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sa nature supérieure. Ici encore, traduire, faire comprendre et sentir, rapprocher l'original de notre goût moderne sans en effacer le caractère primitif, le faire entrer dans nos esprits sans en altérer la pureté, fut son but principal. Il dit même, dans la préface, que les traductions sont « le fruit dont la partie historique << du livre n'est que l'écorce ».

Tous les travaux de Herder se résument dans ses Idées sur la Philosophie de l'histoire de l'humanité, qui parurent en quatre parties de 1784 à 1791, et qui restèrent inachevées1. Tout jeune, il rêvait de devenir « un Newton de l'histoire », de retracer la suite de la culture humaine à travers tous les siècles et chez toutes les nations 2. Tout jeune aussi, il comprit ce que la méthode historique du XVIIIe siècle avait d'arbitraire et d'étroit, de peu historique au fond. Bossuet avait ramené tous les événements à un fait unique, l'établissement du christianisme; tout ce qui précédait n'était qu'une préparation; tout ce qui suivait, une conséquence. Voltaire, à son tour, ne voulait s'intéresser aux anciens âges que dans la mesure où ils avaient contribué à la civilisation de son temps. « Je voudrais, » disait-il, « qu'on com<< mençât une étude sérieuse de l'histoire au temps où elle devient «< véritablement intéressante pour nous il me semble que c'est <«< vers la fin du xve siècle. L'imprimerie, qu'on inventa en ce <«< temps-là, commence à la rendre moins incertaine. L'Europe <«< change de face. Tout nous regarde, tout est fait pour nous 3. » Herder n'admettait pas qu'un siècle fût fait pour un autre. Peutêtre même ces âges barbares, que Voltaire dédaignait, étaient-ils l'objet de ses secrètes préférences. L'histoire est, pour lui, une suite de relations, un enchaînement où tout dépend de tout, et où rien n'est absolument sacrifié. Toutes choses sont, sur la terre, ce qu'elles peuvent être selon les circonstances de temps et de lieu; rien n'est isolé, rien n'est arbitraire. Mais, d'un autre côté, chaque moment de la durée a son centre de gravité en lui-même; chaque être qui apparaît à la surface du globe porte

1. Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 4 vol., Riga, 1784-1791. Éditions modernes de Julian Schmidt (3 vol., Leipzig, 1869) et de E. Kühnemann (2 vol., dans la collection: Deutsche National-Litteratur, de Kürschner). Herder s'arrête au milieu du XIe siècle. - Traduction française d'Edgard Quinet (3 vol., Paris, 1827-1828); cette traduction, devenue rare, a été imitée par E. Tande (3 vol., Paris, 1874).

2. Voir le 2 vol. du Lebensbild, p. 166.

3. Remarques sur l'histoire, en tête de l'Histoire de Charles XII.

en lui-même la loi de son existence et les conditions de son bonheur. « Les œuvres de Dieu, bien qu'elles forment dans leur <«< ensemble un tout qu'aucun regard n'embrasse, ont encore « cette propriété de former chacune en particulier un tout qui <«< est marqué du sceau divin de sa destination. Il en est ainsi de «< la plante, de l'animal pourquoi en serait-il autrement de «<l'homme? Est-il possible que des milliers d'êtres soient créés « pour un seul, que toutes les générations passées n'aient vécu « que pour la dernière, enfin que tous les individus soient faits << pour l'espèce seulement, c'est-à-dire pour un nom, pour une << vaine image? La Sagesse suprême ne se joue pas ainsi; elle <«< n'imagine pas des rêves creux; elle s'aime et se reconnaît « dans chacun de ses enfants; elle éprouve vis-à-vis de chaque «< créature le même sentiment maternel, comme si chacune était « seule au monde. Tous ses moyens sont des fins; toutes ses <«< fins, des moyens pour atteindre à des fins plus élevées, dans « lesquelles le Dieu infini se révèle et accomplit ses promesses1. » En un mot, tout est à la fois fin et moyen, cause et effet; tout recommence sans cesse. Hegel dira bientôt : « Tout n'est qu'un <<< éternel devenir. »

