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<«<a vie, et les plus rares événements qui arrivent sont à la fois << pour lui le passé et l'avenir. Et c'est ainsi que le poète est tout <«< ensemble un guide et un prophète, l'ami des dieux et des << hommes 1. » Le poète, étant le précepteur de l'humanité, ne saurait accepter pour lui-même une direction étrangère. S'il est appelé à instruire les autres, qui oserait prétendre à lui donner des leçons? Il est son propre maître; il ne peut se former qu'à l'école de la vie. Le Wilhelm Meister est, selon l'expression d'un critique allemand, une odyssée de l'éducation personnelle, un voyage aventureux à travers les plus dangereux écueils, mais un voyage terminé par un heureux retour 2. Wilhelm se joint d'abord à une troupe de comédiens, auxquels il essaie vainement de faire comprendre la haute mission de l'art; il demeure quelque temps dans un château, où il rencontre une aristocratie frivole et corrompue; enfin il est reçu dans une société d'élite, où chacun peut suivre ses goûts sans danger pour les autres, parce que ces goûts sont nobles et désintéressés. On suit, dans le Wilhelm Meister, le développement d'un esprit qui sait faire tourner à son profit ses expériences et surtout ses erreurs. En un mot, on assiste à l'éducation du poète par lui-même. Ce que l'on comprend moins, en lisant le roman, c'est l'éducation de la société par le poète. Goethe sentait que le sujet n'était pas épuisé; il fit pour le Wilhelm Meister ce qu'il avait déjà projeté de faire pour Faust; il lui donna une suite, qui parut en 1821 et en 1827. Dans les Années de voyage 3, on retrouve Wilhelm comme médecin. Mais était-ce bien là le but de son long apprentissage? Peut-être valait-il mieux convenir dès l'origine que l'art n'est pas toute la vie et que la fiction poétique n'est qu'une des manifestations de l'activité humaine. Il faut dire aussi que Goethe a largement appliqué la théorie qu'il donne quelque part du roman, par comparaison avec le drame. « Le roman, » dit-il, « doit représenter << surtout des dispositions de l'âme et des événements; le drame, « des caractères et des actions. Il faut que le roman s'avance <«< avec lenteur, et que les dispositions du héros principal sus«pendent d'une manière quelconque la marche progressive du tout vers la conclusion. Le drame doit se hâter; le caractère « du personnage principal doit presser le dénouement, étant

1. Wilhelm Meisters Lehrjahre, liv. II, chap. 11.

2. H. Hettner, Geschichte der deutschen Litteratur im XVIII. Jahrhundert, III, 2 3. Wilhelm Meisters Wanderjahre.

<«< seulement retenu par des obstacles 1. » Le Wilhelm Meister était un de ces ouvrages que Goethe aimait à appeler incalculables ou incommensurables, et « dont la clef lui manquait à lui-même 2 ». C'est une série de tableaux tracés de main de maître, plutôt qu'un ensemble fortement conçu 3.

Le Wilhelm Meister fut rédigé en grande partie pendant les premières années de la Révolution française, et il est aisé de voir que l'auteur était préoccupé des graves événements auxquels il assistait de loin. N'est-ce pas une idée favorite du roman, que la culture individuelle est le fondement nécessaire de la réforme sociale? L'idée même d'une révolution, c'est-à-dire d'un changement brusque et violent, répugnait à l'esprit de Goethe; il n'admettait, dans la société comme dans la nature, que des transformations graduelles et régulières. Placé trop près de la Révolution pour en prévoir les conséquences, il n'était frappé que des désordres momentanés qu'elle occasionnait. Il composa quelques ouvrages dramatiques sur les agitations dont il était témoin; ce sont peut-être les plus faibles de ses écrits. Dans la comédie du Grand Cophte (1791), où il mit en scène l'affaire du Collier, il crut élever le sujet en le détachant de son cadre historique, et il donna aux personnages des dénominations générales, comme dans la Fille naturelle; il effaça ainsi tout l'intérêt. Le Citoyen Général (1793) est une parodie qui n'a que le tort d'affecter une intention didactique. Le drame des Révoltés, qui devait expliquer les causes de l'antagonisme des classes, commencé en 1794, resta inachevé. Quand le spectacle d'une lutte à outrance, compliquée d'épisodes barbares, indignait le poète ami de l'ordre et de la justice, il se détournait, dit-il, pour « regarder dans le miroir « des cours, » et il traduisait le vieux poème de Renart. Là aussi, ajoutait-il, le genre humain se montrait dans sa naïve brutalité, mais du moins les choses se passaient joyeusement, et la bonne humeur n'y perdait rien. Une seule fois, la Révolution l'inspira heureusement, lorsqu'il écrivit Hermann et Dorothée. Ce poème

