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<< franchement mon opinion, cette pièce, malgré tout, n'est pas << une pièce de théâtre. Si l'on retranche les coups de feu et les «coups de sabre, les ruines et les incendies, elle est lourde et fatigante pour la scène. Il m'a semblé aussi qu'il y avait une <<< trop grande accumulation de faits, qui nuit à l'impression générale. On aurait pu, avec cette seule pièce, en faire trois, et «< chacune aurait produit plus d'effet1. »

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Schiller sentait déjà vaguement ce qu'il comprit clairement plus tard, que le premier devoir du poète dramatique était de contenir sa verve lyrique. Il l'essaya dans la Conjuration de Fiesque et dans l'Intrigue et l'Amour. On ne peut pas dire, cependant, que ces deux pièces constituent un progrès véritable sur les Brigands; elles furent conçues, du reste, sous la pression des mêmes circonstances. Dans Fiesque, le dialogue a plus de fermeté, et les scènes sont mieux enchaînées; mais il y a encore de l'indécision dans la peinture des caractères. Fiesque renverse le pouvoir des Doria, à l'aide du parti républicain; mais l'envie de régner le gagne à son tour, et il devient la victime d'une seconde conjuration. La pièce mentait, dès lors, à son titre de tragédie républicaine. Aussi Schiller composa, pour le théâtre de Manheim, une fin différente, où il montrait Fiesque rejetant volontairement la couronne que le peuple lui offrait, et bornant son ambition « à être le plus <«< heureux citoyen de la République de Gênes ». Le succès fut douteux; et Schiller, qui avait franchement mis à nu les défauts des Brigands, prit fait et cause pour Fiesque. « Pour ces gens-là, » dit-il en parlant des habitants de Manheim, « le mot de liberté est « un vain mot, et le sang des Romains ne coule pas dans leurs << veines 2. »

Au fond, ce qui manquait à la pièce, c'était l'observation et l'étude; et ce défaut était particulièrement sensible dans un sujet historique. Schiller revint, dans l'Intrigue et l'Amour, à un ordre d'idées et de sentiments qui lui était plus familier, et où cette sorte d'improvisation fougueuse qui le soutenait alors était d'un emploi

1. Würtembergisches Repertorium der Litteratur, 1782; article reproduit dans les Suppléments des œuvres de Schiller publiés par Hoffmeister (Nachlese zu Schillers Werken, 4 vol., Stuttgart et Augsbourg, 1858; au 4 volume). Le mème ouvrage donne, au ler vol., les variantes du remaniement fait pour le théâtre de Manheim.

2. Lettre à Reinwald, du 4 mai 1784. Reinwald, bibliothécaire à Meiningen, épousa, deux ans après, la sœur aînée de Schiller, Christophine. La Conjuration de Fiesque fut jouée pour la première fois le 11 janvier 1784.

plus facile. L'œuvre nouvelle, qui s'appela d'abord Louise Miller, était une tragédie bourgeoise, dans le genre inauguré par Lessing, mais d'un goût que Lessing n'aurait pas approuvé. Un jeune homme appartenant à la classe privilégiée, le fils du président de Walter, veut épouser la fille d'un pauvre musicien. Ferdinand de Walter est un vrai disciple de Rousseau; il veut que les distinctions sociales cèdent devant les droits imprescriptibles de la nature. «< Voyons, » dit-il, «< si mes lettres de noblesse sont plus <«< anciennes que le plan de l'univers, ou si mes armoiries sont plus <«< authentiques que ce décret du ciel que je lis dans les yeux de << Louise Cette femme est pour cet homme 1. » Mais le secrétaire Wurm, la créature et le digne associé du président, enveloppe sans peine les deux jeunes gens dans une intrigue où ils succombent. Ce qui éclate à travers tous les incidents de la pièce, c'est le contraste d'une aristocratie servile et corrompue et d'une bourgeoisie dupe de sa propre honnêteté; et l'effet qu'un tel spectacle devait produire sur les contemporains était encore augmenté par un procédé continu et tout à fait factice d'exagération. Tous les tons sont forcés; les sentiments sont fiévreux et convulsifs, l'action haletante et saccadée, les caractères outrés et grimaçants. Mais, pour la première fois, Schiller peignait ce qu'il connaissait, ce qu'il avait vu, ce dont il avait souffert; et, quelque chargé que fût son pinceau, les spectateurs pouvaient reconnaître les modèles sous la copie. Un critique allemand appelle l'Intrigue et l'Amour « le pendant tragique du Mariage de Figaro ». Les deux pièces furent jouées la même année 2; elles marquent la différence de deux sociétés et de deux littératures. Ce que Beaumarchais esquisse en fines allusions et fait entendre à demi-mot, Schiller le grave en traits aigus, pour un public qui a plus d'enthousiasme que de goût et qui est plus sensible à la passion qu'à l'ironie.

