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ments auxquels se livra plus tard l'école romantique. « Je ne me «lasse pas,» dit-il quelque part, « de lécher mes oursons. » Et Goethe, qui savait apprécier le génie à tous les degrés, assure qu'un littérateur intelligent pourrait tirer de la comparaison des différentes éditions de Wieland et des corrections successives qu'il y apporta toute une théorie du goût1. En prose, lorsqu'il manque du frein salutaire de la mesure et de la rime, Wieland perd quelques-unes de ses meilleures qualités. La période latine, qu'il veut transporter dans l'allemand, s'alourdit dans de longues incidentes, et se traîne sans relief et sans éclat. Il est juste d'ajouter que son style a une allure plus ferme dans les ouvrages en prose qu'il écrivit à Weimar.

Wieland avait été désigné, en 1769, par l'archevêque électeur de Mayence, pour une chaire de philosophie à l'université d'Erfurt. Il écrivit alors le Miroir d'or (1772). Ce roman politique, où il résumait « les enseignements les plus utiles que la «< noblesse d'un pays civilisé pouvait tirer du spectacle de l'his«<< toire »>, attira l'attention de la duchesse régente Amélie de SaxeWeimar, qui lui confia l'éducation de ses deux fils, CharlesAuguste et Constantin. Wieland fut le premier en date dans cette réunion d'hommes illustres qu'attira peu à peu la petite cité hospitalière. Par son urbanité, sa tolérance, son humeur accueillante et douce, il exerça bientôt une vraie influence. « Wieland <«< était né tout particulièrement pour la haute société, » dit Goethe, « et la plus haute même eût été son élément propre. Il s'intéres«sait à tout; mais il ne voulait primer nulle part, et il était natu«rellement porté à s'exprimer sur tout avec mesure. Il devait <«< donc paraître à tous d'un commerce agréable, et il l'aurait « paru encore plus chez une nation qui n'aurait pas pris toute <«< conversation au sérieux. » C'est un trait de plus à ajouter à tout ce qu'il y avait de français dans le caractère de Wieland. « Je ne sache pas, »> dit encore Goethe, « qu'il ait eu un seul ennemi « déclaré. » Avec ce mélange de finesse et de modération, de droiture et de condescendance qui le distinguait, Wieland était fait pour être directeur de revue. Il créa le Mercure allemand, auque_ il rallia peu à peu tous les écrivains de mérite, « vrai fil conducteur à travers une ongue période de la littérature allemande ? ».

1. Voir l'article: Litterarischer Sans-culottismes, 1795.

2. Goethe, Discours en mémoire de Wieland, prononcé à la logo maçonnique de

C'est dans le Mercure que Wieland publia d'abord le meilleur de ses romans, les Abdéritains (1774), peinture d'un grand esprit aux prises avec les intrigues, les rancunes, les curiosités malveillantes d'une petite ville. Entre l'antique Abdère et la cité impériale de Biberach, entre le philosophe Démocrite et Wieland luimême, l'analogie était facile à saisir. Les allusions satiriques occupèrent beaucoup les contemporains; mais le livre a gardé de l'intérêt, grâce à la vivacité du récit, aux observations piquantes dont il est semé, aux mille incidents que l'auteur puisait dans ses souvenirs. Les autres ouvrages de la vieillesse de Wieland fatiguent souvent par la longueur des digressions philosophiques Wieland raisonne avec ses personnages, et sur eux, plutôt qu'il ne les fait agir; et on les oublie, pour ne penser qu'à l'écrivain, quand l'écrivain lui-même ne se répète pas trop. C'est le défaut de Pérégrinus Protée (1789), d'Agathodémon (1799), et même d'Aristippe (1800-1802), que Wieland, par une singulière préférence, estimait son chef-d'œuvre, peut-être parce qu'il se reconnaissait le mieux dans le personnage principal. La scène de tous ces romans est en Grèce, où le doux philosophe de Weimar aimait à se transporter par l'imagination, où il croyait retrouver une société faite pour lui, amie des plaisirs délicats et libre de préjugés. A tort ou à raison, Wieland se sentait parent des anciens, et surtout des Grecs, par le goût et les mœurs; il s'inspirait d'eux dans ses œuvres originales, et il occupait ses moindres loisirs à les traduire 1.

