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monde à notre esprit sous les conditions du temps et de l'espace. En d'autres termes, notre savoir est fait d'apparences; il a une certitude plus ou moins grande, suivant que notre observation est plus ou moins parfaite; mais il n'a de certitude que pour nous; il n'a rien d'absolu. Qu'il puisse y avoir, dans d'autres planètes, d'autres intelligences qui voient le monde autrement que nous et sous un angle plus favorable, cela est possible, ajoute Kant, et même probable. Mais, pour nous, notre domaine est le relatif, le phénomène; et la réalité qui se cache derrière le phénomène sera pour nous un mystère, aussi longtemps que les conditions de notre intelligence ne seront pas changées.

C'est là le point fondamental de la philosophie de Kant, du moins de sa philosophie théorique; et c'est ce qu'il appelle l'idéalisme transcendental, c'est-à-dire s'élevant au-dessus de l'idéalisme ordinaire, qui nie simplement la réalité du monde extérieur, et supérieur en même temps au matérialisme, en ce que, tout en reconnaissant que toutes nos perceptions viennent des sens, il admet, dans notre connaissance, un élément supérieur à la sensation.

De même que la sensibilité, ou faculté de percevoir, est liée aux conditions de l'espace et du temps, de même la faculté de juger, ou l'intelligence, agit au moyen des catégories : ce sont les formes de nos jugements, formes innées aussi bien que les notions de temps et d'espace, et antérieures à toute connaissance. Kant en distingue douze, qu'il décrit minutieusement, et qu'il groupe trois par trois, dans un ordre qui semble dicté par un besoin de symétrie plutôt que par la simple logique. Puis il passe à la raison, qui est la faculté de grouper nos jugements, de les réduire en système, de les ramener à l'unité scientifique. La raison a, comme la sensibilité et l'intelligence, ses principes directeurs. Ce sont les idées proprement dites, l'idée de l'âme, l'idée de l'univers, l'idée de Dieu, sur lesquelles se fondent la psychologie, la cosmologie, la théologie rationnelles; idées qui s'imposent à notre esprit, mais dont la réalité objective est indémontrable. «Si nous prenons ces idées comme constitutives, «< c'est-à-dire si nous croyons qu'elles peuvent étendre nos connais<< sances au delà du domaine de la recherche expérimentale, nous << nous laissons séduire par une vaine apparence, nous sommes << la dupe de notre imagination, et nous nous engageons dans un << tissu de propositions contradictoires. Si, au contraire, nous les

<< admettons simplement comme régulatrices, c'est-à-dire comme << une condition d'ordre et d'unité dans les limites mêmes de << notre connaissance expérimentale, elles serviront à enrichir et «< à rectifier cette connaissance, et elles s'ajouteront aux autres << principes directeurs de notre esprit. »>

Dieu, l'âme, l'univers, trois entités logiques; trois catégories encore, quoique d'un ordre supérieur; trois formes sans contenu réel voilà tout ce que la raison théorique peut nous donner. Henri Heine, dans son livre De l'Allemagne, suppose que le philosophe, après avoir prononcé cet arrêt, vit derrière lui son vieux domestique Lampe, qui pleurait. Lampe n'avait plus de Dieu! « Il faut que le pauvre Lampe ait un Dieu, dit Kant, sans « quoi il n'y aurait plus pour lui de bonheur au monde. » Et il écrivit la Critique de la raison pratique. La plaisanterie de Heine est vraie, si au nom de Lampe on substitue celui du philosophe lui-même. Kant avait besoin d'un Dieu sa raison avait été impuissante à le lui démontrer, sa conscience le lui imposa.