1. Lehrjahre, liv. V, chap. vII.

2. Conversations d'Eckermann, 18 janvier 1825.

3. Le Wilhelm Meister a été diversement jugé, selon qu'on a vu plutôt l'ensemble ou les détails; George Sand l'appelle un adorable conte, Edmond Scherer y voit le comble de l'ennui. A consulter Riemann, Goethes Romantechnik, Leipzig, 1902.

4. Campagne de France. Lo Reineke Fuchs, commencé à Weimar en 1792, fut continué pendant le siège de Mayence, où Goethe avait accompagné le duc Charles-Auguste, en 1793.

est, à tous les points de vue, l'une des créations les plus intéressantes de Goethe. Il est populaire par le sujet, savant par la composition, antique par le style, moderne par les caractères et les mœurs, et l'on est frappé de l'habileté avec laquelle tous ces éléments sont fondus ensemble. La donnée est la plus simple que l'on puisse imaginer, et Goethe n'y croyait trouver d'abord que la matière d'une idylle. Une jeune fille faisant partie d'une troupe de fugitifs est reçue dans la maison d'un aubergiste dont elle épouse le fils. Mais la Révolution, qui forme l'arrière-plan du tableau, élève l'idylle à la hauteur d'une épopée. Lorsqu'il rédigea les premières pages, Goethe avait l'esprit plein de l'antiquité et surtout de la poésie homérique; il emprunta spontanément le langage d'Homère. Faire parler sur le grand style des bourgeois allemands du XVIIIe siècle, c'était une entreprise hasardée et qui pouvait aboutir à un froid pastiche. Goethe ne s'aperçut, dit-il, de la difficulté qu'après l'avoir vaincue l'imitation, étant inconsciente, devenait de l'originalité. Au reste, contrairement à son habitude, il écrivit le poème d'une haleine et dans le feu de l'inspiration première. « J'ai vu naître cette œuvre, » dit Schiller dans une lettre, « et j'ai été presque aussi étonné de la <«< manière dont elle est née que de l'œuvre même. Tandis que <«< nous sommes obligés, nous autres, de rassembler péniblement «< nos idées et de les contrôler, pour produire quelque chose de passable, il n'a besoin, lui, que de secouer légèrement l'arbre « pour en faire tomber à profusion les fruits les plus exquis. On « croirait à peine avec quelle facilité il dispose aujourd'hui des << résultats d'une vie bien employée et d'un travail incessant sur «< lui-même 1. » Les derniers ouvrages de Goethe avaient été froidement accueillis; le succès de Hermann et Dorothée rappela celui de Werther. Le public était gagné par la chaleur qui circule à travers le tout et par la poésie répandue sur les plus humbles détails; les juges délicats étaient frappés des ressources d'un art à la fois si savant et si aisé 2.

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Vers la fin de la Révolution, Goethe s'attendait à une restauration bourbonnienne à bref délai. L'Empire lui donna un démenti.

1. Lettre à Meyer, du 21 juillet 1797.

2. A consulter. - Guillaume de Humboldt, Esthetische Versuche, Brunswick, 1861; Hehn, Ueber Gothes Hermann und Dorothea, Stuttgart, 1893; P. Stapfer, Goethe et ses deux chefs-d'œuvre classiques, Paris, 1881. Édition de A. Chuquet, Paris, 1886.

Il admira le génie de Napoléon plutôt en artiste qu'en homme politique; il vit surtout dans la conquête impériale un grand déploiement de force individuelle. Il assista aux fêtes d'Erfurt, en 1808, comme ministre du duc de Weimar, et il eut avec l'empereur un entretien, sur lequel il a toujours gardé une grande réserve1. Lors du mouvement national de 1813, il se tint à l'écart, laissant à des poètes plus jeunes le soin d'exciter les multitudes. « Écrire « des chants de guerre, » disait-il plus tard à Eckermann, « et << rester dans son cabinet, ce n'était pas là ma manière. Mais « écrire au bivouac, lorsqu'on entend, la nuit, hennir les che<< vaux des avant-postes ennemis, à la bonne heure! — Au reste, » ajoutait-il, « je ne haïssais pas les Français, car comment pou«< vais-je haïr une nation qui compte parmi les plus civilisées de <«< la terre ?? » En 1815, on lui demanda d'écrire une pièce de circonstance pour le retour des troupes prussiennes, et il donna au théâtre de Berlin le Réveil d'Épiménide, une froide allégorie, où se détachent cependant quelques belles strophes 3.

