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Jusqu'ici le sens de la légende ne varie pas: Faust est un révolté, égaré par son orgueil dans les voies de l'erreur et du vice, et qui expie son péché dans les flammes éternelles. Mais tout d'un coup, vers le milieu du XVIIIe siècle, le ton change. Ce siècle n'était pas fait pour condamner les audaces de l'esprit, ni pour prendre la défense des autorités méconnues. Ce qui autrefois faisait le crime de Faust, fera désormais sa grandeur. Il deviendra le représentant de la pensée humaine, qui poursuit son chemin sans se laisser rebuter par les obstacles, et qui trouve sa noblesse dans l'effort même, infructueux ou non. Lessing fut le premier à comprendre le parti qu'on pouvait tirer de la légende ainsi renouvelée, et, chose curieuse, il puisa d'abord à la même source que Goethe. Une imitation de l'ancienne pièce de marionnettes, qu'il vit jouer à Berlin en 1753, et que sans doute il avait déjà connue à Leipzig, lui donna l'idée de mettre le sujet au théâtre, et ce projet ne cessa dès lors de l'occuper, quoiqu'il en ait toujours retardé l'exécution. Il en parle dans une lettre à Gleim, du 8 juillet 1758; il annonce même la représentation de sa pièce comme prochaine. Une seule scène parut, dans les Lettres sur la littérature, le 16 février suivant. Plus tard, étant à Hambourg, à la date du 27 septembre 1767, Lessing demande à son frère de lui envoyer la Clef de Salomon, un livre de magie dont il veut se servir pour son Faust, (( qui doit être joué dans le courant de « l'hiver ». L'hiver se passa, sans que le Faust fût connu du public, et les œuvres posthumes n'apportèrent plus que le canevas d'un prologue et de quatre scènes. Mais ce qui est intéressant à savoir, c'est que peu à peu le plan s'était modifié dans l'esprit de Lessing et s'était imprégné de la philosophie du siècle. Il n'avait d'abord pensé qu'à suivre fidèlement la légende. Mais bientôt Faust lui était apparu sous un jour différent; son seul péché était « la soif <<< de connaître », et, à la fin, quand les démons s'apprêtaient à prendre son âme, une voix d'en haut disait : « Ne triomphez pas! « Vous n'avez pas remporté la victoire sur l'humanité et la science. «La divinité n'a pas donné à l'homme le plus noble des pen<«< chants pour le rendre éternellement malheureux 1. »

Lessing avait sauvé Faust: Goethe a fait un pas de plus; il a, si l'on peut ainsi dire, réhabilité Méphistophélès. Il le présente

1. Tel est du moins le récit que donne le major de Blankenburg, dans une lettre du 14 mai 1784; son témoignage est confirmé par Engel.

comme un personnage à double face, ayant son rôle dans le plan de la Providence et sa place dans le gouvernement du monde. Méphistophélès n'est pas le souverain de l'enfer; il n'est, comme dans l'ancienne légende, qu'un démon subalterne. Il a été entraîné dans la révolte de Satan; mais il ne lui est pas interdit de revoir la face de Dieu, et il figure parmi les créatures de choix dont se compose la cour céleste. Il n'est même pas trop mal vu dans les hautes sphères. « Je n'ai jamais haï tes pareils,» lui dit le Seigneur dans le Prologue. « De tous les esprits qui nient, tu m'es le moins « à charge. L'activité de l'homme pourrait aisément se relâcher, « et il se complairait enfin dans le repos absolu. C'est pour cela <«< que je lui donne un compagnon qui l'excite et le stimule, et « qui, en sa qualité de diable, soit forcé d'agir. » Méphistophélès se définit lui-même, la première fois qu'il apparaît à Faust, comme « une partie de cette force qui veut toujours le mal et fait tou«jours le bien1». Hegel, plus tard, verra en lui la personnification du principe négatif de sa philosophie, qui n'est que l'antécédent et, en quelque sorte, le support du principe positif, actif et fécond, et, par conséquent, l'un des facteurs de l'éternel devenir. Ainsi Mephistophélès a en lui, aussi bien que Faust, une parcelle de l'esprit du XVIIe siècle, de ce siècle qui semblait vouloir tout détruire, et qui ne faisait, au fond, que préparer les voies à une humanité nouvelle, plus équitable et, en fin de compte, plus heureuse. Avec la transformation du caractère de Méphistophélès, l'ancienne légende, modifiée d'âge en âge, avait dit son dernier mot. Les poètes qui la reprirent encore au siècle suivant, s'en servirent surtout pour exprimer des sentiments personnels et pour se confesser par la bouche de Faust2.

