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jusqu'à la fin du siècle; et lorsqu'il mourut, le 14 mars 1803, la ville de Hambourg honora par de magnifiques funérailles celui qu'on appelait le premier poète national de l'Allemagne.

Deux grands courants de poésie traversent la vie de Klopstock. Le Messie se compléta peu à peu, dans un espace de vingt-cinq ans, et le recueil des Odes s'augmenta sans interruption. Mais, au fond, ces deux œuvres, quelque différentes qu'elles soient par la forme extérieure, procèdent de la même inspiration; elles sont le produit des mêmes facultés poétiques. Klopstock est une nature éminemment sensible. Il n'a qu'une seule sorte d'imagination, celle qui engendre les images. L'attention qui les fixe et les coordonne, et qui n'est elle-même qu'un côté de l'imagination, lui manque. On sent que, chez lui, l'impression première a été très forte; mais le tableau final reste confus. Les métaphores qui se heurtent obscurcissent l'idée, au lieu de la mettre en lumière. Goethe reprochait à Klopstock de n'avoir pas le sens plastique, et Schiller l'appelait un poète musical 1. En effet, une ode de Klopstock, une page du Messie, agissent sur l'esprit comme une mélodie. Le sens est ému; mais quand la dernière note a retenti, l'impression s'évapore. Il faut que le lecteur ressaisisse constamment, par un effort de la pensée, le lien qui échappe, et qu'il rétablisse l'unité absente. Il n'y a dans Klopstock que les éléments d'un grand poète, disjecti membra poetæ.

Le Messie, le principal titre de gloire de Klopstock aux yeux des contemporains, est aujourd'hui le moins lu de ses ouvrages. Et, en effet, les défauts de Klopstock devaient être particulièrement sensibles dans le genre épique. L'épopée est une œuvre impersonnelle; l'auteur disparaît ou du moins doit disparaître derrière les événements qu'il raconte. Or Klopstock n'a jamais su faire parler que son propre cœur. Ses effusions lyriques s'épanchent dans de longs discours. Ses rêves métaphysiques flottent autour du sujet comme des fantômes qui essayent de prendre corps. Ses personnages ne sont que des idées personnifiées, c'està-dire des abstractions; ce ne sont point des figures vivantes. On les conçoit par l'esprit, on ne se les représente pas par l'imagination. Aux défauts du génie de Klopstock se joignaient les inconvénients du sujet. Une épopée, d'après les idées du temps, avait

1. Voir, pour Goethe, les Conversations d'Eckermann (9 novembre 1824), et, pour Schiller, son traité De la Poésie naïve et de la Poésie de sentiment.

besoin de merveilleux. Or, quel merveilleux ajouter à un événement qui est du domaine surnaturel? Aussi, le merveilleux de Klopstock est vide et monotone. Il multiplie les anges, sans les distinguer par le caractère, en diversifiant seulement les missions qu'il leur confie. Ce merveilleux est même contradictoire et presque déplacé. Klopstock parlait comme un croyant qui s'adresse à des croyants; il assurait que c'était le zèle religieux qui le poussait à écrire. Mais n'était-ce pas affaiblir soi-même l'autorité de l'histoire évangélique que d'y mêler des fictions individuelles et de prétendus ornements poétiques? Herder qui, en d'autres circonstances, admirait le génie lyrique de Klopstock, indique finement le défaut capital du Messie. Il compare le simple récit de l'Évangile avec les pompeuses allégories du poème : « Le Christ meurt: « la terre tremble, les rochers se fendent, les tombeaux s'en«<tr'ouvrent, le soleil s'obscurcit cela est grand, cela est divin! << Pourquoi? L'effet est ce qu'il doit être : de pauvres créatures, « confinées dans leurs faibles sens, sont ébranlées; on frémit, on <«< s'étonne. Mais qu'un ange se tienne prêt longtemps à l'avance, <«<et attende le moment où une étoile doit se placer devant le «< soleil, toute cette action si grande perd sa grandeur 1. »

Les Odes de Klopstock, aujourd'hui moins négligées que le Messie, sont restées sinon la lecture du peuple allemand, du moins un objet d'étude pour les lettrés et un moyen d'éducation pour la jeunesse. Il faut, pour en apprécier le mérite, les comparer, non aux poésies de Goethe et de Schiller qui les ont suivies, mais aux productions lyriques qui les ont précédées. L'école saxonne était timide dans l'invention; elle s'en tenait, dans la peinture des sentiments, aux traits les plus généraux; elle tombait aisément dans la banalité. Chez Klopstock, du moins, le ton était intime et personnel. Il fut, en Allemagne, le premier poète sentimental, dans le bon comme dans le mauvais sens du mot. Il chantait la nature, la religion, la patrie, parce que la création lui révélait le Créateur, et parce qu'il croyait son pays appelé à de hautes destinées. Mais il chantait aussi les rêveries d'un cœur malade, la tristesse des ambitions mal définies, et c'était alors

1. Herder, Briefe das Studium der Theologie betreffend. Le Messie fut publié en cinq fois chants I-III (Halle, 1749); ch. I-V (Halle, 1751); ch. I-X (2 vol., Copenhague, 1755); ch. XI-XV (3 vol., Copenhague, 1768); ch. XVI-XX (4° vol., Halle, 1773). Édition définitive, 2 vol., Altona 1780. Le poème se compose de deux parties principales; la première, terminée en 1755, tinit à la mort du Messie; les dix derniers chants vont jusqu'à l'Ascension.

