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sa gloire, ils eurent pour la première fois le vague sentiment de leur unité.

L'enthousiasme excité par la guerre de Sept Ans seconda l'essor de la littérature allemande. Voici ce que dit Goethe, dans un passage curieux de son autobiographie, où il explique le mouvement général de l'époque vers laquelle le reportaient ses premiers souvenirs :

Les exploits du grand Frédéric furent le premier fonds vivant, véritable, élevé, de la poésie allemande. Toute poésie nationale est vaine, ou risque de le devenir, si elle ne repose sur ce qu'il y a de plus profondément humain, sur les destinées des peuples et de leurs conducteurs, quand ils se sont identifiés les uns avec les autres. Il faut montrer les rois dans les périls de la guerre, où ils paraissent les premiers, par cela même qu'ils fixent et partagent le sort du dernier de leurs sujets. Ils deviennent ainsi beaucoup plus intéressants que les dieux eux-mêmes, qui, après avoir fixé nos destinées, sé dispensent de les partager. En ce sens, chaque nation, si elle veut prétendre à l'estime des autres, doit avoir son épopée, pour laquelle la forme du poème épique n'est pas précisément nécessaire.

Si les Chants de guerre entonnés par Gleim gardent un si haut rang dans la poésie allemande, c'est qu'ils sont nés au milieu de l'action, et que leur forme heureuse, qui semble l'œuvre d'un combattant dans le moment décisif, nous donne le sentiment de l'activité la plus complète. Ramler chante autrement, mais avec beaucoup de noblesse, les hauts faits de son roi; tous ses poèmes sont pleins d'idées; ils élèvent l'âme par de grandes peintures, et ils conservent par là même une valeur impérissable. Car la valeur intrinsèque du sujet traité est le principe et la fin de l'art. On ne saurait nier, il est vrai, que le génie, le talent exercé, ne puissent tout faire de tout, par l'exécution, et dompter la matière la plus rebelle; mais, tout bien considéré, le résultat est toujours une œuvre artificielle, plutôt qu'une œuvre d'art. Celle-ci doit reposer sur un fonds important, pour qu'une exécution habile, soignée, consciencieuse, fasse ressortir la dignité du sujet avec d'autant plus de bonheur et d'éclat.

Ainsi les Prussiens, et avec eux l'Allemagne protestante, avaient conquis pour leur littérature un trésor qui manquait au parti contraire, et qui lui a toujours manqué, malgré tous les efforts qu'il a faits pour y suppléer. Les écrivains prussiens s'inspirèrent de la grande idée qu'ils pouvaient se faire de leur roi; et ils montrèrent d'autant plus de zele, que celui au nom duquel ils faisaient tout ne voulait en aucune façon entendre parler d'eux... 1

Goethe semble croire que Frédéric II rendit d'autant plus de services aux poètes allemands qu'il les méprisa davantage. Sans

1. Poésie et Vérité, livre VII.

aller aussi loin, on ne peut qu'être frappé de ce qu'il y a de contradictoire dans le rôle de ce roi, de qui ses compatriotes datent une ère nouvelle dans le développement de leur vie nationale, et qui n'aimait et n'admirait que l'étranger: tant il est vrai que ce sont les circonstances qui donnent leur vraie portée aux actions des hommes, et que la figure des grands capitaines, aussi bien que des grands inventeurs, a besoin, pour se compléter, de cet élément insaisissable qu'y ajoute l'imagination populaire. Frédéric II, tout français par l'esprit, fut, en dépit de lui-même, un des auteurs de la réaction littéraire contre la France.

Quand Voltaire arriva à Berlin, en 1750, il crut n'avoir pas quitté Versailles. « La langue qu'on parle le moins à la cour, » écrivait-il, «< c'est l'allemand1. » Frédéric parlait mal sa langue maternelle, et l'écrivait plus mal encore. Il fallait qu'un de ses amis de jeunesse, M. de Suhm, lui traduisît les traités philosophiques de Wolff du latin en français, pour qu'il pût s'y intéresser. Il ne prêta jamais la moindre attention au mouvement littéraire qui commençait autour de lui. Il ne vit dans le succès de Gætz de Berlichingen qu'une preuve du mauvais goût qui régnait encore dans le public. Quand Christian-Henri Müller lui envoya ses Poésies allemandes du moyen âge, il lui fit répondre que « toute l'édition «ne valait pas une charge de poudre et qu'il ne tolèrerait jamais « de telles platitudes dans sa bibliothèque ». Il eut, en 1760, une entrevue avec Gellert. « Pourquoi n'avons-nous pas de bons écri<< vains en Allemagne? » lui demanda-t-il. « Votre Majesté en « voit un,» interrompit un assistant. « C'est bien, »> répliqua Frédéric, « mais pourquoi n'en avons-nous pas plusieurs? » Dans sa Dissertation sur la langue allemande, il ne nomme ni Klopstock, ni Wieland, ni Lessing, ni même Kleist, Gleim, Ramler, qui chantaient ses victoires et lui dédiaient leurs vers 2. Les odes de Klopstock lui rappelaient trop les cantiques sacrés que ses précepteurs

