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construire des strophes qui imitaient par leur coupe extérieure la forme des objets que l'on décrivait. A une autre extrémité de l'Allemagne, dans le Holstein, Jean Rist se distinguait par une fécondité ou, pour mieux dire, par une superfluité prodigieuse; il avait le don spécial du vers correct et vide; on l'appelait le « Cygne cimmérien » ou « l'Apollon du Nord ». Plus modestes et plus sérieux, quelques poètes, tout en se rattachant à Opitz, formaient un groupe à part à Konigsberg. Les meilleurs d'entre eux sont Henri Albert et Simon Dach. Le premier, musicien distingué, a rendu un vrai service à la littérature en publiant un recueil de poésies de divers auteurs, dont il composa les mélodies. Il a laissé dans la liturgie un beau cantique :

Père, Fils et Saint-Esprit,

qui fais

Dieu du ciel et de la terre, paraître le jour et la nuit, et qui commandes aux astres de luire; -toi dont la main puissante soutient - le monde avec tout ce qu'il renferme... 1

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Un seul poète de l'école était jugé presque l'égal d'Opitz : c'est André Gryphius. On croyait avoir trouvé en lui ce rare génie de la poésie dramatique qu'on enviait aux nations voisines. Mais Gryphius n'était ni un Shakespeare ni un Corneille, et, lors même qu'il l'eût été, il aurait pu créer tout au plus une sorte de drame savant, sans influence profonde. La poésie lyrique et descriptive s'inspire d'elle-même, se suffit à elle-même; son heure est toujours venue. Mais le théâtre dépend de mille conditions extérieures. Corneille et Shakespeare doivent une partie de leur succès à leurs prédécesseurs et à leur public même. Ce qui manquait surtout à l'Allemagne du XVIIe siècle, c'était une tradition sur laquelle pût se fonder un théâtre à la fois littéraire et national.

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Arien oder Melodeyen, Koenigsberg, 1638-1650. Édition moderne de L. H. Fischer Gedichte des Königsberger Dichterkreises, Halle, 1883. - Simon Dach a survécu grâce à une chanson en dialecte bas-allemand, Annette de Tharau.

Au reste, Gryphius était fait, par les qualités de son esprit, pour occuper une des premières places dans une école poétique à laquelle toutes les sources d'inspiration étaient ouvertes, excepté la seule féconde, le sentiment national. Il était encore plus érudit que poète. Il parlait plusieurs langues modernes; l'antiquité lui était familière; il apprit même l'hébreu, le syriaque et le chaldéen. Les malheurs de sa vie, en l'arrachant de bonne heure au sol natal, servirent encore à étendre son horizon. Né à Glogau en Silésie, le 2 octobre 1616, fils d'un pasteur, il perdit son père dès l'âge de cinq ans. Sa mère se remaria, mourut peu d'années après, et son beau-père, qui était également pasteur, s'occupa de son instruction. Il suivit les écoles de Glogau, de Gorlitz, de Fraustadt, et enfin de Dantzig, où se trouvait alors Opitz, le maître incontesté, qui encouragea, dit-on, ses premiers essais. Il débuta, vers 1635, par un drame sur le roi des Juifs Hérode, aujourd'hui perdu, et par un recueil lyrique intitulé le Parnasse renouvelé1. L'attention se porta sur lui. Le comte de Schonborn, dont il éleva les enfants, le prit en amitié, le nomma poète lauréat et l'anoblit. Dans un temps où l'on imitait par principe, l'éducation d'un poète ne se complétait que par des voyages. Après la mort de Schonborn, Gryphius voyagea, moins pour voir et observer que pour étudier les modèles de près. Il se tourna d'abord, comme l'avait fait Opitz, vers les Hollandais. Il passa cinq années à Leyde, de 1638 à 1643, se fit attacher à la grande université de cette ville, et enseigna successivement, disent les contemporains, la logique, la métaphysique, la géographie, l'histoire, les antiquités romaines, l'astronomie, l'optique, l'anatomie, même la physiognomonie et la chiromancie, deux études favorites dont on retrouve la trace dans ses ouvrages. Il entra en relations avec Heinsius, apprit à connaître le théâtre de Vondel, et publia deux livres de sonnets chez Elzevir. Un de ses cours à l'université fut annoncé comme collegium tragicum : il étudiait l'art pour lequel il réservait les forces de son âge mûr, mais qu'il ne pratiquait encore que timidement. Une traduction des Gibeonites de Vondel, qu'il fit à Leyde, s'est retrouvée dans ses papiers. Après avoir quitté cette ville, il visita l'Angleterre, la France, l'Italie, et passa encore une fois par la Hollande avant de