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La raison pure est pratique, en tant qu'elle règle notre activité. La raison pratique, comme la raison théorique, tire ses principes d'elle-même, indépendamment de toute expérience. Elle légifère par l'intermédiaire de la conscience. La loi qu'elle édicte a une valeur universelle. Cette loi n'est pas déterminée par les idées du bien et du mal; ces idées sont, au contraire, déterminées par elle. Est bien ce que la loi morale commande; est mal ce qu'elle défend. Mais la loi elle-même procède directement de la conscience; elle n'est pas le fruit d'une déduction logique; elle n'a besoin de s'appuyer sur aucun raisonnement. Elle s'impose par elle-même; sa forme est celle d'un commandement absolu, d'un impératif catégorique. La loi morale est l'expression de la nature supérieure de l'homme; elle s'élève et se purifie dans chaque individu, à mesure que le sentiment de sa supériorité se développe en lui. La moralité est la conformité de nos actes à la loi morale, et, lorsqu'elle devient un état habituel, elle s'appelle la

vertu.

Telles sont les idées fondamentales de la philosophie pratique de Kant. Il a essayé de réduire tout le contenu de la loi morale

en une formule unique, qui renfermerait ainsi la substance de tous nos devoirs. Il y revient à plusieurs reprises dans ses écrits, et, à part quelques variantes de peu d'importance, il l'exprime ainsi : « Agis toujours de telle sorte que tu puisses désirer que « le principe qui te guide devienne loi universelle. » C'est l'ancienne maxime : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez << pas qu'on vous fit », avec cette différence que celle-ci ne considère que les rapports individuels de l'homme avec son semblable, tandis que la maxime de Kant met l'homme en présence de la société entière. Si le bien peut jamais être réalisé sur la terre, c'est par un effort combiné de tous les hommes, agissant sous l'empire d'une même loi, et avec la conscience de leur nature supérieure.

Ayant ainsi défini la loi morale et la notion du devoir, Kant élève sur cette base toute une métaphysique nouvelle, où la liberté, l'immortalité de l'âme, l'existence de Dieu retrouvent leur place, que la spéculation théorique avait laissée vide. Si la loi morale s'impose à l'homme, si elle est pour lui d'une obligation absolue, c'est qu'il est capable de l'accomplir; donc l'homme est libre. La liberté découle directement de la conscience; elle est postulée par la raison pratique. Kant appelle postulat une proposition théorique qui ne peut être démontrée comme telle, mais qui est indissolublement liée à une loi pratique ayant une valeur absolue. La liberté ne peut être démontrée théoriquement, mais elle participe de la certitude de la loi morale, qui, sans elle, ne pourrait se concevoir. Il en est de même de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu. La raison pratique nous porte invinciblement vers un idéal de perfection qui serait le souverain bien; or cet idéal n'est réalisable que par une continuité d'efforts, qui suppose une continuité d'existence personnelle; donc, ou la loi morale avec toutes ses conséquences est une chimère, ou l'âme est immortelle. D'un autre côté, si le souverain bien a pour première condition la vertu, il suppose également la félicité; il suppose même l'union intime et la dépendance réciproque de ces deux éléments. Il faut, par conséquent, à moins de renoncer à la recherche du souverain bien et de considérer la loi morale comme chimérique, admettre un ordre de choses supérieur, fondé sur l'harmonie de la félicité et de la vertu; il faut admettre, de plus, une cause intelligente du monde et de la loi morale, qui garantisse cette harmonie; donc Dieu existe.

Ainsi, la raison pratique affirme sans preuve ce que la raison théorique n'a pas su prouver. Mais pourquoi, se demande Kant à la fin de son livre, pourquoi ce dissentiment entre deux de nos facultés? La nature ne nous a-t-elle pas traités en marâtre, en frappant l'une d'elles d'impuissance? Supposons, ajoute-t-il, qu'elle nous ait servis à souhait, et qu'elle nous ait donné en partage ces lumières que nous voudrions bien posséder, et que quelques-uns croient posséder en effet qu'en résulterait-il? Dieu et l'éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux. Nous éviterions sans doute de transgresser la loi, mais nos actions seraient dictées par la crainte, dénuées de toute moralité. « La conduite de l'homme dégénérerait en un «< pur mécanisme, où, comme dans un jeu de marionnettes, tout <«< gesticulerait bien, mais où l'on chercherait en vain la vie sur les «< figures. » Maintenant, au contraire, maintenant que le maître du monde nous laisse seulement entrevoir sa majesté, et que la loi morale, de son côté, sans nous faire aucune promesse certaine et sans nous menacer d'aucun châtiment, exige de nous un respect désintéressé, la vraie moralité est possible, et nous pouvons nous rendre dignes du souverain bien. «< Ainsi la Sagesse impéné<< trable par laquelle nous existons n'est pas moins digne de véné<«<ration dans ce qu'elle nous a refusé que dans ce qu'elle nous « a donné en partage.