1. Nous prenons le caractère de Méphistophélès tel qu'il apparait dans la Première partie de la Tragédie, publiée en 1808. Il est probable que, dans la conception primitive, contemporaine de Werther et de Prométhée, le rôle de Méphistophélès était encore moins satanique. C'était un compagnon que l'Esprit de la Terre donnait à Faust pour le conduire dans son voyage d'expérience, pour l'aider à « ressentir toutes les joies et toutes les douleurs de la vie ».

2. Éditions de Læper (2 vol., Berlin, 1879), de Schræer (2 vol., Heilbronn, 1886-1888), de Düntzer (dans la collection Kürschner) et de Erich Schmidt (éd. de Weimar, vol. XIV, XV, 1887-1888). - A consulter, outre les ouvrages cités de Erich Schmidt et de Otto Pniower: Fr. Th. Vischer, Gothes Faust, Stuttgart, 1880; Kuno Fischer, Gerthes Faust nach seiner Entstehung, Idee und Composition, Stuttgart, 1887; H. Schreyer, Gorthes Faust als einheitliche Dichtung erläutert und vertheidigt, Halle, 1881; Veit Valentin, Goethes Faustdichtung in ihrer künstlerischen Einheit dargestellt, Berlin, 1889; Edmond Scherer, Nouvelles études sur la littérature contemporaine, Paris, 1865; E. Lichtenberger, Etude sur quelques scènes du

5. LES TRAVAUX SCIENTIFIQUES DE GOETHE.

Les travaux scientifiques de Goethe, qui s'échelonnent tout le long de sa carrière, ne touchent qu'indirectement à la littérature proprement dite. Mais ils font partie intégrante de son œuvre; ils rentrent dans l'unité de son caractère et de sa vie, et c'est à ce seul point de vue qu'il peut en être question ici.

Goethe, avec son esprit d'observation et son besoin d'universalité, devait s'intéresser aux sciences de la nature. Le naturaliste se montre déjà dans sa manière de décrire le monde extérieur, une manière à lui, où le mouvement poétique s'allie à une remarquable précision de détails. Mais il a contribué directement au progrès scientifique de son temps. Il s'est occupé tour à tour de zoologie, de botanique, de géologie, de minéralogie, de physique, et il a fait des découvertes dans l'anatomie comparée et dans la physiologie végétale.

Une idée philosophique, l'idée de la parenté originaire de toutes les espèces créées, le préoccupait dans toutes ses recherches; elle le guidait instinctivement, avant même qu'il eût essayé de l'établir scientifiquement. Dès 1784, à propos d'un mémoire qu'il publia deux ans plus tard, sur la charpente osseuse de la tête humaine comparée à celle des animaux, il disait, dans une lettre à Knebel : « Chaque créature n'est qu'un ton, une nuance « dans la grande harmonie ; c'est cette harmonie qu'il faut saisir; <«< sans elle, chaque détail n'est qu'une lettre morte. » En 1790, étant à Venise, il écrit à Mme Herder: « Par un singulier mais << heureux hasard, tandis que je me promène au cimetière des juifs, mon domestique ramasse un crâne d'animal, et me le << donne en plaisantant, croyant me présenter une tête de juif; et, << sans s'en douter, il me fait faire un pas de plus dans l'explication « des formes animales. Me voilà placé devant une porte nouvelle, «en attendant que la fortune m'en offre la clef. » Cette clef, c'était que le crâne n'est qu'un développement de la colonne vertébrale.

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Faust de Goethe (avec une bibliographie), Paris, 1899. Le premier Faust a été traduit en anglais par B. Taylor (8° éd., Londres, 1884), et en vers français par le prince de Polignac (nouv. éd. augmentée, Paris, 1886) et par Marc Monnier (Paris, 1873).

1. Dem Menschen wie den Thieren ist ein Zwischenknochen der obern Kinnlade zuzuschreiben, Iéna, 1786.

Mais ce n'était encore là qu'un de ces détails qui, pour Goethe, n'avaient toute leur valeur que dans l'harmonie de l'ensemble. En 1795, il publia son Esquisse d'une introduction générale à l'anatomie comparée, partant de l'ostéologie1. Il y développe cette idée, que toutes les différences de structure entre les espèces animales peuvent être ramenées à un seul type anatomique, et il recherche en même temps les causes qui font dévier ce type et qui le diversifient à l'infini.

