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On se représente ordinairement Wieland comme un disciple de Voltaire il l'était en effet, mais avec des nuances dont Voltaire aurait souri. Il était porté à l'enthousiasme et à la rêverie. Peu lui importait, au reste, la forme de son rêve, et il en adopta plusieurs dans le cours de sa vie. C'était un esprit souple et délicat, flottant dans ses idées, mais constant dans ses goûts, facile à entraîner, mais ne franchissant jamais certaines limites, comprenant tout et acceptant tout, excepté ce qui est vulgaire : un roseau, disait Goethe, que le vent des opinions inclinait de côté et d'autre, mais que sa petite racine tenait toujours fixé au sol1.

Christophe-Martin Wieland est né le 5 septembre 1733, à Oberholzheim, près de Biberach, dans la Souabe méridionale. Son facile génie se déclara de bonne heure; tout enfant, il composait des vers en plusieurs langues. Fils d'un pasteur, et destiné à la carrière de son père, il fit ses premières études dans un établissement où régnaient des influences piétistes, aux environs de Magdebourg. La faiblesse de ses poumons, qui lui rendait la prédication difficile, l'ayant fait renoncer au ministère sacré, il se rendit à Tubingue pour suivre les cours de la faculté de droit; mais il y apportait des impressions qui, pour n'être point ineffaçables, n'en déterminèrent pas moins pendant quelques années la tournure de son esprit. L'amour idéal que lui inspira une parente, Sophie de Gutermann, éveilla sa verve poétique. Il écrivit pour elle son poème De la Nature des choses, où, tout en imitant Lucrèce, il prétendait réfuter le matérialisme avec le secours de la Bible. La nuance mystique de ses premiers essais le classait dans les rangs de l'école suisse. Il vint à Zurich, d'où Klopstock venait de partir, et y demeura sept ans (1752-1759), publiant des ouvrages trop peu médités, réfutant Ovide comme il avait réfuté Lucrèce, et se livrant même à des polémiques passionnées. Il devint le champion de Bodmer, qui l'appelait un second Klopstock. Une sortie violente contre Uz et les poètes anacréontiques, dans la préface des Sentiments d'un chré

- Le gendre de Wieland, le libraire Gessner, fit un premier recueil de ses lettres : Ausgewählte Briefe, 4 vol., Zurich, 1815-1816. A défaut d'édition critique des œuvres, il faut citer encore l'éd. de Düntzer; 40 vol., Berlin (Hempel). Choix, par H. Kurz (3 vol., Hildburghausen, 1870), par Prohle (6 vol., Berlin et Stuttgart; collection Deutsche National-Litteratur, de Kürschner) et par Fr. Muncker (6 vol., Stuttgart, 1889). Une biographie plus succincte et plus récente est celle de Dæring (Iéna, 1853).

1. Voir les Conversations d'Eckermann, à la date du 11 avril 1827.

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tien1, parut d'autant plus intempestive que, parmi ceux qui connaissaient Wieland de près, nul ne croyait à la durée de son zèle pieux. Il était sincère néanmoins, au moment où il écrivait; mais déjà « le roseau » commençait à pencher d'un autre côté. «La muse de Wieland, » disait Nicolaï, « prend modèle sur «< celle de Bodmer. La jeune fille, pour complaire à la vieille « veuve, s'affuble d'un capuchon qui la travestit en dévote. Elle prend une mine entendue, qui ne fait que mieux paraître son « inexpérience, et ce serait un spectacle curieux de voir la jeune «< catéchiste se transformer en beauté à la mode 2. » La transformation ne se fit point attendre, et Lessing écrivait bientôt après, dans les Lettres sur la littérature : « Réjouissons-nous : M. Wie«<< land est descendu des sphères éthérées, il est revenu sur la « terre où nous marchons. » La tragédie de Jane Gray, qui faisait écrire ces lignes à Lessing, n'était qu'une œuvre froide, « où <«<< tous les caractères étaient bons au point de vue moral, et mau« vais au point de vue de l'art3»; mais le goût du théâtre, qui se déclarait inopinément chez Wieland, montrait qu'il était prêt à rompre les liens où le rigorisme de Bodmer le tenait captif.

