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paisibles dans les tournois; c'était aussi l'occasion des réunions brillantes, égayées par l'art du jongleur et du poète.

Les seigneurs se plaisaient à faire régner autour d'eux une certaine élégance; parfois ils cultivaient eux-mêmes la « gaie << science ». Chaque manoir pouvait devenir le centre d'un petit groupe littéraire. Les cours des rois donnaient l'exemple; on y lisait à haute voix des poèmes et des romans. Comme l'instruction était peu répandue, la lecture solitaire était le privilège d'un petit nombre. C'est par l'oreille plutôt que par les yeux que la poésie entrait dans les âmes, et ce fut peut-être une raison de plus pour qu'elle se présentât sous une forme vivante, constamment appropriée au caractère de la société au milieu de laquelle elle se produisait. En France, la cour de Philippe Auguste se distinguait par son éclat. Les rois normands d'Angleterre, qui avaient la plus belle partie de leurs possessions sur le continent, gardaient le culte des lettres françaises; un de ces rois, Henri II, fit rédiger les premiers de ces romans de la Table ronde qui se répandirent bientôt dans toute l'Europe. En Allemagne, les empereurs de la maison de Souabe s'entouraient d'un cortège de jongleurs et de poètes; l'un d'eux, Henri VI, a laissé de gracieuses chansons dans les recueils des Minnesinger. Frédéric ler entra lui-même dans la légende populaire; on personnifia en lui la puissance impériale; on se le représenta, pendant les troubles de l'Interrègne, assis au fond d'une caverne, entouré de ses chevaliers, et attendant le moment où l'Allemagne aurait encore besoin de son épée. Ainsi le mouvement littéraire se communiquait de proche en proche. Un même essor des intelligences soulevait partout le monde féodal, et l'acheminait vers une civilisation nouvelle, formée des souvenirs de l'antiquité, des enseignements du christianisme et des idées morales apportées par les peuplades germaniques.

Les croisades, et même les guerres entre les États chrétiens, en mêlant les hommes de différentes nations, favorisèrent les lettres. Nous trouverons dans la littérature allemande du XIIe siècle plus d'ouvrages traduits que de créations originales. Ce furent surtout les poètes et les conteurs français qui servirent de modèles. Tel auteur nous apprend, par exemple, qu'il eut l'idée de mettre une aventure par écrit après l'avoir entendu raconter par un page français; tel autre reçoit un manuscrit de la main d'un chevalier prisonnier. On éprouvait une vive curiosité pour tout

ce qui venait de l'étranger, et l'on mettait autant de gloire à traduire un livre français qu'à versifier une vieille légende nationale.

La littérature allemande de la fin du XII° et du commencement du XIIIe siècle comprend d'abord des poèmes héroïques, restes de l'ancienne épopée; ensuite des poèmes chevaleresques, traduits plus ou moins librement du français; des légendes pieuses, auxquelles se rattachent quelques poèmes didactiques; enfin un grand nombre de poésies lyriques, l'une des parties les plus originales de la littérature allemande au moyen âge. Tels sont les genres que nous aurons successivement à passer en revue.

CHAPITRE II

POÈMES HÉROÏQUES

Ancienneté de la poésie héroïque; son caractère anonyme. 1. Le poeme des Nibelungen; ses deux parties; les sentiments et les caractères. 2. La Plainte; l'évêque Pilgrim de Passau. 3. Les trois parties de Gudrun; les mœurs du poème. 4. Altération de la légende épique; le poème de Biterolf et Dielleib.

La poésie héroïque des Germains avait déjà au moins huit siècles d'existence quand les poèmes dont nous allons parler furent mis par écrit. Les meilleurs textes que nous possédions datent de la seconde moitié du xire et du commencement du XIe siècle. Sur quelles données les auteurs de ces textes ont-ils travaillé? C'est ce qu'il est impossible de dire aujourd'hui; mais il est certain que leurs ouvrages ne leur appartiennent pas en entier, qu'ils n'en sont pas les inventeurs, au sens moderne du mot.

La question de l'origine des épopées primitives a donné lieu à de longues et savantes recherches, depuis que Wolf a élevé des théories nouvelles sur la composition de l'Iliade et de l'Odyssée, et que Lachmann a essayé d'appliquer ces théories au poème des Nibelungen. Peut-être la question ne comporte-t-elle pas une solution générale; peut-être vaut-il mieux s'en tenir aux résultats positifs que fournit, pour chaque poème en particulier, la lecture attentive des textes. L'esprit héroïque des Germains s'est incarné, comme celui des Grecs, dans deux ouvrages, dont l'un célèbre des expéditions sur terre et l'autre des aventures maritimes: ce sont les Nibelungen et Gudrun. Or ni l'un ni l'autre de ces poèmes ne présentent une suite de faits parfaitement régulière. Le poème des Nibelungen est formé au moins de deux parties; la seconde débute au vingtième chant comme un ouvrage

nouveau; des personnages qui ont déjà figuré dans la première sont introduits comme s'il n'avait jamais été question d'eux. Gudrun se sépare plus nettement encore en trois parties, qui offrent entre elles des divergences nombreuses et même des contradictions. Ces parties sont-elles formées elles-mêmes de la réunion de fragments plus anciens? Est-il possible, comme Lachmann a voulu le faire, de rétablir les chants primitifs qui, à travers une série de transformations, sont venus se fondre dans la grande épopée? C'est ici qu'on entre dans le champ de l'hypothèse; mais il est un fait qui demeure acquis à l'histoire littéraire : c'est que les anciennes épopées germaniques ne sont pas sorties telles quelles de l'imagination d'un poète, qu'elles n'ont pas été formées d'après un plan prémédité, en un mot, qu'elles sont le résultat d'une méthode de composition dont nos littératures modernes n'offrent plus d'exemple.