Ainsi Herder abordait tour à tour, avec une égale compétence, la littérature, la théologie, l'histoire; il étonnait ses contemporains par la promptitude de son jugement et la nouveauté de ses vues; et pourtant quelque chose manquait à ce grand esprit. Les mots qu'il avait pris pour devise et qui furent gravés sur sa tombe: Licht, Liebe, Leben, « lumière, amour, vie », marquent bien la nature de son génie, qui procédait de la chaleur de son âme, mais qui n'a jamais subi le contrôle de la réflexion sévère. Le

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1. Livre IX, chap. 1. Ce que Herder veut donner, dans tout son ouvrage, ce sont des idées pour servir à la philosophie de l'histoire » : c'est le sens exact du titre allemand. Fustel de Coulanges disait : « Il y a une histoire, et il y a une philosophie, mais il n'y a pas de philosophie de l'histoire. » C'était parler en historien qui ne veut être qu'historien. Il y a une philosophie de l'histoire, mais elle n'appartient pas à l'histoire; c'est une partie de la philosophic. Celle de Herder touche même de très près à la théologie. Il suppose dans le monde un principe immanent, une force cachée qui en dirige toutes les révolutions vers un but fixé de toute éternité. Ce principe n'est, au fond, que le Dieu de l'Écriture, vu à travers le spinosisme, et si Herder ne l'appelle pas simplement Dieu, c'est, dit-il dans la préface,« pour ne pas profaner ce saint nom par un emploi trop fréquent, no < pouvant pas l'introduire chaque fois avec une solennité suffisante. » Kant, dans un article de la Gazette littéraire d'Iéna (janv. 1785), tout en rendant justice à l'éloquence de l'écrivain et aux grands aperçus dont il éclaire parfois les faits, montra ce que sa méthode avait, au fond, de peu scientifique.

sentiment est profond chez lui, mais l'idée reste inachevée. Le style a de l'ampleur et de la magnificence, mais on y voudrait quelque chose de ce qui faisait la supériorité de Lessing, une marque plus nette, un contour plus précis. Aucun des écrits de Herder n'est dénué d'intérêt; mais il n'a pas laissé une de ces œuvres auxquelles on aime à revenir, mème quand elles sont dépassées, parce qu'elles traduisent la pensée d'un homme sous une forme accomplie. Il est à la fois plus et moins qu'un écrivain il fut surtout un grand initiateur. Il a suscité l'étude comparée des langues, des littératures, des religions; il a donné le souffle inspirateur à la poésie de Goethe et de Schiller: aurait-il joué un rôle plus utile, s'il avait su se confiner dans un petit domaine et se donner la peine d'y exceller?

CHAPITRE IV

GŒTHE

Caractère du génie de Goethe; son objectivité. — 1. La jeunesse. Éducation de Goethe; Leipzig; les leçons d'OEser. Strasbourg; rapports avec Herder. Goetz de Berlichingen, Werther et Faust, comparés aux autres productions de la période Sturm-und-Drang. Egmont. Prométhée. 2. La maturité. Goethe à Weimar. Voyage en Italie. Iphigénie en Tauride. L'idéal antique. Acheminemen vers le symbolisme. Wilhelm Meister; le rôle de l'artiste dans la société. Ouvrages sur la Révolution; Hermann et Dorothée. 3. La vieillesse. Études variées; les Affinités électives; le Divan orientaloccidental. Curiosité, impartialité et largeur d'esprit; l'idée d'une littérature universelle. - 4. La légende de Faust et la tragédie de Goethe. Transformation de la légende au XVIIIe siècle, entre les mains de Lessing et de Goethe. 5. Les travaux scientifiques de Goethe; point de vue philosophique qui les domine; la Théorie des couleurs.

Goethe a eu deux maîtres, Herder et l'antiquité. Il assista d'abord au déclin de l'école saxonne. Il partagea l'admiration de ses contemporains pour la Messiade. La Minna de Barnhelm de Lessing lui apparut, dit-il, comme un brillant météore au milieu des ténèbres qui enveloppaient la littérature allemande. Herder acheva de lui faire connaître son siècle, et l'antiquité lui apprit à le dépasser.

