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Jean Fischart1 était un des hommes les plus instruits d'une époque où l'instruction ne s'acquérait que par de longues études et même par des voyages. Il était jurisconsulte et théologien; il connaissait l'antiquité grecque et latine; il savait plus ou moins bien le français, l'italien, le hollandais, peut-être l'anglais 2, enfin il disposait en maître de toutes les ressources de sa langue maternelle. Ses écrits touchent à toutes les grandes questions de son temps; il fut vraiment un organe de la vie et de la pensée allemandes dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il ne lui a manqué, pour être un très grand écrivain, que d'être mieux entouré et de pouvoir s'adresser à un public plus littéraire. On serait curieux de connaître les voyages de Fischart, ses relations avec les pays étrangers; on s'expliquerait alors bien des détails de ses ouvrages. Malheureusement, nous ne savons que peu de chose sur sa vie. Il s'appelle lui-même le Mayençais 3. Il paraît avoir reçu sa première instruction à Worms. Plus tard, il s'établit à Strasbourg, où furent imprimés la plupart de ses écrits, et qu'il considère comme sa vraie patrie. Il remplit encore, sur la fin de ses jours, diverses fonctions juridiques à Spire et à Forbach; il mourut probablement en 1590. C'est sur le conseil de son maître Gaspard Scheit, de Worms, qu'il entreprit son premier travail littéraire : c'était un remaniement de la légende populaire de Till Eulenspiegel. Cette légende, originaire de la Basse-Allemagne, avait été rédigée en prose haut-allemande au commencement du XVIe siècle; Fischart la mit en vers. Till est un fils de paysan, que sa paresse et son humeur récalcitrante font chasser de la maison paternelle, et qui exerce tour à tour sa malice dans tous les métiers qu'il entreprend. Son esprit consiste surtout å prendre à la lettre les ordres qu'il reçoit de ses maîtres; et il en résulte des quiproquo qui amusent d'abord, mais qui las

1. Éditions des œuvres. Johann Fischarts sämmtliche Dichtungen, par H. Kurz, 3 vol. Leipzig, 1866-1867. Dichtungen, par Gadeke, Leipzig, 1880. Werke, eine Auswahl, par A. Hauffen, 3 vol., Stuttgart, 1895 (dans la collection: Deutsche National-Litteratur, de Kürschner). A consulter P. Besson, Étude sur Jean Fischart, Paris, 1883. - On trouvera beaucoup de remarques curieuses sur Fischart dans: Fischart-Studien des Freiherrn K. H. G. von Meusebach, Halle, 1879. 2. Pour le français, sa connaissance était très imparfaite il l'a prouvé luimême par sa traduction de Rabelais. Il se trompe même sur les noms de nombre, et traduit quatre-vingts par vier und zwanzig, sans parler d'autres contre-sens en quantité. Voir Frantzen, Kritische Bemerkungen zu Fischarts Uebersetzung von Rabelais' Gargantua (Alsatische Studien), Strasbourg, 1892.

3. Mentzer, Moguntinus. Il est né vers 1550.

sent enfin par leur répétition. Fischart, à part la forme poétique, n'a rien changé à l'ancien récit. Il y apporte cependant une intention didactique; il aime à terminer ses chapitres par des sentences morales. Son but, dit-il au commencement, est d'instruire le monde, tout en le divertissant. Il espère que ses leçons seront d'autant plus efficaces qu'elles se présenteront sous une forme plus légère; car une plaisanterie, ajoute-t-il, sert de passeport à un bon précepte. Au fond, les aventures de Till n'ont rien de moral, et Fischart, en voulant ennoblir la vieille légende, n'a réussi peut-être qu'à en affaiblir la verve naturelle. Le fait est que l'Eulenspiegel en vers fut bientôt oublié, tandis que le roman en prose est encore aujourd'hui entre les mains du peuple1.

