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CHAPITRE III

LA POÉSIE RELIGIEUSE

1. Le cantique protestant, une branche de la poésie populaire; sa transformation au xvI° siècle. Paul Gerhardt et Jean Heermann.

2. La poésie catholique; son caractère individualiste. Le mysticisme de Frédéric Spee et d'Angelus Silesius. Leurs imitateurs protestants; Knorr de Rosenroth; Quirinus Kuhlmann. - 3. Derniers poètes religieux du siècle; Jean Franck; Joachim Neander; Benjamin Schmolck.

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Le cantique en langue vulgaire, après que Luther lui eut donné l'impulsion, ne sortit plus des communautés protestantes. Il ne servait pas seulement au culte public; il fut approprié peu à peu à tous les besoins de la vie morale. Dans toutes les circonstances où l'homme pouvait élever sa pensée vers Dieu, le matin, le soir, dans les fêtes de la famille, aux jours de souffrance, aux approches de la mort, le cantique trouvait sa place. L'importance que le protestantisme attribuait au culte domestique se fit sentir surtout dans cette manifestation la plus simple et la plus universelle de la vie religieuse. Le cantique devint une branche de la poésie populaire, et, comme tel, il se modifia selon le caractère de chaque époque. Au temps de la Réforme, il avait été destiné à exalter les âmes, à donner une forme éclatante aux vérités de la foi c'était un cri d'enthousiasme, un défi jeté à l'ennemi, une promesse de victoire. Au siècle suivant, et au milieu des indicibles malheurs qui s'abattirent sur l'Allemagne, le cantique fut surtout un consolateur. Il s'adressa de préférence à l'individu, pour l'aider à supporter la part qui lui était échue de la détresse commune. Il s'associa aux pensées les plus secrètes

de l'âme, prévenant le doute, adoucissant la plainte, montrant la souffrance comme une épreuve, et la vie présente comme une préparation à la vie future. Les titres mêmes des recueils publiés au XVIIe siècle sont significatifs : c'étaient des Chants de la croix (Kreuzlieder), des Chants au lit de mort (Sterbelieder), surtout des Chants de la maison, comme on les appelait (Hauslieder), destinés au culte de la famille et à l'édification privée. La poésie continuait de fournir son contingent à la liturgie; mais elle célébrait surtout la Passion du Sauveur. Ce qu'elle chantait, ce n'était plus le Dieu des armées, conduisant les légions des anges contre les démons de l'incrédulité et du fanatisme; c'était la face sanglante du Christ, symbole vivant de l'Allemagne détrônée et meurtrie :

O tête couverte de sang et de blessures, d'opprobre!

image de douleur et O tête que la raillerie a ceinte d'une couronne d'épines! - Tête autrefois rayonnante de noblesse et de beauté,

et maintenant toute défigurée, je te salue1!

C'est Paul Gerhardt qui dit ces mots. On l'a appelé, après Luther, et avec raison, le second créateur du cantique religieux 2. Avant lui, Jean Heermann avait appliqué au cantique, dans une certaine mesure, les réformes poétiques d'Opitz. Gerhardt est peut-être moins correct et d'un goût moins pur que Heermann, mais il est infiniment plus profond et plus varié. Attaché à l'église Saint-Nicolas de Berlin, il se démit de ses fonctions, n'ayant pas voulu reconnaître l'Édit de religion par lequel le Grand Électeur préparait la fusion des communautés luthériennes et calvinistes. Il resta quelque temps encore au milieu de ses paroissiens; enfin il fut appelé comme archidiacre à Lübben dans la Basse-Lusace, où il mourut en 1676. Ses poésies, qui avaient été aussitôt adoptées par l'Église et comprises dans les Livres de cantiques,

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2. Les cinq Cantiques de la Passion comptent parmi les premières œuvres do Gerhardt. Ils sont imités de saint Bernard, mais l'imitation dépasse de beaucoup Foriginal. Gerhardt est né en 1607, dans un village de la Saxe.

furent recueillies par son ami Ebeling en 1667, au moment où sa démission le laissait sans ressource. Il y exprimait, sous les formes les plus diverses, le sentiment dominant de sa vie, qui répondait en même temps à un des principaux points de la morale chrétienne une confiance absolue en Dieu. La piété de Paul Gerhardt est la soumission tendre et naïve d'un enfant, qui reçoit tout de la main d'un père, qui considère le bonheur comme un don gratuit, et à qui le malheur même n'arrache que des actions de grâces. Un de ses cantiques les plus connus commence par ces mots :

Confie la direction de ta vie à la garde fidèle de Celui qui règle le cours des nuages saura bien trouver un sentier

et tous les chagrins de ton cœur qui conduit la marche des cieux. - Celui et qui ouvre la carrière des vents, où tu puisses poser ton pied 1.

Paul Gerhardt, en vrai poète, avait les yeux ouverts sur la nature; il aimait à l'associer aux sentiments et aux pensées de l'homme, à lui prêter une voix dans le concert des louanges qui montent vers le Créateur. Son Chant du soir est resté dans la mémoire du peuple, et mérite de vivre, non seulement par la richesse des images, mais surtout par la grâce musicale du style. Les trois premiers vers de chaque strophe, où se peint le calme universel, sont comme assoupis dans les demi-tons; mais la fin s'élève avec une pleine sonorité, dans un élan d'adoration:

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Les forêts entrent dans le repos. - Les animaux et les hommes, la ville et les champs, tout l'univers s'endort. Levez-vous, ô mes pensées, car c'est l'heure d'entreprendre ce qui plaît à votre Créateur!

