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sont de fougueuses improvisations. Il se jouait de la versification. «Même quand je veux écrire en prose, » dit-il, << ma bouche est pleine de rimes. » Souvent il reprenait les sujets qu'il avait traités en chaire; un grand nombre de ses poésies ne sont que des sermons versifiés. Dans son principal ouvrage, qui a pour titre la Conjuration des Fous, il marche sur les traces de Brandt; mais il garde toute son originalité dans les détails. Les démons de l'avarice, de l'orgueil, de l'ambition, de la luxure sont tour à tour conjurés et exorcisés par lui. Le style a de la hardiesse et de l'éclat; il abonde en tours populaires; mais l'image est ordinairement triviale. La satire est mordante et haineuse; elle n'est pas tempérée, comme chez Brandt, par un fonds de bonhomie et de piété. Dans la Corporation des Drôles, Murner peint surtout les vices de la société bourgeoise. Dans la Prairie des Coucous, il s'attaque aux débauchés. Le cadre ne change guère; mais, à force de tourner dans le même cercle d'invectives, la satire dégénère et tombe dans la grossière insulte.

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Un poème dont le plan est plus ingénieux et qui offre un certain intérêt au point de vue des polémiques du temps, c'est le Grand Fou luthérien, conjuré par le Docteur Murner. Ce fou n'est pas Luther lui-même, mais la Réforme personnifiée. Une vignette placée en tête de la première édition le montrait étendu à terre. Un moine franciscain à tête de chat le tient sous son genou, et conjure les petits fous qu'il renferme dans son sein. Les uns sortent par la bouche ce sont les docteurs de la foi nouvelle. Les autres, les laïques qui convoitent les biens de l'Église, sont logés dans les deux poches. Mais les amis du Fou s'assemblent de tous les points de l'horizon; ils forment une nombreuse armée, qui assiège la citadelle de l'Église. Les mots : Vérité, Liberté, Évangile, sont inscrits sur leurs bannières. Ils sont placés sous les ordres de Luther, tandis que Murner commande dans la forteresse. Un premier assaut ayant été repoussé, les assiégeants demandent la paix, et Luther gagne son adversaire en lui offrant sa fille en mariage. Mais Murner découvre bientôt que la fiancée est galeuse, et il la renvoie ignominieusement. Toute la fin du poème est d'une trivialité repoussante. La fille de Luther, c'était sans doute la science théologique créée par lui. Murner oubliait qu'il avait lui

1. C'est le chat Murmann ou Murner: un jeu de mots dont, à ce qu'il paraît, les adversaires de Murner s'étaient les premiers rendus coupables.

même, par ses attaques contre la discipline de l'Église et même contre la doctrine, donné des gages au parti de la Réforme. Mais, de quelque côté qu'il se rangeât, l'unique mobile qui le dirigeait était un besoin de combattre, plutôt que l'amour de la justice et de la vérité 1.

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Quelques escarmouches précédèrent la grande lutte qui allait diviser l'Allemagne et l'Europe. On continuait de se battre dans les écoles au nom du nominalisme et du réalisme; on opposait l'autorité de Platon à celle d'Aristote, les classiques anciens aux docteurs du moyen âge. On discuta bientôt avec passion l'utilité des livres hébreux. Il semble que, des deux côtés, on ait voulu essayer ses forces avant d'en venir aux mains, ou qu'on ait tenté de résoudre en détail et de tourner la question terrible qui obsé dait les esprits, n'osant l'aborder de face.

L'inquisiteur Hoogstraten, soutenu par l'université de Cologne, une des dernières citadelles de la scolastique, avait demandé, en 1510, la destruction de tous les ouvrages écrits en langue hébraïque et contraires à la foi chrétienne. Le conseil de l'empereur, saisi de la proposition, consulta Reuchlin, l'hébraïsant le plus distingué du siècle, lequel fut d'avis qu'il fallait abandonner à l'inquisition les livres de magie, mais excepter de l'anathème les inappréciables documents de la science rabbinique. Reuchlin avait espéré, sans doute, par une solution moyenne, contenter les théologiens de Cologne, sans soulever l'indignation des humanistes. Il n'en fut pas moins l'objet des attaques les plus violentes. Hoogstraten l'accusa d'hérésie; il répondit par un vigoureux pamphlet, et l'affaire fut déférée à Rome. Toute l'Allemagne était

1. Éditions. La Conjuration des Fous (Die Narrenbeschwörung) et la Corporation des Drôles (Die Schelmenzunft) furent publiées d'abord en 1512, la première à Strasbourg, la seconde à Francfort. La Narrenbeschwörung a été republiée par Godeke (Leipzig, 1879); la Schelmenzunft, en reproduction photolithographique, par W. Scherer (Berlin, 1881). - La Prairie des Coucous (Die Geuchmatt) parut à Bâle Une des poésies les plus grotesques de Murner est la Cure Spirituelle (Die Geistliche Badefahrt, Strasbourg, 1514), où la régénération de l'âme est présentée comme le résultat d'un bain symbolique; le baigneur est Jésus-Christ.

en 1519.

Le poème du Fou luthérien (Von dem grossen lutherischen Narren wie ihn Doctor Murner beschworen hat) parut d'abord à Strasbourg, en 1522. Éd. moderne de Kurtz; Zurich, 1818. Murner publia en outre beaucoup d'ouvrages de polémique en prose, allemands et latins.

