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et il indique par là même que la différence du grand et du petit n'a rien d'absolu, qu'elle ne repose que sur la faiblesse de notre compréhension. Les poètes complets, les Shakespeare, les Goethe, sont humoristiques par occasion, mais ils ne s'arrêtent pas dans l'humour, n'y séjournent pas; ils n'y sont pas tout entiers. Les contrastes de la vie humaine les frappent aussi, mais ils les voient de plus haut, ils savent les concilier dans une vérité supérieure. Les humoristes se contentent de mettre l'un à côté de l'autre les termes d'un contraste; ce sont pour eux comme les données d'un problème dont la solution leur échappe. La contradiction que l'humoriste observe dans les choses il la porte ordinairement en lui-même; il lui manque presque toujours une faculté essentielle, et, par là même, un côté important de l'art d'écrire. Ainsi s'explique peut-être la tendance des humoristes à s'analyser, à se contempler, à s'étaler devant le lecteur. Qu'ils regardent le monde, ou qu'ils se regardent eux-mêmes, ils trouvent partout la même incohérence. Ils écrivent comme ils pensent, ou comme ils rêvent. Leur philosophie fragmentaire, qui tient à une lacune dans leur esprit, amène à son tour un style rompu, désarticulé, qui va par saccades, qui a de beaux éclats et des banalités insupportables. Ils frappent, ils étonnent, ils fatiguent aussi; ils ne donnent jamais la sensation continue du beau.

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Le premier humoriste important que nous offre la littérature allemande du XVIIe siècle, George-Christophe Lichtenberg, est une nature complexe, mais disparate, trop repliée sur ellemême, et embarrassée pour se produire. Il y a en lui des parties de mathématicien, de physicien, de psychologue, de moraliste, même d'écrivain, qui n'ont jamais pu se joindre et former un tout. « Que ne puis-je, » dit-il, « tracer dans ma tête des canaux << pour la circulation intérieure de mes pensées! Mais les voilà par «< centaines, inutiles l'une à l'autre. » Le morcellement de son être, cette difficulté de canaliser son cerveau dont il se plaint, tenait à une faiblesse de constitution. Une déviation de la colonne vertébrale, qui se déclara chez lui à l'âge de huit ans, lui causa une irritabilité nerveuse, qui par moments changeait brusquement le cours de ses idées. Dans ses jours calmes, la raison dominait

en lui; mais d'autres fois «< son imagination prenait le mors aux <«<dents et l'emportait dans les espaces. » Il ne pensait pas de même, dit-il, quand il était levé et quand il était couché, et il ajoutait que si la bonté divine voulait faire une seconde édition de sa vie, il proposerait volontiers des corrections «< pour le por«< trait et pour le plan général ». Quant au portrait, il s'en consolait. Mais le plan général, quoi qu'il ait pu faire, est toujours resté défectueux. Dès sa jeunesse, ses études furent dispersées. Fils d'un pasteur de Darmstadt, il fut envoyé, en 1763, ayant déjà vingt et un ans, à l'université de Gættingue, dont il fut plus tard un des professeurs les plus marquants. Son goût le porta d'abord vers les mathématiques, auxquelles il emprunta cet esprit de précision, mais aussi de sécheresse, qu'il appliqua plus tard aux sujets littéraires. Puis il se partagea entre les sciences naturelles, la philosophie et l'histoire. Il sentait combien la dispersion de ses efforts lui était nuisible, et il essayait de s'en défendre; mais la pente de sa nature restait la plus forte. «< Un grand inconvé«nient de mes études de jeunesse, » dit-il, « c'est d'avoir tracé le plan de l'édifice sur une trop vaste échelle. Il en est résulté que je << n'ai jamais pu finir l'étage supérieur; je n'ai même jamais posé << un toit quelconque. J'ai dù me contenter de quelques mansardes; « je les ai garanties le mieux que j'ai pu, mais pas assez bien pour «< empêcher la pluie d'y entrer. Que de gens à qui cela arrive! »

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Il lisait beaucoup, et il consignait toutes ses impressions dans son Journal; mais il ne tenait pas à mettre le public dans la confidence de son travail. « Je ne me suis jamais proposé d'être un « écrivain, » dit-il; « je me suis toujours borné à lire ce qui me «< plaisait, et à retenir ce qui s'imprimait de soi-même dans ma « mémoire. » Avant de commencer son enseignement à Gættingue, il fit, pour compléter sa propre instruction, deux voyages en Angleterre. Il y suivit le progrès des sciences; il étudia le théâtre. Plus il admirait Shakespeare, moins il approuvait les imitations qui s'en faisaient en Allemagne, et qui lui semblaient des parodies. Il était l'adversaire déclaré de l'école des génies originaux; toute emphase, toute déclamation lui était antipathique. En philosophie, il flottait entre Kant et Spinosa; il exprime quelque part cette idée, que le spinosisme pourrait bien être un jour la religion de l'humanité. Il croyait aux songes et aux pressentiments. Il s'occupa de physiognomonie avant Lavater, et, quand celui-ci publia ses Fragments, il le combattit avec les armes de la science,