3.

LA VIEILLESSE. << LES AFFINITÉS ÉLECTIVES ».

LE « DIVAN ORIENTAL-OCCIDENTAL ».

Schiller pensait, dans la suite de la lettre citée plus haut, que Goethe, à la hauteur où il était parvenu, n'avait plus qu'à produire au jour les richesses de son esprit, sans chercher à les augmenter. I devra désormais, ajoutait-il, se donner tout entier à la pratique poétique. Mais Gœthe n'a jamais conçu la poésie comme un exercice pratique; il n'estimait pas que sa connaissance du monde fût jamais assez complète. Le poète, en lui, était doublé d'un homme de science, et sa curiosité scientifique s'étendait à tout. La poésie n'était que l'unité et, en quelque sorte, la concentration suprême de sa vie. En même temps qu'il composait Egmont et Iphigénie, il faisait des découvertes dans l'anatomie comparée et dans la physiologie végétale. Il en a donné, à part ses traités spéciaux, de charmantes descriptions dans la Métamor

Voir

1. Il en a donné un récit fort succinct dans les Annales, à l'annee 1808. la traduction des Conversations d'Eckermann, par Délerot, le vol., p. 81; et L. Geiger, Aus Alt-Weimar, Berlin, 1899.

2. Conversations d'Eckermann, 14 mars 1830.

3. Voir un article de H. Morsch, Gothes Festspiel, Des Epimenides Erwachen, dans le Gathe Jahrbuch, t. XIV.

phose des plantes et dans la Métamorphose des animaux, dans la première surtout, où la minutie des détails ne fait que rendre l'impression générale plus vive et plus vraie. Il s'occupait de géologie et de minéralogie, non en amateur, mais en chercheur sérieux et assidu. Ses voyages en Suisse et en Italie, ses excursions dans les montagnes du Harz, ses visites aux mines d'Ilmenau, ses séjours prolongés à Carlsbad et à Teplitz, augmentaient sans cesse le recueil de ses notes et de ses renseignements. Ses études sur l'optique le conduisirent enfin à cette Théorie des couleurs qui l'engagea dans des discussions longues et acerbes, et qui contenait, malgré des erreurs inévitables, des données précieuses pour l'art. C'est à l'art, en effet, qu'il revenait toujours; c'était le ressort de toute son activité, le centre d'attraction de toutes ses pensées.

Son penchant irrésistible à se diversifier, à se disperser sur mille objets, était corrigé par un besoin non moins énergique d'unité. Dans ses études les plus spéciales, et en apparence les plus arides, rien n'était absolument perdu pour la littérature. Ce fut la chimie qui l'amena au plus original des ouvrages de sa viellesse, aux Affinités électives. « Il paraît, » dit un article anonyme dont l'auteur était Goethe lui-même, « que ce titre est emprunté « aux sciences naturelles. L'écrivain aura remarqué qu'on a sou« vent recours, dans ces sciences, à des métaphores tirées du « monde moral, pour rendre sensible ce qui se dérobe à l'inves«<tigation directe. L'idée lui est donc venue d'employer à son « tour, dans des faits de l'ordre intellectuel, une allégorie chi«<mique, et de la faire remonter, pour ainsi dire, à son origine. << La nature est partout une et identique, et il est aisé de suivre, « à travers les libres et clairs espaces qui constituent le domaine « de la raison, les traces d'une sombre nécessité, qui ne pour«ront être effacées que par une main divine et dans une exis<«<tence supérieure 1. » Cette fatalité, qui forme le fond obscur et inconscient de la vie humaine, ces attractions mystérieuses qui règnent sur les âmes et les apparentent l'une à l'autre, semblables aux forces aveugles qui entraînent les éléments, tel est le sujet du roman; tel en est du moins le point de départ; car l'idée générale serait restée une froide formule, si l'auteur n'avait su la relever par une vive peinture des caractères.

Les Affinités électives tiennent donc aux études scientifiques de

1. Morgenblatt, 4 septembre 1809.

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