C'est dans les ouvrages de polémique que se révèle d'abord le vrai génie de Fischart, son habileté à saisir le trait saillant ou le côté ridicule des choses, son imagination exubérante, son style chargé d'images. Fischart est un esprit hardi, qui s'arme aussitôt pour toutes les idées nouvelles apportées par la Renaissance; mais il est trop Allemand pour ne pas penser d'abord à la Réforme religieuse, et il ne serait même pas éloigné de l'étendre, dans une certaine mesure, aux institutions politiques et sociales. Ses poèmes satiriques sont surtout dirigés contre les ordres prècheurs. Dans la Vie de saint Dominique et de saint François, il se plait à décrire les querelles intestines des franciscains et des dominicains. La Légende du petit chapeau à quatre cornes est une satire piquante de la Société de Jésus. La corne est l'emblème du démon; il l'a mise au front de ses acolytes, qui propagent son œuvre avec d'autant plus de succès qu'ils se présentent avec un mandat

1. Un personnage semblable au héros du roman paraît avoir vécu aux environs de Brunswick dans la seconde moitié du xive siècle; et comme on ne prête qu'aux riches, on lui attribua quelques-uns des tours célèbres du curé Amis, du curé de Kalenberg et d'autres aventuriers. La légende se développa dans le courant du xv siècle. La version en prose haut-allemande a été imprimée à Strasbourg en 1515 et en 1519; on l'a attribuée sans preuve à Thomas Murner. Elle a été souvent réimprimée, et elle a été reproduite dans les temps modernes par Lappenberg (Dr. Th. Murners Ulenspiegel, Leipzig, 1851). Les anciennes éditions portent au frontispice une chouette perchée sur un miroir ce double emblême explique le deuxième nom du héros, qui signifie littéralement Miroir de la Chouette. Le roman de Till Eulenspiegel fut traduit dès le xvi siècle dans presque toutes les langues de l'Europe. La traduction française porte le titre d'Ulenspiegel, et enfin d'Ulespiegle, qui a donné à la langue moderne le mot d'espiègle (Paris, 1532; Lyon, 1559).

2. Fischart, par un de ces jeux de mots qui lui sont habituels, appelle les Jésuites Jesuwider, c'est-à-dire contraires à Jésus

sacré. Le petit chapeau est confectionné au fond de l'enfer; tous les esprits du mensonge se logent aux quatre coins; un ouragan l'emporte sur la terre, et désormais la mitre et la tiare s'inclinent devant lui. Un ouvrage moins passionné, mais d'une portée plus haute, c'est la Sainte Ruche romaine, traduite de Marnix de SainteAldegonde, et écrite en prose. Toute la hiérarchie romaine, avec les moyens qu'elle emploie pour combattre l'esprit du siècle, y est passée en revue. La Sainte Ruche eut un grand succès, que constatent les nombreuses éditions faites du vivant de l'auteur et encore après sa mort 1.

Strasbourg n'était pas seulement, au XVIe siècle, une ville savante, un asile ouvert aux théologiens et aux humanistes; c'était aussi le siège d'une bourgeoisie active et jalouse de son indépendance, et Fischart a retracé cet autre côté de la société de son temps dans un poème héroï-comique, qui a pour titre le Bateau fortune, un de ses meilleurs ouvrages. Ce qu'il nous montre ici, c'est la vie municipale, avec ses fêtes populaires, avec son déploiement de bien-être, avec ses vertus pratiques que déparent à peine quelques ridicules. Un tir avait été ordonné en 1576, et l'on y avait invité les habitants de quelques villes amies. Zurich envoya une députation, qui arriva par eau, en suivant la Limmat, l'Aar et le Rhin, dans l'espace d'un jour. Une telle rapidité, à cette époque, tenait du prodige. Les Zurichois avaient déjà fait le même chemin, et dans le même intervalle de temps, un siècle auparavant; et, pour prouver à leurs alliés que l'éloignement ne les empêcherait jamais de venir à leur secours, ils leur avaient apporté, toute chaude encore, une bouillie de millet qui avait été préparée au départ. Le poète confond, par des rapprochements ingénieux, les deux voyages. Il anime le sujet par des personnifications qui dénotent l'humaniste. A peine sortis des eaux de