Zimmermann l'attira, en 1759, à Berne, où il connut d'abord la vie mondaine dans le salon de Julie Bondeli, l'amie de Rousseau. «Julie n'est pas belle, » dit-il dans une lettre à Zimmermann, « mais elle a tout ce qu'il faut pour plaire. Dans un cercle de «<ferimes qui toutes la surpassent en beauté, elle attire tous les « hommes, et elle y réussit sans coquetterie... C'est une femme «< philosophe, et qui plus est, une femme de génie . » Rousseau détacha Wieland de la théologie mystique, et l'amena, par une tra asition douce, à Voltaire. Mais la transformation ne fut complèle qu'après son retour à Biberach, en 1760. Il y retrouva Sophie de Gutermann, mariée à M. de Laroche, intendant du conte de Stadion. Le château de Warthausen, où le comte habitait avec ses deux filles, avec son médecin, homme très original, dit Wieland, et avec son chapelain qu'on nommait maître Pangloss, réunissait une petite société de littérateurs, d'artistes et de

1. Empfindungen eines Christen, Zurich, 1857.

2. Briefe über den itzigen Zustand der schönen Wissenschaften in Deutschland, Berlin, 1755.

3. Voir la 63 et la 64 lettre.

4. Lettre du mois de septembre 1759 : Ausgewählte Briefe, 2 vol.

Une partie

de cette correspondance est écrite en français. A consulter: Ed. Bodemann, Julie von Bondeli und ihr Freundeskreis, Hanovre, 1874.

gens du monde, où l'on prenait le ton et même le langage de Paris, avec une nuance de sentiment par où l'on restait allemand et original. Wieland fut l'écrivain de cette société, et en même temps de toute une classe aristocratique, prête à se rallier à la littérature nationale, à condition d'y retrouver quelques-unes des qualités qu'elle admirait dans les chefs-d'œuvre de l'étranger. Wieland avait déjà subi bien des influences: pour la première fois, il se sentit déterminé dans le sens de sa propre nature. «Non sum qualis eram, » écrit-il à Zimmermann, en 1762. «< Sans m'étonner d'avoir été enthousiaste, hexametriste, ascète, prophète et mystique, il y a bien du temps que je suis revenu, grâce à Dieu, de tout cela, et je me trouve tout naturellement « au point d'où je suis parti il y a dix ans. Platon a fait place à « Horace, Young à Chaulieu, l'harmonie des sphères aux airs de << Galuppi et aux symphonies de Jomelli, et le nectar des dieux «<au tokay des Hongrois. Voilà bien du changement, sans que «< ce qui constitue le vrai mérite d'un homme de bien en ait « souffert la moindre altération 1. »

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Wieland vient de nommer quelques-uns de ses maîtres. Il faut en ajouter d'autres Lucien, le génie le plus divers qui ait jamais existé, dit-il; Cicéron, auquel il ressemblait pour la mobilité de l'esprit et l'abondance du style; Voltaire et Shaftesbury, dont il emprunta la morale; l'Arioste et Cervantes, dont il reproduisit le tour d'esprit et d'imagination. On peut même dire que, s'il répudia Young, il n'abandonna jamais complètement Platon. Le premier ouvrage conçu dans sa nouvelle manière, Don Sylvio de Rosalva2, est une imitation de Don Quichotte; seulement, la donnée est un peu moins vraisemblable que celle du roman espagnol. Don Sylvio s'est fait une idée du monde d'après les contes de fées, et il faut qu'une longue expérience lui apprenne à renoncer aux ambitions stériles et aux

1. La lettre est écrite en français. Sophie de Laroche écrivit plus tard des romans, dont le premier et le meilleur fut l'Histoire de Mademoiselle de Sternheim, publiée par Wieland en 1771. Elle est la grand'mère de Clément et Bettina Brentano. Goethe a tracé d'elle un charmant portrait dans le douzième livre de Poésie et Vérité. A consulter Ludmilla Assing, Sophie von La Roche die Freundin Wieland's, Berlin, 1859. Les lettres de Goethe à Sophie de Laroche et à Bettina Brentano ont été publiées par Læper; Berlin, 1879.

2. Der Sieg der Natur über die Schwärmerey, oder die Abentheuer des Don Sylvio de Rosalva, 2 vol., Ulm, 1764. Traduction française, Dresde, 1769. Les romans de Wieland furent traduits de bonne heure en français et insérés en extraits dans la Bibliothèque universelle des romans.

espoirs chimériques. « L'exaltation rêveuse et la superstition, » dit Wieland dans une lettre au poète Gessner, « étendent leur << influence sur toutes les sphères de l'activité humaine; mais «<l'ironie a toujours été considérée comme le meilleur moyen de << prévenir les débordements de l'une et de l'autre : c'est ce qui « m'a fait écrire Don Sylvio. Je suis persuadé que toutes les per<«<< sonnes sensées finiront par m'approuver; car, pour avoir changé « ma métaphysique, je n'ai pas cessé d'aimer la vertu. »

