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CHAPITRE II

LA PHILOSOPHIE DE KANT

1. La philosophie allemande avant Kant. Leibnitz et Wolff; la terminologie allemande de Wolff. 2. Kant; son caractère; unité de sa vie et de sa doctrine. Ses premiers écrits; formation de son système. 3. Critique de la raison pure; théorie de la connaissance. - 4. Critique de la raison pratique; la loi morale; l'impératif catégorique. 5. Critique du jugement; l'idée du beau et du sublime. 6. La langue de Kant; sa prétendue obscurité. Sincérité de son style. Son influence.

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Avant d'arriver à Herder, il faut nous arrêter devant un homme qui fut un de ses maîtres, et qui, lui aussi, fut un révolutionnaire, quoiqu'il ait employé d'autres moyens que les génies originaux. Ceux-ci brusquaient tout et dépensaient la moitié de leur énergie en pure perte; Kant, avec un effort plus ménagé, remua plus profondément son siècle et encore le siècle suivant. Pendant cinquante ans, avec une obstination calme et réfléchie, il suivit une même pensée; il s'identifia complètement avec elle, si complètement, dit un de ses biographes ', qu'il ne comprenait plus qu'elle ne fût pas la pensée de tout le monde, et il finit par l'imposer à l'Allemagne et à l'Europe civilisée.

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Pendant le XVIIe siècle, l'Allemagne avait reçu sa philosophie, comme sa littérature, de la France; c'était le cartésianisme qui s'enseignait dans les universités allemandes. Avec Leibnitz, pour

1. Jachmann, Immanuel Kant, geschildert in Briefen an einen Freund, Konigsberg, 1804.

la première fois depuis la Renaissance, le mouvement philosophique avait commencé en Allemagne. Mais Leibnitz avait écrit surtout en français et en latin; c'étaient les deux langues les plus universellement connues; c'était comme un double lien entre les penseurs de tous les pays. Leibnitz, quoique les idées qu'il avait semées à profusion dans tous les domaines de la science fussent parfaitement enchaînées dans son esprit, n'avait pas pris la peine de les coordonner et de les réduire en système. La plupart de ses écrits sont fort courts; ce sont parfois de simples fragments. I aborde tantôt une question, tantôt une autre, mais ce sont toujours les questions les plus hautes. Dans ses Essais de Théodicée 1 (1710), dirigés contre Bayle, il cherche à concilier la liberté humaine et la prescience divine, la Providence et l'existence du mal, et il formule cette théorie de l'optimisme qui a prêté à rire à Voltaire, mais qui n'est que l'expression de la suprême sérénité avec laquelle il considérait le monde. Dans la Monadologie (1714), celui de ses ouvrages qui est resté le plus en accord avec la science moderne, il se sépare du dualisme de Descartes, qui avait fait deux parts de la création, l'une pour la pensée ou le monde des esprits, l'autre pour l'étendue ou le monde des corps. A la place de la substance pensante ou étendue, Leibnitz met la monade, ou la force primitive, simple et immatérielle, par conséquent indestructible, et qui, par ses diverses combinaisons, produit à la fois le monde des corps et le monde des esprits. Ici encore, c'est un besoin de conciliation, un besoin d'unité et d'harmonie qui guide Leibnitz 2.

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1. Le mot de Théodicée, littéralement Justice de Dieu, a été créé par Leibnitz. 2. Leibnitz, né à Leipzig en 1646, mourut, comblé d'honneurs, à Hanovre en 1716. Les Nouveaux Essais sur l'entendement, où il défendait contre Locke la théorie des idées innées, ne parurent qu'après sa mort, en 1765. — Éditions: Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm von Leibnitz, publiés par Gerhardt, 7 vol., Berlin, 1875-1890; Choix des œuvres françaises, par P. Janet, 2 vol., Paris, 1866. Leibnitz, tout en se servant de préférence du français et du latin, ne méconnaissait pas les qualités de sa langue maternelle. Dans un traité qui parut d'abord dans les Beyträge de Gottsched (1697), et où il reprenait certaines idées de Schottel (voir plus haut, p. 225), il disait que la langue allemande, comme angue populaire, n'était inférieure à aucune autre, mais que, comme langue de la conversation et de la discussion scientifique, elle était restée inculte et barbare, n'ayant jamais été maniée que par des courtisans qui parlaient plus volontiers les langues étrangères, ou par des érudits qui avaient plutôt l'habitudo du latin. La prose allemande de Leibnitz a de la netteté et de la vigueur; ses vers sont médiocres. Les œuvres allemandes de Leibnitz ont été publiées par Guhrauer (2 vol.. Berlin, 1838-1840). Le même a donné une biographie de Leibnitz (2 vol., Breslau, 1842; suppléments, 1846). A consulter Kuno Fischer,