1. Erneuerter Parnassus, Dantzig, 1635.

2. Son- undt Feyrtags-Sonnete, Leyde, 1639. - Édition moderne de H. Welti Halle, 1883.

retourner en Allemagne. Il fut nommé ensuite syndic de sa ville natale, et c'est à Glogau qu'il termina ses principaux ouvrages. Il mourut en 1664; il avait été reçu peu de temps auparavant dans l'Académie fructifère, sous le nom de l'« Immortel ».

La vie des poètes silésiens est le meilleur commentaire de leurs écrits. On remarque partout, chez eux, cette curiosité inquiète, préoccupée avant tout de ce qui se passe hors de l'Allemagne. Gryphius avait vu les théâtres d'Amsterdam, de Londres, de Paris. Entre les divers systèmes qui s'offraient à lui, il n'hésita pas : il se prononça pour la régularité française. Il observe minutieusement la règle des trois unités. Il a même soin d'indiquer l'heure où l'action commence et l'heure où elle finit; il ne veut pas qu'on puisse le trouver en défaut sur ce point. Mais, au fond, tout se réduit chez lui à un procédé mécanique. Sans tenir compte des nécessités du sujet, il taille extérieurement sa pièce, pour la faire entrer dans le moule convenu. Dans celle de ses tragédies qui passe pour la meilleure, Cardenio et Célinde, tout le premier acte est consacré au récit d'événements qui précèdent l'action1.

Après avoir pris les trois unités aux Français et aux Hollandais, Gryphius emprunta le chœur à la tragédie grecque. Mais le chœur n'est pas, chez lui, un personnage collectif qui a sa place dans l'économie de l'ensemble; il est le plus souvent composé d'êtres allégoriques ou surnaturels. Dans Catherine de Géorgie, une tragédie sacrée qui représente le martyre de la reine Catherine, prisonnière du schah de Perse, ce sont les ombres des princes qui ont été égorgés par le schah. Dans Charles Stuart, Gryphius faisait preuve d'une certaine hardiesse en mettant au théâtre un événement contemporain; et, pour agrandir le sujet, il évoquait le cortège funèbre des rois d'Angleterre qui avaient péri de mort violente. Mais dans la même pièce figure, par une étrange confusion, le chœur des Sirènes. La tragédie de Papinien exalte le courage du jurisconsulte romain qui aima mieux mourir que de se faire l'apologiste d'un meurtre; il est vengé par les Furies, que Thémis fait sortir du sein de la terre. Au fond, rien n'est plus éloigné de la forme classique que les ouvrages dramatiques de Gryphius. Son inexpérience se trahit surtout par la recherche maladroite de l'effet. Il veut frapper, étonner à

1. Le sujet de Cardénio et Célinde a été repris, dans les temps modernes, par Achim d'Arnim et par Immermann.

tout prix. Dans Catherine de Géorgie, un prètre apporte ́sur la scène la tête sanglante de la martyre. Dans Papinien, le corps du héros et celui de son fils sont exposés devant les regards des spectateurs, et servent de thème aux derniers chants du chœur. Le style est souvent déclamatoire : Gryphius annonce déjà, sous ce rapport, la seconde école de Silésie. Ce que son théâtre offre pour nous de plus intéressant, ce sont quelques scènes de mœurs contenues dans ses comédies. Peter Squenz est la reproduction libre d'un intermède du Songe d'une nuit d'été, que les comédiens anglais avaient rendu populaire en Allemagne 1. Dans le capitaine Horribilicribrifax, le poète ridiculise à la fois les faux braves et les faux savants. On parle toutes les langues dans cette comédie, sans en excepter l'allemand. C'est une peinture, parfois grimaçante, mais toujours expressive, de l'état moral de l'Allemagne au sortir de la guerre de Trente Ans.