Wieland mourut à Weimar, le 20 janvier 1813. On ne peut pas dire qu'il ait fondé une école, ni même qu'il ait laissé après lui une tradition constante et régulière. Son génie tenait essentiellement à sa personne et à son caractère. Son originalité était formée d'un ensemble de qualités qui ne se trouvent pas souvent réunies et que lui-même ne conciliait qu'à force de goût. Les

Weimar le 18 février 1813. Le Mercure dura jusqu'en 1810 (Der Teutsche Mercur, Weimar, 1773-1789; Der neue Teutsche Mercur, avec Reinhold, gendre de Wieland, et Bottiger, 1790-1810). Wieland dirigea également, avec Hottinger et Jacobs, le Musée attique (Attisches Museum, Zurich, 1796-1801) et le Nouveau Musée attique (1802-1810).

1. Wieland traduisit les Épitres et les Satires d'Horace (1782 et 1786), les œuvres de Lucien (1788-1789), les Lettres de Cicéron (1808), et plusieurs comédies d'Aristophane. Sa traduction de Shakespeare (8 vol., Zurich, 1762-1766), quelque infidele qu'elle fût, donna aux Allemands une idée plus complète du théâtre anglais. Goethe remarque finement que, si elle produisit un grand effet en Allemagne, elle paraît avoir eu peu d'influence sur Wieland lui-même.

écrivains qu'on lui compare d'ordinaire et où l'on veut reconnaître son influence, n'ont avec lui que des ressemblances extérieures. Jean-Timothée Hermès (1738-1821) se rattache plutôt à Richardson; mais à l'abus du sentiment il ajoute un autre ennui, la manie de sermonner; son plus grand succès fut le Voyage de Sophie depuis Memel jusqu'en Saxe 1. Maurice-Auguste de Thümmel (17381817), l'auteur de quelques récits comiques en prose et en vers et d'un Voyage dans les provinces méridionales de la France 2, sut reproduire parfois le style facile de Wieland, en y mêlant le tour humoristique de Sterne. Dans le meilleur ouvrage de Wilhelm Heinse (1749-1803), Ardinghello et les Iles fortunées 3, l'épicurisme dégénère en sensualisme exclusif: c'est Wieland moins la mesure. Enfin Jean-Gottwerth Müller (1743-1828), appelé aussi Müller d'Itzehoe, d'après la ville où il passa la plus grande partie de sa vie, se rapproche de Wieland par le ton comique de ses récits; mais sa plaisanterie est moins fine, et il se répète trop; le meilleur de ses nombreux romans est Siegfried de Lindenberg, où il ridiculise les prétentions de la petite noblesse *.

L'un des esprits les plus originaux de ce groupe est JeanCharles-Auguste Musæus (1735-1787), qui fut, pendant une quinzaine d'années, professeur au gymnase de Weimar. Ses contes populaires se lisent encore, malgré le ton ironique qui en détruit

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1. Sophiens Reise von Memel nach Sachsen, 5 vol., Leipzig, 1769-1773.

2. Reise in die mittäglichen Provinzen von Frankreich, 10 vol., Leipzig, 1791-1805. 3. Ardinghello und die glückseeligen Inseln, 2 vol., Lemgo, 1787. L'Arding« hello,» dit Schiller, « malgré l'énergie sensuelle qui y règne, malgré le feu du coloris, ne sera jamais qu'une caricature brutale, sans vérité, sans valeur esthétique. Toutefois cette étrange production restera comme un exemple remarquable de l'essor presque poétique que l'appétit sensuel est, à lui seul, capable « de prendre. » (Ueber naive und sentimentalische Dichtung.) Heinse avait des qualités d'écrivain et même de poète. A Erfurt, où il termina ses études, il connut Wieland, qui le recommanda à Gleim, et celui-ci le mit en rapport avec JeanGeorge Jacobi. La vue du musée de Dusseldorf éveilla son goût pour la peinture, qui se développa pendant un séjour de trois ans en Italie (1780-1783). Il reprochait à Winckelmann d'avoir voulu imposer aux arts un type trop uniforme; mais son propre point de vue est aussi exclusif et moins élevé. La civilisation grecque se résume, pour lui, dans le culte de la beauté physique, et il ne connaît pas d'autre culte. Les descriptions qu'il donne, dans Ardinghello, des tableaux des maitres italiens et les lettres qu'il adressa à Gleim sur les peintures de Dusseldorf constituent, aujourd'hui, la partie la plus intéressante de ses œuvres. — Sämmtliche Schriften, publiés par II. Laube, 10 vol., Leipzig, 1838. — A consulter : Prohle, Lessing, Wieland, Heinse, Berlin, 1877; Schober, Heinse, sein Leben und seine Werke, Leipzig, 1882.

