Imágenes de página
PDF
ePub

influences du ciel. Corneille, Shakespeare, Eschyle, ont-ils jamais pensé à fonder une littérature? Ils ont écrit sous l'inspiration de leur génie, et il s'est trouvé après eux qu'ils avaient ouvert une voie et qu'ils marquaient un point de départ. Une poésie nationale semble être une chose spontanée, indépendante de la volonté humaine, dont il est impossible de provoquer ou de hâter l'avénement. C'est le Dieu qui descend, comme dit Schiller, mais nulle conjuration, si puissante qu'elle soit, ne peut le forcer à descendre 1.

Jusqu'à Klopstock et Lessing, l'Allemagne n'a été réellement inventive que dans la théologie; elle s'est préparée ainsi au rôle prépondérant qu'elle jouera dans le mouvement philosophique du xvie et du XIXe siècle. En littérature, si l'on excepte la vieille épopée nationale et la poésie sentencieuse et satirique du moyen âge, elle a marché d'imitation en imitation. Parfois elle s'est imaginé avoir assez approché de ses modèles pour pouvoir prétendre à une demi-originalité, et cette demi-originalité a semblé lui suffire. Et voici que tout d'un coup elle se sent à l'étroit dans les liens qu'elle s'est forgés elle-même, et elle s'agite fiévreusement pour conquérir son indépendance. C'est alors l'époque qu'on a appelée du nom intraduisible de Sturm-und-Drang 2.

Ce qui caractérise les écrivains de l'école nouvelle, c'est une confiance illimitée en leurs propres forces, un haut sentiment de leur personnalité. Ils s'appellent eux-mêmes les génies originaux. L'originalité est considérée désormais comme la marque unique et certaine de la vraie poésie. On ne rejette pas seulement les modèles décidément antipathiques à l'esprit allemand, et que Lessing avait déjà proscrits; l'imitation est regardée en elle-même comme une preuve d'impuissance. On va plus loin : comme on ne veut plus de modèles, pourquoi ne se passerait-on pas des règles qui ont été formulées d'après les modèles? Il ne

1. Das Glück, dans les poésies de Schiller.

2. Les deux mots désignent un mouvement violent, un assaut tumultueux; ils sont empruntés au titre d'un drame de Klinger, qui fut représenté à Francfort-surle-Mein le 2 juillet 1777. Léopold Wagner disait, à propos de cette représentation: « La pièce est faite pour ceux qui ont senti dans leur âme ce que c'est que Sturm « und Drang; mais ceux dont les nerfs sont flasques et mous, et qui regardent ces a trois mots avec un air ébahi, ceux-là n'ont rien à voir ici. » (Lettres sur la troupe de Seyler.) Le titre primitif, assez caractéristique, de la pièce, était Der Wirrwarr,. c'est-à-dire l'Imbroglio. Goethe, faisant un rapprochement ingénieux entre la vie de Klinger et le caractère de l'époque, dit qu'il fut obligé de prendre sa place d'assaut er musste sich durchstürmen, durchdrängen (Poésie et Vérité, livre XIV).

[ocr errors]

reste plus dès lors que la nature. « Elle seule, » dit Werther dans le roman de Goethe, elle seule forme le grand artiste. Il y a beaucoup à dire en faveur des règles, à peu près ce qu'on dit « à la louange de la société civile. Un homme qui se forme d'après <«<les règles ne produira jamais rien d'absurde ni de mauvais,

[ocr errors]

« de même que celui qui s'est modelé sur les lois et les bienséances ne sera jamais un voisin insupportable ni un insigne

« scélérat. Mais, en revanche, toute règle étouffera, quoi qu'on en « dise, le vrai sentiment de la nature et son expression fidèle. » Il faut que l'artiste se mette en face de la nature, qu'il en reçoive l'impression directe, et qu'il traduise cette impression. avec une entière naïveté. Tout intermédiaire est un obstacle et un voile. Un seul interprète, un seul guide est respecté : Shakespeare. On voyait en Shakespeare une source de poésie primitive, qui s'épanchait au hasard, couvrant les vaines barrières d'une scolastique démodée. Conçu de la sorte, Shakespeare était encore la nature. « Nature! nature! » s'écriait Goethe, en 1771, dans un discours enthousiaste où il célébrait la mémoire du grand poète, <<< tout est nature dans les héros de Shakespeare; il a créé des hommes, comme Prométhée, mais de stature colossale. »