1. Il est difficile de traduire exactement le titre d'un ouvrage quelconque de Fischart. Il est du nombre de ces auteurs qui veulent avoir de l'esprit jusque dans leurs titres, et son esprit consiste surtout en jeux de mots. Il faut s'en tenir à ce qui marque le contenu de l'ouvrage. La Vie de saint Dominique et de saint François (Von S. Dominici des Predigermünchs und S. Francisci Barfüssers artlichem Leben und grossen Greweln, etc.) parut en 1571. La Légende du petit chapeau (Die wunderlichst unerhörtest Legend und Beschreibung des abgeführten, quartirten, gevierten und viereckechten vierhörnigen Hütleins, etc.), publiée en 1580, est une imitation d'un poème français, le Blason du bonnet carré. La Sainte Ruche (Binenkorb des heyl. römischen Imenschwarms) fut d'abord imprimée en 1579. Une édition complète des œuvres de Fischart a été donnée par H. Kurtz, en trois volumes (Leipzig, 1866-1867).

l'Aar, les voyageurs invoquent le Rhin, qui annonce sa présence par le bruit de ses ondes. «Sois-nous propice, » s'écrient-ils, « viens<«< nous en aide, et pousse notre barque c'est nous qui cultivons « la vallée où tu fais ton lit. Conduis-nous à Strasbourg, qui est <«<l'ornement de tes rives, et devant lequel tu passes avec orgueil. » Le Rhin ne les seconde pas seulement par le mouvement de ses flots, mais il les encourage par des paroles. Les voilà aux portes de Bâle, plus heureux, dit le poète, que Xerxès qui enchaîna ridiculement l'Hellespont. Le soleil, jaloux de leur vitesse, leur darde de brûlants rayons; mais la chaleur qui les accable ne fait qu'augmenter leur entrain; et le soleil hâte sa course, de peur d'être devancé par les hardis navigateurs. Ils touchent à leur but, au moment où l'astre descend sous l'horizon. Fischart ne s'est pas contenté, malheureusement, de conduire les voyageurs au port; il a voulu les ramener dans leur patrie, et il a ajouté à son poème un dernier épisode, qui ne pouvait être qu'une redite1.

Fischart lisait les anciens, ses écrits le prouvent; mais il n'a pas su leur dérober le secret de la beauté littéraire. Il a de la verve et de la fécondité, mais l'art de la composition lui manque. Il disserte trop, il veut tout dire. Même ses petites pièces lyriques ou didactiques, ses psaumes, ses sentences, sont déparés par des longueurs, des négligences, des jeux de mots, des duretés de style. Ses qualités et ses défauts se retrouvent dans celui de ses ouvrages que les critiques allemands désignent d'ordinaire comme son chef-d'œuvre, dans sa traduction du premier livre de Gargantua. Fischart a-t-il réellement surpassé Rabelais? Le fait est que son Histoire des actions de Grandgoschier et de Gorgellantua est plus qu'une traduction; c'est une amplification, où une phrase du modèle devient l'occasion d'un long développement. Fischart se garde bien d'exercer, comme Rabelais, la sagacité du lecteur, de lui laisser chercher un enseignement sous le voile d'un récit léger. « Il vous convient, comme à des sages, » disait Rabelais dans son Prologue, « de briser l'os et de sucer la substantifique moëlle. » Dans la version allemande, l'os est tout brisé, mais la moëlle est répandue. Fischart ne traitait sans doute le roman français que comme un canevas sur lequel il brodait ses riches fantaisies.

1. Johann Fischarts, genannt Mentzer, Glückhaftes Schiff von Zürich, édition de K. Halling, Tubingue, 1828; avec une introduction d'Uhland.

Critique pénétrant, observateur profond, maniant habilement sa langue et disposant d'une vaste érudition, que n'a-t-il su joindre à tous ces mérites la qualité suprême de l'écrivain, le sentiment de l'art 1?

1. Le titre du Gargantua de Fischart s'accrut, d'une édition à l'autre, de quelques épithètes, qui étaient autant de jeux de mots. On peut suivre ces accroissements dans le tableau des différentes éditions, que donne Gædeke (Grundrisz, 2e éd.; 2 vol., Dresde, 1886; p. 495). Le titre définitif n'a pas moins de quin e lignes. La première impression est de 1575. Fischart avait déjà traduit la Pantagrueline Prognostication de Rabelais, sous le titre de la Grand-mère de toute pratique (Aller Practick Grossmutter). L'édition primitive de cet ouvrage, qui est de 1572, a été re roduite dans les Neudrucke deutscher Litteraturwerke (Halle, 1876).

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