Autour des Nibelungen et de Gudrun se groupent un assez grand nombre de poèmes moins étendus, qui nous sont parvenus soit dans des rédactions du xire et du xe siècle, soit sous une forme encore plus récente. Ces poèmes s'échelonnent à travers toute l'histoire littéraire du moyen âge. Ils empruntent généralement leur sujet à l'ancienne légende héroïque; ils ont tous le même caractère populaire et anonyme; ils ont même gardé ce caractère en plein xe siècle, c'est-à-dire à une époque où l'on faisait déjà métier d'écrire, et où un écrivain aimait à transmettre son nom avec son ouvrage.

Les recherches qui ont été faites pour découvrir les vrais auteurs des poèmes héroïques n'ont conduit jusqu'ici et ne pouvaient conduire à aucun résultat. Lors même qu'on aurait réussi à inscrire un nom propre en tête de chaque poème, on n'aurait pas changé ce que la poésie héroïque a d'essentiellement impersonnel dans sa nature. Ces auteurs n'auraient jamais fait que recueillir ce qui existait longtemps avant eux; ils n'auraient pas été fort différents de ces copistes qui transcrivaient des manuscrits sans toujours respecter scrupuleusement le texte qu'ils avaient devant les yeux. Au reste, nul cachet individuel n'est empreint sur l'ancienne poésie héroïque; elle n'est autre chose qu'une peinture que la Germanie du temps de l'invasion nous a laissée d'elle-même, le miroir fidèle d'une nation qui n'a pas encore entièrement dépouillé la rudesse de l'état barbare, mais qui est déjà sur le seuil de la vie civilisée.

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Le poème des Nibelungen embrasse dans son vaste cadre toute la Germanie des temps héroïques. On y voit paraître d'abord, au premier rang, quelques-unes des nations qui ont le plus contribué au mouvement de l'invasion : les Huns, que la poésie confond avec les peuples de race germanique; les Goths, avec leur roi Théodoric et son compagnon Hildebrant, que nous connaissons déjà par un ancien fragment épique; les Burgondes, avec leurs trois chefs, trois frères, dont l'aîné est Gunther; les Francs, enfin, avec leur jeune roi Sifrit. D'autres nations figurent à l'arrière-plan, soit comme ennemies des Burgondes, soit comme vassalès du roi des Huns, et agrandissent la scène. C'est à peine si l'on peut compter quelques tribus germaniques qui ne soient mentionnées à leur tour et à qui le poème n'accorde au moins un souvenir. Mais la place d'honneur appartient aux Francs; ils ont le privilège de fournir le héros principal. La poésie est d'accord avec l'histoire quant au rôle éminent qu'elle attribue aux Francs à l'origine de la civilisation moderne. On a vu le moine Otfrid les mettre hardiment à côté des Grecs et des Romains; de même, le poème des Nibelungen leur décerne, dans le groupe des nations germaniques, le prix de la vaillance et de l'héroïsme 1.

1. Rapports historiques du poème des Nibelungen. La poésie héroïque, quelle que soit la diversité de ses développements, et quoiqu'elle puise largement dans le mythe, se fonde toujours, à l'origine, sur une tradition historique. Attila et Theodoric sont suffisamment connus par l'histoire. Gunther fait penser à Gundicarius, roi des Burgondes, qui, au dire de Prosper d'Aquitaine, fut anéanti avec toute sa nation par les Huns: « Illum Chunni cum populo suo ac stirpe deleverunt. » Voir également les relations de Cassiodore et de Paul Diacre, citées par W. Grimm (Deutsche Heldensuge, 70).— On a voulu retrouver Sifrit dans l'histoire des guerres entre les Francs d'Austrasie et de Neustrie c'est une hypothèse à peu près abandonnée. Les Francs, dans le poème des Nibelungen, habitent encore près des embouchures du Rhin; les origines historiques du personnage de Sifrit remontent par conséquent à une époque où nul document certain ne nous permet d'atteindre. Manuscrits et éditions. La première édition complète des Nibelungen fut celle de Myller (Berlin, 1783); elle forme le commencement de sa collection de poésies allemandes du moyen âge. Bodmer avait déjà publié, en 1757, las econde partie du poème, sous le titre de la Vengeance de Krimhulde. Les éditions critiques, les seules qui puissent servir encore aujourd'hui, datent du commencement du XIXe siècle. Il n'eutre pas dans notre plan de passer en revue toutes les théories qui ont été émises sur la composition des Nibelungen. Qu'il nous suffise de dire que les meilleurs manuscrits peuvent se ramener à deux formes principales de la légende épique. L'une, plus courte, et probablement plus ancienne, est surtout représentée par le manuscrit de Saint-Gall (ou manuscrit B), qui sert de base aux éditions de Von der Hagen (Breslau, 1816; 3° édition, plus complète, Breslau, 1820) et de

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