Le génie de Goethe était formé d'un rare mélange de sensibilité, d'imagination et de volonté. Une curiosité que rien ne lassait et que rien ne rebutait, une étude persévérante de toutes les parties du savoir humain, une attention sans cesse dirigée sur tout ce qui se passait en lui et autour de lui, un besoin de se communiquer au dehors et de recevoir les impressions du dehors, ce qu'il appelait en un mot l'objectivité de sa nature, l'aida à développer les qualités extraordinaires dont il était doué. Il remplit à lui seul

les promesses que les poètes contemporains de sa jeunesse avaient faites à l'Allemagne; et si jamais un écrivain a pu être considéré comme le représentant de son temps et de sa nation, c'est lui.

Goethe est universel, comme Herder. Il attire tout dans son domaine, mais il met à tous ses emprunts le sceau de sa personnalité. Il ne lui suffit pas qu'une œuvre soit conçue dans son imagination; il faut encore qu'elle ait cette vérité parfaite que donne seulement l'expérience. Il déclare n'avoir jamais écrit une ligne qu'il n'ait vécue, et il appelle ses poésies des fragments d'une grande confession. On peut lui appliquer à lui-même, et à plus juste titre, ce qu'il dit de Shakespeare : « Il anime ses « héros du souffle de son esprit; il parle par leur bouche; on <«< reconnaît leur parenté. » Chaque personnage de ses drames, de ses poèmes, de ses romans, n'est qu'un côté de sa nature. Ses œuvres sont le commentaire idéal de sa vie. Mais sa vie elle-même a reçu le contre-coup de toutes les agitations de son temps c'est ce qui explique la longue faveur dont il a joui auprès de ses contemporains et l'influence durable qu'il a exercée sur sa nation 1.

1. Le catalogue de ce qu'on appelle Goethe-Bibliothek a été dressé et plusieurs fois complété par l'éditeur Salomon Hirzel, de Leipzig; la dernière édition est de 1881: Salomon Hirzels Verzeichniss einer Gathe-Bibliothek, mit Nachträgen und Fortsetzung. Ce catalogue contient la liste des éditions qui ont été faites des œuvres et de la correspondance de Goethe. L'Archiv de Schnorr en a publié des suppléments jusqu'en 1886. Un Gothe-Jahrbuch paraît chaque année depuis 1880, à Francfort, sous la direction de Ludwig Geiger; chaque volume contient une bibliographie. Ph. Strauch a donné, de 1881 à 1890, une Goethe-Bibliographie dans le Anzeiger für deutsches Alterthum, et les Jahresberichte für neuere deutsche Litteraturgeschichte de J. Elias et M. Osborn donnent, depuis 1892, une revue critique de ce qui paraît annuellement sur Goethe. En 1885, une Société de Goethe (Goethe-Gesellschaft) s'est constituée à Weimar. La même année, après la mort du dernier des petits-fils de Goethe, tous les papiers du poète ont été réunis dans un Goethe-Archiv, qui est devenu, en 1889, le Grethe- und Schiller-Archiv. La Société a son organe spécial dans les Schriften der Goethe-Gesellschaft, dont chaque volume apporte d'importantes contributions à la connaissance du poète.

Les écrits qui ont été publiés sur Goethe, en Allemagne, en Angleterre, en France, sont innombrables; il faut nous en tenir à ce qui est d'un intérêt tout à fait général.

Éditions des œuvres. La dernière édition complète faite du vivant de Goethe (Vollständige Ausgabe letzter Hand) est celle de 1827-1831, en 40 vol. (Stuttgart, Cotta); deux séries d'oeuvres posthumes s'y sont ajoutées, en 1832-1834 (15 vol.) et en 1842 (5 vol.). Parmi les éditions complètes qui ont suivi, nous citerons seulement l'éd. in-4 de Cotta, en 2 vol. (Stuttgart, 1836); la Taschenausgabe, faisant partie de la Collection des classiques allemands, en 40 vol. in-16 (Stuttgart, 1855-1858); l'éd. en 36 vol. in-8, avec des introductions de Goedeke (Stuttgart, 1866-1868); enfin et surtout les éd. critiques de Hempel, à Berlin, et de Kürschner, à Stuttgart (Deutsche National-Litteratur), chacune en 36 vol. in-8. La belle

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