L'unité qu'il avait pu constater dans le règne animal, il la retrouva dans le monde des plantes. Il se plaît à reconnaître ce que, dans ce nouvel ordre d'études, il doit à Rousseau et à Linné. Rousseau lui fit voir dans la fleur un organisme vivant, Linné lui apprit à classer ses observations. Ce fut pendant son voyage en Italie que ses idées commencèrent à se fixer. Au Jardin botanique de Padoue, un palmier en éventail attira son attention; il remarqua comme les feuilles, simples et lancéolées près du sol, s'élargissaient et se divisaient de plus en plus vers le sommet. Ce fut, pour lui, une indication précieuse : continuant de noter les divergences et les analogies entre les formes végétales, il trouva bientôt que les différentes parties de la plante, la feuille, le calice, la corolle, les étamines, les semences même, n'étaient que des développements successifs d'un même organe primordial, le cotylédon. Enfin, poursuivant ses généralisations, il se représenta les variétés, les espèces, les familles, comme des modifications d'un seul type primitif. C'était le résultat auquel il avait abouti au terme de son voyage, en Sicile; il était même arrivé, dit-il, à figurer ce qu'il appelait la plante type.

Les reconnaissances que le poète naturaliste avait poussées dans le champ de la botanique et de la zoologie lui avaient donné cette conviction, que la nature ne cachait rien à l'observateur attentif 2, qu'un regard clair pénétrait derrière tous ses voiles, et qu'il n'était pas besoin, pour lui arracher ses secrets, du secours des instruments. Mais son dédain pour l'appareil scientifique, son ignorance volontaire des mathématiques, son habitude de regarder par-dessus les détails pour saisir aussitôt l'ensemble, devaient le trahir lorsqu'il s'aventura dans le domaine de la physique. Sa Théorie des couleurs (1808-1810) n'est, au fond, qu'une

1. Erster Entwurf einer allgemeinen Einleitung in die vergleichende Anatomie ausgehend von der Osteologie, Iéna, 1795.

2. Annales, année 1790.

ingénieuse hypothèse, une explication poétique de certains phénomènes de la nature, tels qu'un coucher de soleil, une lointaine vue de montagnes, les teintes variées d'un glacier ou d'une eau profonde. Les couleurs sont formées, selon Goethe, d'une combinaison de lumière et d'ombre; ce sont des dégradations de la lumière opérées par des «< milieux troubles1». Il explique les couleurs prismatiques au moyen de deux images superposées dont les bords tour à tour clairs et obscurs se nuanceraient réciproquement. Sa réfutation de l'expérience de Newton ressemble à une boutade d'artiste 3. Mais le chapitre des Couleurs physiologiques contient des observations intéressantes et parfois poétiquement décrites sur les images consécutives, les ombres colorées, le contraste des couleurs; et tout le livre est écrit avec cette clarté de déduction qui était une qualité de l'esprit de Goethe, et qui permet de faire aisément la part des faits authentiques et des doctrines contestables.

Les sciences naturelles furent la dernière préoccupation de Goethe. Le 2 août 1830, le jour où la nouvelle de la révolution de Juillet arrivait à Weimar, Eckermann lui faisait sa visite habituelle. «Eh bien, » lui cria Goethe en le voyant entrer, « que pensez« vous de ce grand événement? Le volcan a fait explosion, tout <<< est en flammes, ce n'est plus un débat à huis clos! C'est << une terrible aventure, » répondit Eckermann. «< Mais pouvait-on «< s'attendre à une autre fin, dans les circonstances que l'on con<< naît, et avec un tel ministère? Je crois que nous ne nous << entendons pas, mon bon ami, » répliqua Gœthe. «Il s'agit bien « de cela! Je vous parle de la discussion qui a éclaté en pleine << académie entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. » Et, continuant de développer une idée qui lui était chère, il se remit à parler de la méthode synthétique et de la méthode analytique, l'une vivante et compréhensive, et embrassant les ensembles, l'autre amassant péniblement des détails sans réussir à les classer et à les animer; et il s'applaudissait d'avoir trouvé en France un esprit de la même famille que lui, et qui, ajoutait-il modestement, le dépassait. Aujourd'hui encore, quand plus d'un demisiècle a passé sur ces discussions, ce n'est pas le moindre titre

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1. Trübe Mittel.

2. Zur Farbenlehre, Didaktischer Theil, 239.

3. Voir Geschichte der Farbenlehre, au dernier chapitre : Confession des Ver

fassers.

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