((

Le génie interprétant librement la nature, tel fut donc le programme des jeunes poètes qui débutèrent bruyamment dans la littérature vers 1770. Mais, des deux termes de ce programme, aucun ne répondait à un ensemble de conceptions bien nettes. Lavater donne du génie une définition abstruse, d'où il paraît ressortir que c'est une chose surnaturelle, qui n'est liée à aucune condition terrestre; son caractère est celui « d'une « apparition »; ses effets sont immédiats et inexplicables 1. Quant à la nature, ce mot embrassait évidemment le monde intérieur et extérieur. On était donc disposé à croire que le poète devait connaître la société au milieu de laquelle il vivait, le passé et le présent de l'humanité, et avant tout le jeu des passions et des intérêts. Mais on ajoutait aussitôt que le génie, instinct prophétique et divinatoire, tenait lieu d'observation et d'étude. Dieu, qui avait créé le poète comme un être d'exception, et qui l'avait armé de toutes pièces pour la conquête du monde idéal, ne pouvait admettre aucune collaboration dans son œuvre; la science humaine n'avait rien à ajouter à l'inspiration, don du ciel. En

1. Cinquante-sixième fragment physiognomonique.

un mot, on avait concience d'un but élevé; on y tendait avec ardeur; mais on ignorait absolument le terrain sur lequel on marchait; et si quelques écrivains, ceux qui avaient vraiment du génie, s'élevèrent en s'éclairant eux-mêmes, les autres restèrent noyés dans le vague de leurs théories.

[ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]

Il faut faire deux parts dans la littérature de cette époque. Gotz de Berlichingen, Werther, les premières scènes de Faust, les premiers drames de Schiller, marquent les débuts de deux carrières qu'il faut considérer dans l'ensemble. Goethe et Schiller sortirent de la tourmente où ils furent entraînés un instant, et même dans leur fougueuse jeunesse ils sont grands encore. D'autres écrivains ne changèrent jamais, ou changèrent peu, vraies victimes de la révolution qu'ils aidèrent à accomplir ce sont d'abord Klinger, Lenz et Wagner, qui font partie de l'entourage du jeune Goethe, ensuite Frédéric Müller, qui, par le caractère de sa poésie, se rattache au même groupe.

Klinger, tout partisan qu'il est de la liberté absolue du poète, n'est, au fond, dans ses drames, qu'un des imitateurs les moins heureux de Shakespeare. Quant à sa philosophie morale, et c'est peut-être par là qu'il est le plus intéressant, il la tient de Rousseau. « L'Émile, » dit Gœthe, «< était pour lui le livre principal « et fondamental, et les pensées de Rousseau fructifiaient d'au<«<tant plus dans son esprit, qu'elles exerçaient une influence « générale sur le monde civilisé. Elles avaient plus de pouvoir <«< sur lui que sur d'autres, car il était, lui aussi, l'enfant de la <«<< nature; lui aussi était parti de très bas. Ce que d'autres avaient « d'abord à rejeter ne lui avait jamais appartenu; les liens dont <«< ils devaient se débarrasser ne l'avaient jamais enchaîné. On <«< pouvait donc le considérer comme l'un des plus purs disciples « de cet évangile de la nature. Eu égard à ses sérieux efforts, il << pouvait s'écrier à bon droit : « Tout est bien, sortant des mains « de la nature. » Mais une fâcheuse expérience le forçait aussi à « reconnaître que « tout dégénère entre les mains de l'homme ». « Il n'eut pas à lutter avec lui-même, mais avec le monde tradi«tionnel qui l'environnait, et auquel le citoyen de Genève s'était

« efforcé de nous arracher. Qu'arriva-t-il? Dans la situation où se << trouvait le jeune Klinger, une telle lutte était souvent pénible <«<et dure. Violemment refoulé en lui-même, il fut absolument << hors d'état de s'élever à une culture tranquille et sereine. Il «< dut prendre sa place d'assaut de là une veine d'amertume qui se glissa dans sa nature, qu'il entretint et qu'il nourrit <«< parfois dans la suite, mais qu'il sut le plus souvent combattre « et surmonter1. »

[ocr errors]