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1. Lettre à Mme Denis, du 24 août. Voltaire écrivait encore au marquis de Thibouville, le 24 octobre: « Je me trouve ici en France. On ne parle que << notre langue. L'allemand est pour les soldats et les chevaux; il n'est nécessaire « que pour la route. En qualité de bon patriote, je suis un peu flatté de ce petit hommage qu'on rend à notre patrie, à trois cents lieues de Paris. Je trouve des « gens élevés à Konigsberg qui savent mes vers par cœur. »

2. Dissertation sur la langue allemande, les défauts qu'on peut lui reprocher, les causes de ces défauts et les moyens de les corriger; 1780. Nouvelle édition par L. Geiger; Heilbronn, 1883. On trouvera mentionnés dans l'introduction de Geiger les principaux écrits suscités par la dissertation de Frédéric. Goethe luimême avait composé un dialogue, qu'il ne fit pas imprimer, et qui semble perdu.

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lui avaient fait apprendre dans sa jeunesse comme pensum. Wieland ne lui apportait qu'un écho affaibli de la France. Mais ce qui étonne, c'est qu'il n'ait pas compris la dialectique fine et serrée de Lessing. Au fond, il était persuadé que les Allemands ne produiraient jamais rien que par imitation. Il leur accordait le bon sens, la patience, la profondeur même; mais il les trouvait lourds et diffus; il leur reprochait surtout de ne pouvoir quitter un sujet sans l'avoir épuisé. Il oubliait que ces défauts pouvaient devenir des qualités, et que, sous la pesanteur du style, se cachait peut-être l'embarras d'une pensée que sa propre originalité gênait encore. Il conçut des projets de réforme; mais on voit bien que tout ce qu'il rêvait pour son pays était une sorte de littérature pseudo-française. Il propose, dans sa Dissertation, d'adoucir la langue en insérant des voyelles entre les consonnes multiples. Il conseille l'étude persévérante des anciens. Enfin, il espère beaucoup « de la friction de l'esprit français ». Il pensait bien que l'Allemagne, au degré de civilisation où elle était arrivée, devait avoir une littérature. Il présageait une aurore : il ne se doutait pas qu'elle était venue, et que le grand jour allait luire.

Les contemporains de Frédéric II furent plus justes envers lui qu'il ne l'était pour eux. Ils proclamèrent hautement la part qu'il avait prise à l'émancipation de l'Allemagne. Les critiques et les philosophes continuèrent l'œuvre que le guerrier diplomate avait commencée. La période qu'on a appelée du nom de Sturmund-Drang, qu'est-ce autre chose qu'une guerre de Sept Ans dans la littérature? Frédéric II avait suscité l'esprit qui allait remettre en question la supériorité littéraire des nations voisines; et, le jour où l'Allemagne se trouva dotée à son tour d'une littérature originale, on pardonna au grand roi d'avoir trop aimé Voltaire, parce qu'il avait été, à son insu et presque malgré lui, l'allié de Lessing et le précurseur de Goethe 1.

1. A consulter. H. Prohle, Friedrich der Grosse und die deutsche Litteratur, Berlin, 1872; 2o édit., 1878.

CHAPITRE II

L'ÉCOLE SAXONNE ET L'ÉCOLE SUISSE

1. Gottsched, dernier représentant du « goût français »; ses ouvrages théoriques; ses tragédies. Bodmer; son traité Du Merveilleux; l'imagination introduite dans la théorie des arts. Breitinger; Baumgarten; Sulzer. 2. Les écrivains des Contributions de Bréme. Les fables de Gellert. Les satires de Liscow et de Rabener. 3. Le théâtre. Tentatives stériles de l'école de Gottsched. Cronegk. Brawe. Christian-Félix Weisse; premier contact avec Shakespeare.