Soleil, qu'es-tu devenu? La nuit t'a chassé, la nuit l'ennemie du jour. - Qu'importe! Un autre soleil, mon Jésus, ma joie, luit au fond de mon cœur.

Le jour s'est évanoui; les étoiles d'or scintillent

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-

sur le dome

bleu du ciel. Ainsi je me tiendrai devant toi, quand tu m'ordonneras de sortir, Seigneur, de cette vallée de larmes 2.

1.

2.

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Le poète protestant, quelque sujet qu'il traitât, n'était que l'interprète d'une communauté; il pensait au groupe des fidèles qui devaient répéter son chant : c'était pour lui un frein salutaire. On n'intéresse le peuple que par le naturel; les raffinements le laissent froid. Le poète catholique, écrivant d'abord pour lui-même, s'abandonnait à tous les écarts de son imagination et souvent à toutes les séductions du mauvais goût. On a quelquefois opposé à Paul Gerhardt le jésuite Frédéric Spee. Si la sincérité et la vertu suffisaient pour faire un poète, Frédéric Spée occuperait assurément un des premiers rangs dans la littérature du | XVIIe siècle. Il s'éleva énergiquement contre les procès de sorcellerie. A la prise de Trèves par les troupes impériales, en 1635, il consacra au soin des blessés et mourut victime de son dévouement. Il laissait un ouvrage d'édification mêlé de prose et de vers, appelé le Livre d'or de la Vertu, et un recueil de poésies qu'il avait intitulé En dépit du rossignol, et qui a été rajeuni au commencement de ce siècle par Clément Brentano. « J'appelle

se

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t

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Nox crat et placidum carpebant fessa soporem

Corpora per terras, silvæque et sæva quierant

Equora, quum medio volvuntur sidera lapsu,

« Quum tacet omnis ager, pecudes... » (Eneide, livre IV.)

La rencontre est sans doute fortuite; Gerhardt ne s'inspirait guère que de la Bible. Les poésies de Paul Gerhardt ont été souvent publiées dans les temps modernes; une des dernières éditions est celle de Goedeke Leipzig, 1877).

<< ainsi ce petit livre, » disait Spee dans sa préface, «parce qu'il élève <«< sa voix aimable et douce et franchement poétique, en dépit de <«< tous les rossignols du monde; et il pourrait même rivaliser avec « de très bons poètes latins et autres. » Frédéric Spee pensait sans doute aux poètes latins de son temps, qui célébraient le Christ et la Vierge dans des odes saphiques 1. Il leur ressemble en effet, et sa poésie, malgré le mouvement lyrique de certaines strophes, a quelque chose d'artificiel. Dans un cantique où il célèbre le retour de l'été, il montre Diane la Chasseresse en compagnie de ses nymphes, et plus loin il se plaint de son abandon, « parce « que son âme est mariée au Sauveur et ne peut le rejoindre ». Ailleurs il présente le Christ sous la figure du berger Daphnis, et il met les armes de Cupidon aux mains de l'enfant Jésus. Ce mélange du sacré et du profane, où pouvait se complaire une imagination savante, n'était pas fait pour toucher les âmes simples. Le style de Frédéric Spee est un flot pressé de métaphores, souvent disparates. Les lignes principales du sujet s'effacent sous le luxe des ornements. Le lyrisme individuel a décidément remplacé l'inspiration collective et populaire.

L'union intime de l'âme avec son fiancé céleste, cette image que Frédéric Spee avait empruntée au Cantique des cantiques, séduisit un grand nombre de ses contemporains, et devint le thème de fastidieuses paraphrases. Il y eut pourtant, parmi les imitateurs de Spee, un homme de talent, et qui, avec plus de goût et d'étude, aurait pu devenir un écrivain : c'est Jean Scheffler, nommé Angelus Silesius. Il fut élevé à Breslau, où le philosophe mystique Jacques Bohme, mort en 1624, avait gardé des adhérents. A Amsterdam, il fut affilié à un groupe de théologiens millénaires. De retour de ses voyages, en 1652, il se sépara de l'Église protestante, alors livrée au dogmatisme, et où son imagination se trouvait à l'étroit. Il entra, neuf ans après, dans l'ordre des Frères mineurs, et mourut, chanoine de Saint-Mathias, à Breslau, en 1677. Dans Angelus Silesius, le mysticisme lyrique dégénère en fadeur sentimentale. Le recueil de ses poésies a pour titre : Saintes Délices de l'âme, ou Églogues spirituelles de Psyché

1. Le plus célèbre d'entre eux est Jacques Balde, un peu postérieur à Frédéric Spee, et dont les Opera poetica parurent à Cologne, en 1610; Herder en a donné des traductions allemandes dans Terpsichore. Le Truts Nachtigall a été réimprimé, d'après le texte primitif de 1619, par Hüppe et Junkmann (Coesfeld, 1841); une édition critique en a été publiée par G. Balke (Leipzig, 1879). — Le Güldenes Tugend-Buch a été republié par les soins de Brentano, à Coblenz, en 1829.

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