout <«<< en sachant que l'un fatigue plus le lecteur que l'autre. Qui ne « souhaiterait d'écrire comme Montaigne ou Sterne? L'esprit est << inconstant par nature; il ne va jamais droit devant lui. Pourquoi? « parce qu'il cherche à attraper des analogies, parce que, indiffé«rent aux vraies relations des choses, il court après des rapports exté«rieurs, et que, dans cette poursuite, il ne sait pas toujours où il « va 1. » Jean-Paul se trompe : ce qu'il définit, ce n'est pas l'esprit, c'est le jeu de mots; en tout cas, ce n'est pas l'esprit naturel, le scul vrai; ce n'est pas l'esprit qu'on a, mais celui après lequel on court, au risque d'attraper le contraire. Il y a plus: Jean Paul se fait de l'absence de composition une manière, et c'est par là que son humour devient artificiel et dégénère en une vraie faute de goût. Il faut que son récit soit constamment interrompu par des digressions et des insertions de toutes sortes, pour lesquelles il s'ingénie à trouver les titres les plus étranges. Tout prétexte lui est bon pour ne pas dire ce qu'il avait promis de dire, et le lecteur ne s'en plaindrait pas, si du moins ce qu'on lui offre en échange était toujours intéressant. Mais que de banalités annoncées solennellement et débitées prétentieusement! Parfois l'auteur s'arrête à peser et à comparer les expressions dont il pourrait se servir, et nous met dans la confidence de son travail; il nous fournit ainsi tous les moyens de faire sur lui-même une étude critique ou psychologique; mais le sujet du livre, les personnages du roman sont oubliés.

La forme est aussi artificielle que le fond. Le style de Jean

manuscrits qui ont servi à Jean-Paul pour la Levana; ils contiennent surtout des observations qu'il avait faites sur ses propres enfants. - Levana était la déesse latine qui présidait aux naissances; le titre indiquait déjà la part importante que l'auteur attribue à la famille dans l'éducation.

1. Tagebuch, 9 août 1782; cité par Forster.

« AnteriorContinuar »