Geschichte der neuern Philosophie, 2 vol.

Ce fut Christian Wolff qui se chargea de systématiser la philosophie de Leibnitz, tout en la ramenant un peu en arrière et en lui imprimant une légère déviation vers le cartésianisme. Il lui ôta ce qu'elle avait de spontané et presque de poétique; il lui coupa les ailes et l'emprisonna dans une formule. Il supprima la monade, qui était pour lui un être trop peu précis, et il revint à la substance étendue et à la substance pensante. Par certaines de ses idées sur la morale indépendante, sur la révélation et sur le miracle, il se rapprochait de Bayle. De ces éléments divers, où pourtant le leibnitzianisme dominait, il composa un système, « dont toutes les parties, » comme il le dit lui-même, «< étaient «<< emboîtées l'une dans l'autre comme les membres du corps «< humain1». C'était la science des sciences, formée d'une ontologie, d'une psychologie, d'une cosmologie et d'une théologie rationnelles, qui s'enseigna désormais dans toutes les écoles allemandes. Ce qui acheva le triomphe de Wolff, ce fut la haine du parti orthodoxe, qui le fit bannir de sa chaire à l'université de Halle. Frédéric-Guillaume Ier, le roi sergent, à qui l'on avait persuadé que, si certains de ses grenadiers s'enfuyaient, ils trouvaient une excuse dans la philosophie de Wolff, lui intima, en 1723, l'ordre de quitter la ville dans les quarante-huit heures, sous peine de la corde. Frédéric II, qui avait étudié ses ouvrages avec Voltaire dans une traduction française, le rappela, l'année même de son avénement, en 17402. Il enseigna jusqu'à sa mort, en 1754 3.

Wolff, sans être un esprit original, rendit des services à la littérature, et l'on peut ajouter, en se fondant sur le témoignage de Kant, à la philosophie même. Il eut d'abord le grand mérite d'écrire en allemand; il créa la langue philosophique de l'Allemagne; bien des expressions qu'on attribue à Kant remontent jusqu'à lui. Son style manque de mouvement, comme sa pensée, mais il est ferme et net. Quant à sa valeur comme métaphysicien, personne ne l'a mieux reconnue que Kant lui-même, qui mit fin à son autorité : « Dans la construction d'un futur système de

1. Ausführliche Nachrichten von meinen Schriften, 2° édit., Leipzig, 1733. 2. Frédéric II écrivit de sa main, au bas de la lettre qu'il fit remettre à Reinbeck, l'apostille suivante : « Ich bitte Ihn, sich um den Wolf Mühe zu geben. Ein « Mensch, der die Wahrheit suchet, und sie liebet, muss unter aller menschlichen Gesellschaft werth gehalten werden, und glaube ich, dass Er eine Conquete im Lande der Wahrheit gemacht hat, wenn Er den Wolf hieher persuadiret. 3. Il était né à Breslau, en 1679.

« métaphysique, » dit-il, « il faudra suivre la méthode sévère de l'il« lustre Wolff, le plus grand de tous les philosophes dogmatiques. <«< Wolff montra, le premier, par son exemple (et il créa par là <«< cet esprit de profondeur qui n'est pas encore éteint en Alle<«< magne), comment on peut, par la constatation sévère des prin«cipes, par la claire détermination des idées générales, par la « rigueur éprouvée des démonstrations, par la liaison étroite des prémisses et des conséquences, faire marcher la science dans « une voie sûre. Plus que tout autre, il aurait été capable de nder une vraie science métaphysique, si l'idée lui était venue de préparer d'abord le terrain par la critique de l'instrument, «< c'est-à-dire par la critique de la raison pure. S'il ne l'a pas <«< fait, la faute en est au dogmatisme de son temps, et, sous ce « rapport, les philosophes ses contemporains n'avaient rien à «< reprocher à leurs prédécesseurs 1. »