et il le persifla au nom du goût littéraire. Il lui reprochait de considérer plus les lignes du visage que l'expression. Il refusait d'admettre que la beauté physique fût le signe de la beauté morale, et, comme preuve du contraire, il citait Socrate; il aurait pu se citer lui-même. L'article sur la Physiognomonie contre les physiognomonistes, qui parut dans l'Almanach de Gættingue de 1778, était suivi d'un Appendice comique sur les queues des animaux, expliquées symboliquement dans le style naïvement boursouflé de Lavater. Le seul ouvrage de longue haleine que Lichtenberg ait entrepris, c'est son Explication détaillée des gravures de Hogarth, qu'il a laissée inachevée. Il voulait «<exprimer par des paroles « ce que l'artiste avait tracé avec le burin, et l'exprimer comme «<l'artiste lui-même l'aurait fait, si, au lieu du burin, il avait tenu «<< une plume ». Il s'est mis tout entier, son caractère, ses opinions, sa manière de vivre, dans ses fragments posthumes; ils sont fort mêlés, mais on n'a qu'à rapprocher les passages caractéristiques, pour en tirer toute une biographie morale. Dans ses dernières années, Lichtenberg se confina de plus en plus dans sa retraite. « J'ai beaucoup pensé, » dit-il, «< plus encore que je n'ai <«<lu. J'ignore donc beaucoup de ce que le monde sait; de là << vient que je me trompe souvent dans mes rapports avec lui, et «< cela me rend timide. Si je pouvais dire tout ce que j'ai pensé, « le dire dans l'ensemble, comme cela se présente à moi, j'aurais «< certainement du succès. » Il s'était habitué à vivre dans des alternatives de bien-être relatif et de souffrance, et il avait pris son parti de la destinée qui lui était faite. « L'homme se plain! « du moindre mal, et quand il est exempt de douleur, cela lui «semble tout naturel. Il n'en est pas ainsi de moi : quand je ne «<souffre pas du tout, ce qui m'arrive parfois étant couché, j'en éprouve une satisfaction sans bornes; je verse alors des larmes

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« de joie, et ma profonde reconnaissance envers mon créateur «< contribue encore à me tranquilliser. Si l'on pouvait mourir <<< ainsi! >> Il eut la mort qu'il désirait, le 24 février 1799, et sa renommée alla peut-être au delà de ce qu'il avait espéré1.

1. Éditions. G. Ch. Lichtenbergs vermischte Schriften nach dessen Tode aus den hinterlassenen Papieren gesammelt und herausgegeben von L. Ch. Lichtenberg und Fr. Kries, Goettingue, 9 vol., 1800-1806; nouv. éd. augmentée, 8 vol., 1844-1846. Un choix (avec Hippel et Blumauer) dans la collection: Deutsche NationalLitteratur, de Kürschner. Des extraits, avec une notice biographique, par Grisebach Gedanken und Maximen aus Lichtenbergs Schriften, Leipzig, 1871. L'Explication des gravures de Hogarth (5 livraisons, Gættingue, 1791-1799) a été

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Ce dont Lichtenberg se plaignait comme d'une lacune dans son esprit, Hippel s'en fait une vertu. Vouloir penser avec méthode, c'est pour lui de la pédanterie. Il est d'avis qu'il faut écrire un livre comme on écrit à un ami. Il oublie qu'un ami est un lecteur à part, au courant des opinions, des habitudes, des manies de l'écrivain, un lecteur préparé et complaisant. Les œuvres de Hippel, ses romans comme ses traités, c'est sa vie, ses lectures, ses expériences, ses relations, ses voyages. Né en 1741, dans un village de la Prusse Orientale, fils d'un maître d'école, il fut d'abord destiné à la théologie et envoyé à l'université de Koenigsberg. Mais il préféra le droit, qui ouvrait une carrière plus vaste à son ambition. Il avait le sens des affaires, une grande activité, une éloquence naturelle, et il arriva en peu de temps aux plus hauts emplois de la magistrature. Il mourut à Konigsberg, en 1796. Son principal ouvrage, ce sont les Biographies en ligne ascendante1, une longue histoire, fort banale quant au fond, à laquelle il mêle ses réflexions, parfois ingénieuses, et ses souvenirs de jeunesse. De même que, pour l'ensemble, il ne se soucie pas de composer, de même, dans le détail, il ne sait pas choisir. Les Courses à travers champs du chevalier A-Z sont une imitation baroque de Don Quichotte 2. Hippel, tout en faisant renouveler les anciens titres de noblesse de sa famille, avait des sympathies pour la Révolution française. Dans ses deux traités Sur le Mariage et Sur l'Amélioration du rôle civil des femmes, il demande pour la femme une part non seulement dans la direction de la maison,