L'Intrigue et l'Amour eut un immense retentissement sur le théâtre allemand. L'Anthologie pour l'année 1782, que Schiller avait composée en collaboration avec quelques amis, l'avait fait connaître comme poète lyrique 3. C'était l'époque où Goethe, à la

1. Acte premier, scène Iv.

2. L'Intrigue et l'Amour fut représenté pour la première fois à Manheim le 9 mars 1784. Le mot cité est de Hettner.

3. Les pièces de l'Anthologie figurent, dans l'édition des œuvres complètes faite par Christian Gottfried Korner en 1812, sous le titre de Poésies de la premiere période. Schiller n'en avait conservé qu'un petit nombre dans l'édition de ses Poésies (2 parties, Leipzig, 1800-1803).

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veille de son voyage en Italie, et préparant les œuvres de son âge mûr, gardait un silence dont le public s'étonnait. On commençait à croire que le jeune Schiller allait reprendre, à défaut de Goethe, la tradition perdue de Gætz de Berlichingen et de Werther. L'Intrigue et l'Amour venait à peine d'être joué à Manheim, qu'il reçut de Leipzig un envoi accompagné des plus vifs témoignages de sympathie. La lettre où il rend compte de sa surprise à Mme de Wolzogen (7 juin 1784), se termine par ces mots : <«< Lorsque je pense qu'il y a peut-être d'autres groupes semblables «< où l'on m'aime sans me connaître; lorsque je pense que, dans «< cent ans et plus, quand ma cendre sera dispersée, on bénira «< peut-être ma mémoire, et qu'un peu de reconnaissance et «< d'admiration me suivra dans la tombe, alors je me réjouis de << ma vocation de poète, et je me réconcilie avec Dieu et avec les rigueurs de ma destinée. » Répondant à l'appel de ses nouveaux amis, il se rendit à Leipzig, au mois de mars 1785, et de là, au mois de septembre suivant, à Dresde. Les deux années qu'il passa auprès de Gottfried Korner et en partie dans sa maison le réconcilièrent en effet avec sa destinée, et le gage de cette réconciliation fut le poème de Don Carlos.

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Le Don Carlos est peut-être, de tous les ouvrages dramatiques de Schiller, le plus défectueux quant à l'ensemble; il manque absolument d'unité. Mais il est d'une valeur inappréciable pour l'historien qui veut suivre le développement de son génie. Commencé en 1783, il ne fut terminé qu'en 1787, et il est intéressant de recueillir les témoignages de l'auteur lui-même sur les modifications que le plan subit dans l'intervalle. « Pendant le «<temps que je mis à écrire Don Carlos, » dit-il, « un temps qui, par «< de fréquentes interruptions, devint assez long, bien des choses

changèrent en moi, et cette pièce dut nécessairement partager <«<< les vicissitudes de ma manière de penser et de sentir. Ce que j'y « avais trouvé d'abord de plus attachant ne fit plus dans la suite «< la même impression sur mon esprit, et enfin me laissa presque « froid. De nouvelles idées, différentes des premières, s'étaient «< élevées en moi; Carlos même avait baissé dans ma faveur, pour «ce seul motif peut-être que mon âge avait pris trop d'avance sur «<le sien, et, par une raison contraire, le marquis de Posa avait pris sa place. Il arriva ainsi que j'abordai le quatrième et le cin« quième acte avec un cœur changé 1. » Le Don Carlos plonge, 1. Lettres sur Don Carlos lettre première.