Né à Francfort-sur-le-Mein en 1752, de parents très pauvres, Frédéric-Maximilien Klinger eut encore le malheur de perdre son père de bonne heure. Il fit ses études avec l'aide de quelques personnes que sa précoce intelligence avait intéressées à lui. Puis il parcourut l'Allemagne avec une troupe de comédiens, et écrivit rapidement un grand nombre d'ouvrages dramatiques, «< explosion « de son dépit juvénile », dit-il plus tard. Les Jumeaux commencèrent sa réputation, en 1774. Cette pièce fut préférée, grâce à quelques scènes éloquentes, au Jules de Tarente de Leisewitz, dans le concours qui avait été ouvert par le directeur Schroeder. Le sujet était le même, sous des noms différents; c'était celui de deux frères ennemis. Sturm und Drang, publié trois ans plus tard, serait certainement oublié aujourd'hui, si le titre n'avait acquis une importance historique. On y voyait deux familles rivales de l'Écosse se réconcilier dans le Nouveau Monde et combattre pour la liberté des États-Unis. Il serait inutile d'entrer dans le détail des drames et des comédies de Klinger. Ce sont des créations hâtives d'une imagination surexcitée. On y trouve, exprimé sous toutes les formes, le contraste entre les pures inspirations de la nature et les influences délétères de la société; c'est comme un commentaire de l'Émile. Les personnages sont faits pour la vertu et le bonheur, mais voués à l'infortune et au crime par des complications fatales. Leur langage n'est, d'un bout à l'autre, qu'une prétentieuse déclamation. Caractères, sentiments, style, tout est artificiel, et, dans ce poète qui n'invoquait que la nature, c'est le naturel qui manque le plus.

Cependant il est aisé de reconnaître chez Klinger un fonds d'idées sérieuses et solides, qui n'était que voilé momentanément. Il paraissait comprendre lui-même que les excès qu'il encourageait ne pouvaient être que passagers. « On a beaucoup blàmé, »

1. Poésie et Vérité, livre XIV.

dit-il dans une préface qui date de 1785, « les productions sau«vages qui ont envahi la littérature et surtout le théâtre. Mais il « est certain que nous avons dû passer, nous autres Allemands, << par ces caricatures, avant de pouvoir dire : Ceci, et non autre «< chose, est conforme à notre manière. Rien ne mûrit sans fermen«tation. Les règles étroites et les tirades glacées du théâtre <«< français sont insuffisantes pour notre nature plus forte et plus « rude. D'un autre côté, nous n'avons pas l'humeur assez capri«< cieuse pour nous accommoder des bonds fantastiques du génie <«< anglais. Si nous nous sommes tant démenés jusqu'ici, c'est << uniquement pour savoir quelle est au juste la forme qui nous «< convient. » Il y avait une certaine perspicacité dans ces paroles; mais c'était en même temps un aveu d'impuissance. Cette forme définitive que Klinger semblait prévoir, ce furent Goethe et Schiller qui la trouvèrent.

Klinger était devenu, en 1780, lecteur du grand-duc Paul de Russie, qu'il accompagna dans un long voyage en Europe. Il fit une fortune rapide à la cour de Saint-Pétersbourg, et fut nommé successivement major général dans l'armée, directeur de l'Institut des cadets, curateur de l'université de Dorpat1. Il faut dire, à son éloge, qu'il ne perdit rien, dans sa situation nouvelle, de l'indépendance de son esprit et de son caractère. Il écrivit encore, pour les théâtres de l'Allemagne, quelques pièces, aussi mal composées que les premières, mais moins extravagantes dans les sentiments et dans le style. Il se tourna de plus en plus vers le roman et la dissertation morale, où il se trouvait plus à l'aise. Klinger n'était point artiste; la poésie dramatique, où toutes les parties concourent à l'effet général, était, de tous les genres, celui qui lui convenait le moins. Dans ses romans, on reconnaît partout le disciple de Rousseau. L'idée fondamentale, plus ou moins nettement énoncée, est toujours le contraste entre l'idéal et le réel, entre la nature et la société, entre la libre volonté de l'homme et l'injuste rigueur du destin. Ce qui manque, c'est un principe supérieur, conciliant les termes opposés. La vie de Faust, ses actions et sa descente en enfer, n'est en rien comparable au poème de Goethe; le sujet est transporté sur le terrain de l'histoire, et la conclusion est, que les malheurs de l'humanité ont

1. La mort de son fils, blessé à la bataille de Borodino, attrista sa vieillesse. Il se démit de toutes ses fonctions en 1820, et vécut dans la retraite à Dorpat jusqu'en 1831.

« AnteriorContinuar »