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peut-être qu'il était le mieux compris des contemporains. Une de ses odes a pour titre La femme que j'aimerai un jour : « Pourquoi, » dit-il, « suis-je forcé d'aimer, lorsque je n'ai aucun être à qui «< confier mon amour? Toi qui m'aimeras un jour (si toutefois le « destin m'envoie jamais un être aimant pour essuyer mes <«< larmes), dis-moi où, en ce moment, loin de moi, s'égarent «tes pas. Sens-tu, comme moi, une attraction puissante? Me «< cherches-tu, sans me connaître? Oh! alors, ne me le cache « pas... 1» Dans une autre ode, adressée à Ebert, il se représente au milieu du cercle de ses amis; il les voit mourir successivement, et il reste seul à la fin pour les pleurer et les chanter 2. Il entreprenait parfois les sujets les plus rebelles à l'émotion lyrique, comme l'art de patiner, ou les mérites du vers spondaïque, de telle sorte qu'on se demande si l'idée n'était pas un simple prétexte pour des strophes habilement cadencées.

Il y avait, en effet, dans Klopstock, à côté du poète, un artisan de style et un versificateur, calculant la portée d'une expression, la chute d'un hémistiche. Les remaniements qu'il fit subir à la ! langue allemande furent, malgré les excès, une des parties les plus utiles de son œuvre. Le premier il établit ce principe, que le même langage ne convient pas à la poésie et à la prose. Le mouvement poétique amène des tours vifs et inattendus: Klopstock le sentait, et il le démontra théoriquement. Deux caractères, selon lui, déterminent l'expression poétique : la force et la nouveauté. Il trouva des combinaisons de mots frappantes et originales; il renouvela heureusement des termes et des tours vieillis. Mais il ne comprit pas qu'une langue, surtout une langue dans l'enfance, est par elle-même une poésie, et qu'elle est assez riche de son fonds naturel. Il croyait que le langage ordinaire, celui du peuple, était essentiellement prosaïque et plat; Herder et Goethe, quelques années plus tard, en jugèrent tout autrement. Pour Klopstock, le premier effet de l'art devait être d'étonner. Le beau, pour lui, se confondait presque avec l'inusité. Il torturait es mots pour les détourner de leur acception commune, et il larrivait par de laborieux efforts à des constructions qui n'avaient

1. Die künftige Geliebte.

2. a Klopstock ist unser grösster Dichter an Empfindung, » dit Herder dans ses Fragments sur la littérature; et Lessing avait déjà dit de certaines odes de Klopstock: «Sie sind so voller Empfindung, dass man dabei gar nichts empfindet. » (Lettres sur la littérature). Ces deux jugements indiquent la qualité et le défaut.

plus ni sens ni harmonie. Ce fut aussi la haine de la vulgarité qui lui fit rejeter la rime, qu'il appelle «< un mauvais esprit accom«<pagné d'un lourd tapage de mots». Il appliqua couramment les mètres anciens, oubliant que la langue allemande, avec les seules ressources de l'intonation, est incapable de reproduire la mélodie d'une phrase grecque. Néanmoins ses études de prosodie, qu'il poursuivit longtemps, et qui étaient comme le commentaire de ses odes, éveillèrent l'attention et provoquèrent tout un ordre de recherches nouvelles 2.

Une idée heureuse gâtée par une faute de goût, ainsi se résument la plupart des entreprises littéraires de Klopstock. Il avait doté l'Allemagne d'une épopée, qu'on disait supérieure à l'Iliade; il avait donné, à ce qu'il pensait, la forme moderne de l'ode : il aborda aussi la poésie dramatique. Ses premiers sujets sont tirés de la Bible; la Mort d'Adam (1757) et Salomon (1764), auxquels s'ajouta plus tard David (1772), ne sont que des idylles pieuses dialoguées. Mais les années 1764 et 1765 amenèrent un double événement littéraire, dont les conséquences se prolongèrent jusqu'à la fin du siècle : l'Edda et les poèmes d'Ossian furent connus en Allemagne 3. Klopstock crut trouver dans les chants de l'Edda un ensemble de traditions nationales communes à toute la race germanique, et semblables aux légendes mythiques dont s'étaient inspirés les tragiques grecs. Quant à Ossian, il le revendiquait pour l'Allemagne, ainsi qu'il le dit dans une lettre à Gleim, «< comme Calédonien ». Tous les habitants de la Grande-Ile n'étaient-ils pas «<les descendants des audacieux navigateurs