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par ses origines, dans la première période de Schiller; il procède de l'Intrigue et l'Amour. Il ne devait être d'abord « qu'un «<< tableau de famille dans une maison royale1», et le sujet, que Schiller connaissait surtout par Saint-Réal et Brantôme, ne manquait pas de situations tragiques. « Le caractère d'un jeune << prince ardent et magnanime, héritier de plusieurs couronnes, «<le malheur d'une reine qui, dans l'éclat de sa fortune, se sent <«< opprimée, la jalousie d'un père et d'un époux dans une même « personne, la cruauté hypocrite d'un inquisiteur, la barbarie « d'un duc d'Albe, il y a là, » dit-il dans une lettre, «de quoi émou<< voir les spectateurs 2. » Le marquis de Posa, qui ne joue qu'un rôle accessoire dans le plan primitif, devint peu à peu personnage principal, et dès lors toute l'économie de la pièce se trouva changée. Le Don Carlos ne fut plus un simple drame de famille, mais une sorte d'évangile de la liberté. Le marquis de Posa est un philosophe du XVIIIe siècle transporté à la cour de Philippe II; c'est Rousseau et Montesquieu réunis, prêchant la tolérance en face de l'inquisition, et soutenant le droit des peuples devant l'omnipotence royale. Il est le vrai pivot de l'action. Il a soufflé son rêve dans l'âme de Carlos. Que Carlos succombe, « la Providence sus« citera un autre fils de roi et l'enflammera du même enthou«siasme. » Lui-même sacrifie sa vie avec la foi confiante d'un apôtre, car il est « le concitoyen des hommes qui vivront un « jour ». Un tel caractère était-il vraisemblable, à l'époque où Schiller le fait paraître? était-il même dramatique? Les Lettres sur Don Carlos furent écrites en grande partie pour le prouver. Ce qui est certain, c'est que le poète parlait par la bouche de son héros, et que la philosophie de Posa était devenue la sienne. Une foi virile avait succédé, chez lui, au découragement et à la haine, et du même coup son style poétique s'était ennobli. La forme dramatique, grande et aisée, lui échappait encore, mais il commençait du moins à se dégager des liens d'un art confus et tourmenté 3.

1. Avis relatif à Don Carlos, dans le 3 cahier de la Thalie, une revue que Schiller publia de 1785 à 1791. Les deux premiers actes et une partie du troisième furent insérés dans les quatre premiers cahiers de la Thalie, en 1785 et 1786; une édition complète de la pièce parut en 1787. Un Don Carlos en prose fut joué avec succès au théâtre de Leipzig, en 1785.

2. Lettre à Reinwald, du 27 mars 1783.

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A. Kontz, Les Drames de la jeunesse de Schiller, Paris, 1899.

2. ÉTUDES HISTORIQUES ET PHILOSOPHIQUES.

RAPPORTS AVEC GOETHE.

Le Don Carlos ouvrit à Schiller le chemin de Weimar. Il avait fait, en 1784, une lecture du premier acte devant la cour de Hesse-Darmstadt. Le duc Charles-Auguste, gendre du landgrave, y assista; il conféra au poète le titre de conseiller, un titre qui, à la vérité, n'assurait en rien son avenir, mais qui lui donnait du moins un rang dans la société. Dès lors, toutes les pensées de Schiller furent dirigées vers la petite ville qui n'était grande que par son illustration littéraire. Il y arriva le 21 juillet 1787. L'année suivante, il rencontra Goethe, revenu d'Italie, dans la maison de Mme de Lengefeld, à Rudolstadt1. Mais le moment où ils pouvaient se rapprocher n'était pas encore venu, et Schiller indique très nettement, dans une lettre à Kærner, les motifs qui les tenaient éloignés l'un de l'autre. « Beaucoup de choses qui << sont encore intéressantes pour moi, qui sont encore pour moi «<l'objet d'un désir ou d'une espérance, ont fait leur temps chez <«<lui. Il a pris une si forte avance sur moi — moins par les années « que par l'expérience et le développement personnel que << nous ne pourrons plus jamais nous rencontrer en chemin. >> Et, à la fin de la lettre, comme s'il sentait que cette disposition réciproque n'était que passagère, il ajoute : « Le temps nous apprendra le reste 2. » Le temps, en effet, qui n'avait plus guère de prise sur Goethe, pouvait encore exercer son action féconde sur Schiller. Goethe lui apparaissait, à ce moment, non pas précisément comme un modèle à suivre, mais du moins comme un maître dont il voulait mériter le suffrage. Il avoue, dans une autre lettre, qu'il l'entoure d'espions » pour connaître son jugement, et que, s'il cherche à porter le poème des Artistes au dernier degré de perfection, c'est dans la pensée que Gœthe le lira 3.

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1. La première entrevue est du 7 septembre 1788. La plus jeune des deux filles de Mme de Lengefeld, Charlotte, devint, en 1790, la femme de Schiller. L'aînée, Caroline, après avoir divorcé avec M. de Beulwitz, épousa, en 1794, Guillaume de Wolzogen. La Vie de Schiller de Caroline de Wolzogen, œuvre d'un témoin immédiat, mérite encore d'être consultée, même après les travaux critiques qui ont suivi.

2. Lettre du 12 septembre 1788. - La Correspondance de Schiller avec Koerner est du plus haut intérêt, non seulement pour la connaissance de sa vie et de son caractère, mais pour tout l'ensemble de la vie littéraire à Weimar.

3. Lettre à Koerner du 2 février 1789.

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