Un certain pessimisme règne dans les ouvrages d'André Gryphius. Ce qu'il montre dans ses tragédies, ce n'est pas l'homme luttant contre la destinée, c'est plutôt la vertu qui souffre et qui se résigne. Ses comédies offrent l'image d'une société que le découragement livre aux plus mauvais instincts. Il épanche sa tristesse dans ses poésies lyriques, qui plaisent par la sincérité du ton, malgré la rudesse du style et la pompe des épithètes. Il termine un sonnet, où il peint les ravages de la guerre, par ces mots : « Je n'ai point parlé de ce qui est pire que la mort, plus cruel que la peste, l'incendie et la famine : beaucoup d'entre <«< nous se sont laissé ravir jusqu'aux trésors de l'âme. » Dans un autre sonnet, qui a pour titre Dominus de me cogitat, il songe aux malheurs de sa vie et à la seule consolation qui lui reste :

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Dans ma première fleur, dans les tendres jours de mon printemps, la mort implacable m'a rendu orphelin. — Je me suis vu entouré d'une nuit de tristesse, et la maladie — a étendu sur moi son pouvoir dévorant. Je languissais dans une peine incessante.

Les soupirs et les gémissements remplissaient mes jours.- Les colonnes sur lesquelles maintes fois je m'appuie - se sont ébranlées, hélas! et ont craqué sur leur base. Et le chagrin que je porte, je le porte seul. Mais non, le Dieu fidèle me tend sa main; il a les yeux ouverts sur moi; son cœur s'embrase pour moi d'une tendresse paternelle. — Ne suis-je pas son enfant, confié à sa garde?

1. D'autres imitations avaient précédé celle de Gryphius. Lui-même nous apprend, dans sa préface, qu'il avait connu une farce sur le même sujet, qui avait été représentée à Altorf en Suisse, et dont l'auteur s'appelait Daniel Schwenter.

Ses miracles éclatent, quand nous sommes à bout; - il montre sa puissance, quand notre force est évanouie. Il se découvre tout à coup, quand nous croyons qu'il disparaît à nos yeux1.

Le sonnet religieux était devenu, entre les mains des Silésiens, une forme savante du cantique. Mais le cantique proprement dit se continuait soit au sein de l'école, soit à côté d'elle; c'est même le seul genre de poésie dans lequel on puisse reconnaître un développement régulier depuis le xvi jusqu'au xvII° siècle, c'està-dire jusqu'au seuil de la période classique 2.

1.

« In meiner ersten Blüt, im Frühling zarter Tage

« Hat mich der grimme Tod verwaiset und die Nacht
« Der Traurigkeit umhüllt; mich hat die herbe Macht

« Der Seuchen ausgezehrt. Ich schmacht' in steter Plage,
«Ich theilte meine Zeit in Seufzer, Noth und Klage;
« Die Mittel, die ich oft für feste Pfeiler acht,

« Die haben, leider! all' erzittert und gekracht:
«Ich trage nur allein den Jammer, den ich trage.

• Doch nein! der treue Gott beut mir noch Aug' und Hand
<< Scin Hertz ist gegen mir mit Vater-Treu entbrant;

« Er ist's, der jederzeit vor mich, sein Kind, muss sorgen.

« Wenn man kein Mittel find, sieht man sein Wunderwerck;
Wenn unsre Kraft vergeht, beweist er seine Stärck';

D

« Man schaut ihn, wenn man meint, er habe sich verborgen. » 2. Gryphius fit un dernier recueil de ses œuvres, un an avant sa mort (Andreæ Gryphii Freuden- und Trauer-Spiele auch Oden und Sonnette, Breslau, 1663). Une édition plus complète fut donnée par son fils Christian Gryphius, qui eut lui-même une certaine réputation comme poète lyrique (2 vol., Breslau et Leipzig, 1698). — Édition moderne de H. Palm: Lustspiele, Tubingue, 1878; Trauerspiele, Tubingue, 1882; Lyrische Gedichte, Tubingue, 1884. Un choix des œuvres de Gryphius a été publié par le même, dans la collection des classiques allemands de Kürschner; un choix du théâtre, par Tittmann (Leipzig, 1870). A consulter : Wysocki, Andreas Gryphius et la Tragédie allemande au XVIIe siècle, Paris, 1893.

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