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En fin de compte, tout l'ordre surnaturel est fondé sur la loi morale. Si Dieu existe, si l'âme est immortelle, c'est parce que je me sens libre, et que, sans Dieu et l'immortalité, ma liberté serait une illusion. Le vrai Dieu de Kant, comme on l'a dit, c'est la liberté, dont le Dieu de la religion n'est que le premier ministre. C'est aussi au point de vue des garanties qu'elles donnent à la morale que Kant juge les religions positives. La morale, pour lui, est supérieure à la religion; le culte le plus agréable à Dieu, c'est la pratique du bien 1. Ces idées sont devenues le credo de l'école rationaliste allemande, et elles se sont perpétuées jusqu'à nos jours dans la doctrine de la morale indépendante.

1. La Religion dans les limites de la simple raison (Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft, 1793).

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Tout est symétrie dans l'œuvre de Kant. Sa troisième critique correspond à la troisième faculté qu'il attribue à l'homme, au sentiment de plaisir ou de déplaisir que nous fait éprouver la contemplation des œuvres de la nature ou des œuvres de l'art; et comme ce sentiment tient à la fois de la faculté de connaître et de la faculté appétitive, la Critique du jugement forme le lien entre la Critique de la raison pure et celle de la raison pratique. D'ailleurs, ici comme dans les deux autres critiques, Kant ramène l'activité de l'esprit à un fait intérieur, et c'est en cela qu'il se distingue des esthéticiens de l'école de Wolff et en particulier de Baumgarten. Ce qu'il recherche, ce ne sont pas les conditions extérieures du beau, ce n'est pas le beau dans les objets, mais le sentiment du beau dans l'homme.

La Critique du jugement contient deux parties: la première, et la plus importante, est un traité du beau et du sublime; la seconde s'occupe de ce que Bernardin de Saint-Pierre appelait les harmonies de la nature.

Kant distingue d'abord entre le beau et l'agréable : une distinction qui avait été faite avant lui, mais qu'il a précisée, et qu'il a fait entrer dans le domaine commun. L'agréable est ce qui plaît aux sens; il est accompagné de désir. Le plaisir que donne le sentiment du beau est essentiellement désintéressé. « Un juge«ment dans lequel se mêle le plus léger intérêt n'est plus un «pur jugement de goût. » Mais comme le jugement de goût -repose sur le sentiment, il est nécessairement variable1. Il peut y avoir, dans tous les domaines de l'art, aussi bien que dans la nature, des modèles consacrés par l'assentiment des hommes; mais il n'y a aucun criterium extérieur du beau. Le goût, aussi bien que le génie, est original.

Si le beau nous cause du plaisir par une certaine convenance indéfinissable de l'objet avec notre faculté de sentir, le sublime, au contraire, nous imprime une secousse violente, qui est presque pénible. « La satisfaction qu'il nous procure est moins un plaisir

1. Il est universel, selon Kant, en ce qu'il est dégagé de tout motif personnel, mais d'une universalité tout intérieure et subjective. Chacun suppose que ce qui est beau pour lui l'est pour tout le monde. Il n'en est pas de même de l'agréable; j'admets très bien que ce qui est agréable pour moi ne le soit pas pour un autre.

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