L'alliance de la vertu et du bonheur dans la mesure du possible, l'équilibre des penchants, harmonie des facultés, en un mot, l'unité de la vie, tel fut désormais son idéal. Agathon, le héros d'un autre de ses romans (1766), est encore un exalté que l'expérience corrige. En traçant ce caractère, Wieland pensait, dit-il, à l'Ion d'Euripide. Agathon a été élevé près du sanctuaire de Delphes. Son enfance a été bercée par des récits de prodiges, qu'il prend pour des réalités, et chaque pas dans la vie fait tomber une de ses illusions. Le philosophe Archytas lui montre jusqu'à quel degré de sagesse et de vertu l'homme <<< mortel peut s'élever; il lui fait voir l'influence que les circons<«<tances exercent sur notre manière de penser, sur nos actions <«<< bonnes ou mauvaises, sur notre sagesse ou notre folie; il lui <«< fait comprendre que la meilleure école de vertu c'est l'expé«<rience, le sentiment de nos propres fautes, un effort constant <«<< sur nous-mêmes, enfin de bons exemples et le commerce << d'hommes éprouvés par la vie1. » C'est l'idée que Goethe développa plus tard dans Wilhelm Meister.

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Cet épicurisme de bon ton, que Wieland expliqua sous toutes les formes, et qui avait chez lui pour soutien et pour correctif une tendance naturelle au bien et au beau, s'exprime avec le plus de netteté peut-être dans deux poèmes, presque contemporains des romans que nous venons de citer ce sont Musarion et les Grâces (1768 et 1770). Musarion, une jeune Athénienne, détourne son ami Phanias à la fois des jouissances vulgaires et d'une sagesse affectée. « Mon élément, » dit-elle, « est une joie douce « et sereine.» Et, dans le second ouvrage, mêlé de prose et de vers, et qui est une sorte de commentaire du premier, Wieland dit: « Ce n'est qu'entre les mains de la Grâce que la sagesse et « la vertu perdent ce qu'elles ont de bouffi (das Aufgedunsene),

1. Voir l'introduction, Sur ce qu'il y a d'historique dans Agathon.

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«< cette marque qui les dénature, qui constitue un défaut, et qui «<excède la mesure de la beauté morale. » Il veut une vertu aisée, qui soit comme une seconde nature, et qui, par le calme qu'elle met dans l'esprit, devienne une condition de bonheur.

La Grâce, qui préside à la philosophie de Wieland, fut aussi l'inspiratrice de ses poèmes chevaleresques. Idris (1768), le Nouvel Amadis (1771), Gyron le Courtois (1777), et surtout Oberon (1780), comptent parmi les ouvrages les plus élégants de la littérature allemande. Mais il ne faut pas y chercher autre chose qu'une série de belles descriptions, de digressions agréables, et une analyse de passions parfois très fine. Il serait trop aisé d'y faire remarquer l'invraisemblance des événements, l'inconsistance des caractères 1. Wieland n'avait pas la pensée de ressusciter l'épopée antique; il marchait discrètement sur les pas de l'Arioste. « Le monde s'ennuie, » dit-il dans les premières strophes d'Idris, « de voir sans cesse revenir sous d'autres noms «<le bouillant Achille et le tendre Énée, ridiculement travestis. « Ce qui plait à bon droit dans Homère devient prétentieux ou << plat dans la bouche d'un moderne. Et pourtant, frayer une « route nouvelle, c'est piquer dans l'essaim de nos guêpes << savantes. Si leur dard ne t'effraye pas, ô Muse, élance-toi har«<diment dans un domaine où règne la seule Fantaisie, où les <«< choses ne sont vraies qu'autant que nous le voulons bien. Une <«< certaine extravagance déplaît moins à notre public que la vérité « même. Sers le monde suivant ses goûts, et montre que la raison << peut s'allier à la folie. »

Évidemment, ce n'est pas le grand art que Wieland définit ainsi. Une poésie qui n'est vraie qu'autant que le poète le veut bien, est tout près d'être fausse. On peut servir les goûts du public de | deux manières, en les flattant ou en les élevant. La poésie de Wieland a ses côtés vrais, et ce qu'elle a d'artificiel est voilé par les grâces du style. Il est le seul peut être des grands écrivains de l'Allemagne qui ait le souci du bien dire, c'est-à-dire que la forme préoccupe pour elle-même et indépendamment du fond, sans que pour cela il ait jamais donné dans les raffine

1. A consulter, sur Oberon: Max Koch, Das Quellenverhältniss von Wielands Oberon, Marbourg, 1880. Voir aussi une étude sur Oberon, comparéau vieux roman de Huon de Bordeaux, dans Saint-Marc Girardin, Cours de littérature dramatique, au 3 volume. - Traduction française, par le baron d'Holbach fils (Paris, an VIII; 2 édit., par Leeve-Veimars, 1825) et par Julien (Paris, 1813)

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