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Jean-Christophe Gottsched fut le dernier représentant de ce qu'on appelait en Allemagne le goût français. Il était Prussien d'origine et né à Judithenkirch, près de Koenigsberg, en l'an 1700. Sa haute taille lui ayant fait craindre d'être incorporé de force dans l'armée de Frédéric-Guillaume Ier, il s'enfuit à Leipzig, où il fit pendant près d'un demi-siècle des leçons très suivies sur l'éloquence et la poésie; il mourut en 1766. C'était un esprit sec et analytique, tenace dans ses conclusions, parce qu'il ne voyait jamais qu'un côté des choses, faussant tout en voulant tout simplifier, construisant la théorie des belles-lettres avec une rigueur mathématique, et n'oubliant dans ses combinaisons qu'un seul facteur, ce sentiment intime du beau qui est la première condition de l'art et la vraie sauvegarde du génie. Gottsched voulut donner à l'Allemagne cette unité de langue et d'esprit qu'il admirait en France, et il crut qu'il suffisait pour cela d'imposer aux écrivains la correction comme règle unique et absolue. Il publia successivement une Rhétorique, une Poétique et une Grammaire 1. Toute sa théorie dérive de ce principe, vague en lui-même

1. Redekunst, Hanovre, 1728. — Versuch einer Critischen Dichtkunst, Leipzig, 1730. Grundlegung einer Deutschen Sprachkunst, Leipzig, 1748.

et qu'il ne sut pas préciser, que la poésie est l'imitation de la nature. C'est la raison qui détermine la méthode de l'imitation; c'est à elle qu'il appartient de fixer les lois de chaque genre. L'artiste ayant quelque connaissance du monde n'aura qu'à faire choix d'un sujet : il sera sûr, en observant les règles prescrites, de faire un bon ouvrage. Le procédé était trop simple et d'un emploi trop facile pour que Gottsched n'en fit pas lui-' même l'essai. Après avoir traduit l'Iphigénie de Racine, comme pour se faire la main, il écrivit la pastorale d'Atalante et plusieurs tragédies: Agis, les Noces sanglantes de Paris, surtout le Caton mourunt (1732), dont il datait l'âge classique du théâtre allemand. Ses poésies légères sont fades et prosaïques, sauf peut-être quelques traductions d'Anacréon. Quant au genre épique, il l'abandonna à son disciple Schonaïch, qui publia un Arminius, avec une préface du maître. Gottsched compromit, par ses vues étroites, même la partie utile de son œuvre. Il bannit définitivement l'enflure silésienne; mais il voulut élever aussi une barrière infranchissable. entre la langue littéraire, telle qu'il la comprenait, et les patois. Il délimita exactement, au centre de l'Allemagne, une région privilégiée qui comprenait la Misnie avec Leipzig, la Thuringe, la Basse-Silésie et les confins de la Prusse. La bonne langue était celle que parlaient, dans cette région, les savants et les gens de cour; et c'est de là que la lumière devait se répandre sur le Nord et sur le Midi. Mais, par un étrange coup du sort, ce fut sur une terre lointaine, et même hors de l'Allemagne, que s'éleva l'école qui mit d'abord la poésie allemande dans ses véritables voies 1.

Le chef de l'école nouvelle, Jean-Jacques Bodmer, n'avait rien de la suffisance hautaine de Gottsched. C'était un esprit sincère et naïf, qui avait par moments des vues profondes. Né à Greifensee, près de Zurich, en 1698, Bodmer fut d'abord destiné à l'état ecclésiastique; mais il n'osa jamais monter en chaire. Il se mit à étudier les antiquités de la Suisse, et fut chargé d'enseigner la politique et l'histoire à l'université de Zurich. Plus tard, il se retira dans une propriété aux environs de la ville, où il reçut Klopstock, Wieland et d'autres écrivains illustres; c'est là qu'il mourut, en 1783. L'horizon littéraire de Bodmer est plus étendu que celui de

1. A consulter. Danzel, Gottsched und seine Zeit, Leipzig, 1818. E. Wolff, Gottscheds Stellung im deutschen Bildungsleben, 2 vol., Kiel, 1895-1897. Waniek, Gottsched und die deutsche Litteratur seiner Zeit, Leipzig, 1897. É. Grucker, Histoire des doctrines littéraires et esthétiques en Allemagne, I, Paris et Nancy, 1883.

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