1. Ein böser Geist mit plumpem Wörtergepolter (Ode à Voss, 1782).

2. Les seules poésies rimées de Klopstock sont ses cantiques religieux; mais elles n'en sont pas moins artificielles, et elles n'ont jamais été vraiment populaires. Les Odes de Klopstock circulèrent d'abord à l'état de manuscrit, ou parurent isolées dans les revues. La première collection en fut faite par la landgrave Caroline de Hesse-Darmstadt, en 1771, et imprimée en 34 exemplaires (Oden und Elegien, vier und dreyssigmal gedruckt). La même année, l'auteur publia un recueil contenant trois livres d'odes et trois élégies (Oden, Hambourg, 1771). Une nouvelle réimpression fut faite à Leipzig en 1787, et enfin dans l'édition complète des œuvres de Klopstock, qui ne fut terminée qu'après sa mort (7 vol., Leipzig, 1798-1809). - Édition critique, par Fr. Muncker et J. Pawel, 2 vol., Stuttgart, 1889. 3. La première traduction allemande d'Ossian, en prose, parut à Hambourg en 1764. L'année suivante, l'Histoire du Danemark de Mallet fut traduite en allemand; elle contenait, dans l'introduction, une traduction française d'une partie de la Nouvelle Edda, avec un ensemble de renseignements sur l'ancienne poésie scandinave. C'est par cette traduction française, retraduite en allemand, que les récits de 1 Edda firent leur première apparition en Allemagne.

«< qu'avait jadis portés la mer du Nord1»? Klopstock écrivit alors ce qu'il appela des bardits, c'est-à-dire des drames patriotiques en prose avec des chœurs chantés par les bardes. Ce fut d'abord la Bataille d'Arminius (1769), que Schiller essaya plus tard de monter sur le théâtre de Weimar, et qu'il dut abandonner, n'y trouvant qu'une « production froide, insipide et grotesque, sans «< vie et sans vérité 2 »; ensuite Arminius et les Princes (1784), allusion à la rivalité des cours allemandes, et la Mort d'Arminius (1787). C'étaient des tentatives malheureuses; mais ce n'est pas le seul Klopstock qu'il en faut accuser. Il aimait son pays, et il aurait voulu le chanter. Mais où était l'Allemagne de son temps 3? Les victoires de Frédéric II étaient l'unique sujet d'orgueil des patriotes allemands; mais Frédéric n'aimait que l'étranger, et la liberté de ses sujets était le moindre de ses soucis. Klopstock se créa donc une Allemagne de fantaisie. Enjolivant le récit de Tacite avec des oripeaux mythiques empruntés à l'Edda et des tirades imitées d'Ossian, il fit reculer l'histoire de plus de quinze siècles. Arminius fut son héros, et il l'entoura d'une cour de bardes, dont il se prétendit le successeur. Il écrivit en même temps une nouvelle série d'odes, où il essaya de rattacher l'Allemagne moderne à ses vraies origines. La langue allemande fut déclarée pure de tout mélange étranger et supérieure aux langues classiques. L'Apollon grec baissait les yeux devant le Braga scandinave. Et c'était dans des rythmes empruntés à la Grèce que se déversait toute cette faconde patriotique.

Klopstock avait prédit, en 1773, dans une ode adressée aux comtes Christian et Frédéric-Léopold de Stolberg, que dans cent ans l'Allemagne serait libre et que « le droit de la raison l'empor<< terait sur le droit du glaive ». En attendant, il salua avec enthousiasme la Révolution française, qui, pensait-il, devait tôt ou tard donner la liberté à l'Europe entière: ce fut la dernière phase de sa poésie lyrique. Quand Louis XVI convoqua les États-Généraux,

1. Ode intitulée d'abord (1747) A mes amis, plus tard (1767) Wingolf. Dans la seconde rédaction, Klopstock substitua la mythologie scandinave à la mythologie grecque dont il s'était servi d'abord.

2. Correspondance avec Goethe, 20 mai 1803.

3. « Citoyen, Patrie, Liberté !... » disait le peintre suisse Füssli dans une lettre à Lavater. Si du moins Klopstock était Suisse!... Mais où est la patrie d'un Allemand? Est-elle en Souabe, dans le Brandebourg, en Autriche, ou en Saxe? Est«<elle dans les marais qui engloutirent les légions romaines de Varus?... De quoi un valet peut-il être fier, sinon de la livrée de son maître?» (Briefe an Merck, éd. de K. Wagner, Darmstadt, 1835).

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