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4. Siegfried von Lindenberg, Hambourg, 1779; nouvelle édition dans la Bibliothèque universelle de Reclam.

5. Volksmährchen der Deutschen, 5 parties, Gotha, 1782-1786; souvent réédité.

partiellement la naïveté. Ses Voyages physiognomoniques sont dirigés contre Lavater, ou plutôt contre les faux disciples qui exagéraient la pensée de Lavater. Son Grandison II, qui fut son début, repose sur une idée comique : un baron allemand, qui croit à la réalité des personnages du Grandison anglais, entretient avec eux une correspondance, où le style de Richardson est habilement parodié; un voisin du baron se charge complaisamment des réponses1.

Quelques écrivains s'essayèrent, à la suite de Wieland, dans des sujets chevaleresques. Louis-Henri de Nicolay (1737-1820) remania, sans les embellir, des épisodes détachés de l'Arioste et de Boïardo. Alxinger (1755-1797) se fit une certaine réputation avec Doolin de Mayence; il publia ensuite le Bliomberis, et, ce qui donne la mesure de son goût, il mit en vers le Numa Pompilius de Florian. Seul parmi ces imitateurs, le poète viennois Frédéric-Auguste Müller (1767-1807) eut, dans Richard Cœur-de-Lion et dans Alfonso, quelques accents dignes du maître. Si l'on descend d'un degré encore, on peut citer les contes de Langbein (1757-1835), l'Énéide travestie de Blumauer (1755-1798), fort inférieure à celle de Scarron, et la Jobsiade de Kortum (1745-1824). Mais il n'y a plus rien là de la finesse de Wieland; la Jobsiade eut cependant les honneurs d'une traduction anglaise, et quelques scènes en ont été rendues populaires par la peinture 2.

L'influence de Wieland se fit sentir ailleurs; elle s'exerça surtout dans les hautes régions de la littérature. L'esprit allemand, après la forte poussée du milieu du siècle, avait besoin d'un modérateur : ce modérateur fut Wieland; il amortit le choc des doctrines contraires. Klopstock et Lessing avaient donné une impulsion dont l'effet se prolongea; Wieland ralentit le mouvement et l'empêcha de se précipiter. Il montra que l'art a des limites, et que le goût, dont on avait tant médit, n'était point une chimère. A vrai dire, les plus grands de ses contemporains le comprirent seuls. Son génie acheva de se former à Weimar; Goethe et Schiller, beaucoup plus jeunes que lui, furent ses derniers maîtres; mais qu'il ait agi sur eux à son tour, le témoi

1. Grandison der Zweite, 3 vol., Eisenach, 1760-1762. — Physiognomische Reisen, 4 vol., Altenburg, 1778-1779.

2. La Jobsiade (1784) est restée la lecture des étudiants; elle a été reçue dans la collection des classiques de Kürschner (éd. de Bobertag) et dans la Bibliothèque universelle de Reclam.

gnage de Goethe suffirait pour le prouver. Klopstock, Lessing, Goethe lui-même dans sa jeunesse, furent des génies absolus et d'une originalité tranchée; Wieland apparaît au milieu d'eux comme un correctif. Il ramena l'attention sur la France, sur l'Italie, sur l'ancienne Grèce; il reprit les traditions interrompues; et on peut le considérer comme l'intermédiaire naturel entre le patriotisme exclusif de la première époque classique et l'esprit d'universalité dont s'inspira l'école de Weimar.

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