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Du moment que l'on s'était trompé sur la valeur de l'instrument, c'est-à-dire sur la portée de l'esprit humain, tous les résultats acquis étaient problématiques, et l'édifice de la science était à reconstruire. Il fallait donc, après avoir fait table rase, se remettre à observer; il fallait revenir à la nature. Kant se rencontrait, dans cette dernière conclusion de sa critique, avec les écrivains de la période Sturm-und-Drang.

2. VIE ET CARACTÈRE DE KANT.

SES PREMIERS ÉCRITS.

La vie d'Emmanuel Kant s'écoula tout entière à Konigsberg Il y est né le 22 avril 1724. Il était fils d'un sellier et le quatrième de onze enfants. Son grand-père paternel était d'origine écossaise. Cette origine a-t-elle influé en quelque manière, comme on l'a cru, sur la nature de son génie? c'est peu probable. En tout cas, l'influence, si elle a existé, s'est fort atténuée à travers deux générations, et la philosophie de Kant est bien, par tous ses caractères, une philosophie allemande. Kant avait neuf ans quand il perdit son père. Sa mère l'éleva dans l'orthodoxie protestante, et c'est sans doute au souvenir de sa première éducation qu'il faut attribuer les instincts conservateurs qui l'ont toujours guidé au milieu des plus grandes hardiesses de sa cri

1. Kant, Critique de la raison pure, préface de la 2 édition.

tique. Il étudia d'abord la théologie, puis les mathématiques et la philosophie. La première lecture qui le passionna fut celle de Newton, auquel se joignirent bientôt Rousseau et les moralistes anglais. Le scepticisme de Hume le détacha de la philosophie de l'École. Ses études terminées, la nécessité de vivre lui fit accepter des fonctions de précepteur dans plusieurs familles. En 1755, il se fit recevoir maître ès arts, et il se voua désormais à l'enseignement public. Il professa successivement sur toutes les matières qu'embrassait la faculté philosophique, les mathématiques, la physique, la logique, la morale, même l'art des fortifications et la pyrotechnie. Ce n'est qu'en 1770 qu'il fut nommé titulaire de la chaire qu'il occupa jusqu'en 1797. Il fut momentanément inquiété dans sa liberté sous le gouvernement dissolu et dévot de Frédéric-Guillaume II; il dut même promettre, dans une lettre personnelle adressée au roi, de ne plus s'occuper, ni dans sa chaire ni dans ses écrits, de questions religieuses, tant qu'il serait le sujet de Sa Majesté. L'administration plus libérale de Frédéric-Guillaume III le releva de son engagement. Sur son talent de professeur, nous avons les renseignements de plusieurs de ses élèves, notamment de Herder. Autant il était sec en écrivant, autant il mettait de chaleur et de conviction dans sa parole. Réservant les déductions abstraites pour ses livres, qu'il destinait aux savants, il cherchait surtout, dans ses leçons, à stimuler la curiosité, à déterminer des vocations. Son Avertissement au public sur l'organisation de ses leçons pendant le semestre d'hiver de 1765 à 1766 a une vraie valeur pédagogique. Il insiste d'abord sur la disproportion qui existe d'ordinaire entre les matières du haut enseignement et le degré de maturité des élèves; « et de là vient, » ajoute-t-il, «< cette outre«< cuidance bavarde des jeunes penseurs, la plus aveugle des présomptions, et plus incurable que l'ignorance même. » Il faut se garder de leur laisser croire que la science soit jamais toute faite; il ne faut pas leur apprendre la philosophie, mais à philosopher; il faut les guider, et non les porter, si l'on veut les habituer à marcher seuls.

Kant n'a vécu que pour la philosophie, et l'on pourrait dire qu'il a vécu sa philosophie. Sans admettre comme vérité histo

1. Voir la préface de la Dispute des facultés (Der Streit der Facultäten, 1798). A consulter E. Fromm, I. Kant und die preussische Censur, Hambourg et Leipzig, 1894.

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