continuée et menée jusqu'à la 14a livraison par Bouterweck, Bottiger, Lyser et Le Petit; 3 éd., Stuttgart, 1873. Lichtenberg fonda, en 1780, avec George Forster, le Göttingisches Magazin der Wissenschaften und Litteratur (1780-1783). A consulter. Rich. M. Meyer, Swift und Lichtenberg, Berlin, 1886. — - Lauchert, Lichtenbergs schriftstellerische Thätigkeit in chronologischer Uebersicht dargestellt, Gættingue, 1893. - Grisebach, Lichtenbergs Briefe an Dieterich, 1770-1798, Leipzig, 1898. - Fr. Schæfer, Lichtenberg als Psycholog und Menschenkenner, Iéna, 1898. - A. Leitzmann, Aus Lichtenbergs Nachlass, Aufsätze, Gedichte, Tagebuchblätter, Briefe, Weimar, 1899.

1. Lebensläufe nach aufsteigender Linie, 3 parties, 1778-1781. Édition du jubilé, par Ettingen, 3 vol., Leipzig, 1878; 2 éd., 1880. Choix (avec Lichtenberg et Blumauer), dans la collection Kürschner.

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2. Kreuz- und Querzüge des Ritters A bis Z, 2 vol., Berlin, 1793-1794; nouvelle édition. 2 vol., Stuttgart, 1860. Les têtes de chapitre sont formées par des mots pris au milieu d'une phrase, qui se trouve ainsi partagée entre deux chapitres.

mais dans le gouvernement de l'État1. Tous ses écrits parurent anonymes, et il sut si bien garder son secret, même vis-à-vis de ses amis, que sa célébrité ne commença qu'après sa mort. Lessing trouve des traits plaisants dans sa comédie en un acte, l'Homme range 2. Ce qui manque à Hippel, c'est une vraie personnalité. Quoiqu'il n'ait fait que s'analyser et se décrire, son caractère ne ressort nulle part. Quelques-uns de ses opuscules furent attribués, dans l'origine, à Kant, tant la pensée du maître dont il avait suivi les leçons à Koenigsberg y était fidèlement reproduite. Quand on entre si facilement dans la manière des autres, on a rarement une manière à soi3.

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Hippel aimait à s'appeler le frère de Jean-Paul; celui-ci avait cependant sur lui l'avantage d'une imagination plus chaude et d'un cœur plus généreux. Il y a deux hommes en Jean-Paul, un vrai poète et un humoriste; le second a étouffé le premier. Peutêtre aussi le sort ne lui a-t-il pas été favorable. Il a vécu longtemps à l'écart, luttant contre la misère, et la célébrité lui est venue brusquement, au moment où son génie aurait pu com

1. Ueber die Ehe, Berlin, 1774; nouvelle édition, Leipzig, 1872. Ueber die bürgerliche Verbesserung der Weiber, Berlin, 1792; nouvelle édition, 1842. 2. Der Mann nach der Uhr, oder der ordentliche Mann, Konigsberg, 1760. Dramaturgie de Hambourg, no 22.

3. Euvres complètes, 14 vol., Berlin, 1827-1838. 1846-1860.

Romans, 6 vol., Stuttgart,

Knigge. Bentzel-Sternau. Il suffit de citer, à la suite de Lichtenberg et de Hippel, le baron de Knigge et le comte de Bentzel-Sternau. Le baron de Knigge (1752-1796) n'est qu'un imitateur, presque un traducteur. Il écrivit d'abord le Roman de ma vie, en quatre volumes, sous forme de lettres (Der Roman meines Lebens, Riga et Francfort, 1781-1787). Son roman comique, l'Histoire de Pierre Clausen (Geschichte Peter Clausens, 3 vol., Riga et Francfort, 1783-1785), est imité de Gil-Blas. Le Voyage à Brunswick (Die Reise nach Braunschweig, Hanovre, 1792), qui cut un grand succès, doit beaucoup au Voyage sentimental de Sterne. Le meilleur ouvrage de Knigge, le seul dont la réputation se soit un peu soutenue, est un traité de morale pratique, le Commerce avec les hommes (Veber den Umgang mit Menschen, 2 vol., Hanovre, 1788). Le Voyage à Brunswick a été réimprimé dans la collection Kürschner (Erzählende Prosa der klassischen Periode). Le comte de Bentzel-Sternau (1767-1819), homme d'État au service de l'électorat de Mayence et du grand-duché de Bade, plus tard retiré dans ses domaines, est un esprit indépendant, aigri par l'expérience des affaires. Son principal roman, le Veau d'or (Das goldene Kalb, eine Biographie, 4 vol., Gotha, 1802-1804), est une peinture du monde aristocratique poussée au noir; le style est haché, maniéré, souvent obscur. Il avait commencé par des histoires sentimentales, Nouvelles pour le cœur (Novellen fürs Herz, 2 vol., Hambourg, 1795-1706).

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