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attentive au débat. Hoogstraten était soutenu par la plupart des universités, par les ordres monastiques, et par tous les adversaires de la Renaissance, qui étaient aussi ceux de la Réforme. Reuchlin avait pour lui une partie de la noblesse, un certain nombre de villes, et toute l'école des humanistes.

La décision de la cour de Rome était en suspens, lorsque parurent, en 1514, sous le titre de Epistolæ obscurorum virorum, des lettres anonymes, qui, feignant avec une malicieuse bonhomie de prendre la défense des facultés (comme le bon père jésuite des Provinciales justifie la morale d'Escobar et de Sanchez), déversaient le ridicule sur les prétentions des théologiens. Ces lettres inauguraient un nouveau genre de polémique, dans un pays où l'invective avait eu jusque-là plus de pouvoir que la fine ironie. On les attribua un moment à Érasme, qui avait applaudi au courage de Reuchlin; mais on en connut bientôt les vrais auteurs. C'étaient surtout deux hommes fort différents de caractère et de talent : l'un, Crotus Rubianus, aussi original que savant, pénétré de l'esprit d'Aristophane et de Lucien, qui vengeait peut-être son ami Rhagius récemment expulsé de l'université de Cologne, et qui avait lui-même quitté cette ville pour se rendre à Erfurt; l'autre, Ulric de Hutten, encore jeune, mais dont la plume était déjà redoutée, et que sa nature fougueuse entraînait dans toutes les luttes de son temps1.

Né le 21 avril 1488, au manoir de Steckelberg en Franconie, et destiné par son père à l'état monastique, Ulric de Hutten s'était échappé à seize ans de l'abbaye de Fulda. Dans les villes universitaires où il s'était arrêté, à Cologne, à Erfurt, à Francfort-surl'Oder, à Rostock, à Wittemberg, à Vienne, il avait noué des relations avec les promoteurs de la Renaissance allemande. Il avait rapporté de ses deux voyages en Italie une grande admiration pour l'antiquité, mais aussi une profonde antipathie pour le caractère italien et pour toutes les influences qui venaient de Rome 2. Il trouvait son idéal réalisé dans le passé. Revenir à tout ce qui était

1. La première idée des Epistolæ appartient à Crotus Rubianus; c'est lui qui rédigea les premières lettres, les plus comiques, les plus spirituelles. Dans les dernières, qui sont surtout l'œuvre de Hutten, la satire est plus acerbe et la discussion est parfois très sérieuse. Voir les deux volumes supplémentaires de l'édition des œuvres complètes d'Ulric de Hutten, publiée par Boecking (Leipzig, 1859-1870) et l'excellente biographie de Hutten par David-Frédéric Strauss. 2. Il disait, à la fin d'un distique, avec un jeu de mots intraduisible :

Mobilis Italia est, nobilis ante fuit.

primitif et simple, débarrasser la religion des obscurités du dogme, la science de l'aridité des formules, la politique et le droit des ambages de la jurisprudence, tel était son système. Il aurait voulu remonter à la vieille coutume germanique; il rêvait un pur christianisme, qu'on puiserait dans les plus anciens documents écrits. Il ne croyait pas pouvoir trouver sa place dans le monde où il vivait, et il a spirituellement proclamé son indépendance dans un poème qui a pour titre Personne, et qu'on pourrait appeler la confession d'un déclassé1. Deux castes, dit-il dans une lettre adressée à Crotus et qui est comme la préface de son poème, deux castes, celle des jurisconsultes et celle des théologiens, revendiquent la possession exclusive du savoir humain. A elles deux, elles oppriment la religion et le droit sous le fatras des commentaires. Quant à lui, conclut-il, il aime mieux savoir que de passer pour savant, et il consent volontiers à n'être rien pour garder sa liberté.

L'émotion causée par les Epistolæ obscurorum virorum durait encore, quand Luther prêcha contre le commerce des indulgences. Ulric de Hutten ne daigna pas d'abord faire attention à ce qu'il appelait une querelle de moines; il leur souhaita seulement « de s'entre-dévorer ». Mais quand il vit le débat se généraliser, s'élever, il soutint le réformateur de toutes ses forces. La lutte, en effet, changeait de caractère. Elle avait commencé dans les écoles : elle se continuait dans les églises, sur les places publiques; elle allait se porter bientôt dans la conscience de chacun. La nation entière était prise pour juge, et le vieil adage, Vox populi, vox Dei, était invoqué de nouveau, comme dans les grandes révolutions de l'esprit humain. Jusqu'ici, disait Hutten dans sa Complainte à tous les États de nation allemande 2, il s'était servi de la langue latine, pour avertir les chefs de l'Église en particulier, sans mettre le commun du peuple dans le secret; mais enfin le moment était venu de faire participer au combat les savants et les non savants. Il traduisit d'abord quelques-uns de ses dialogues. Dans les Spectateurs, il fait décrire les préparatifs de la diète d'Augsbourg par le Soleil et par son fils Phaéton, qui assistent du haut du ciel à la comédie humaine; il montre les princes et les ecclésiastiques dans leurs hôtelleries, les uns mangeant et

1. Nemo, Erfurt, 1512.

3. Ein Clagschrift an alle stend deutscher nation, 1520.

buvant avec excès, les autres délibérant en tumulte, et le cardinal Cajétan parlant de mettre le soleil en interdit. Le premier dialogue sur la Fièvre est encore dirigé contre Cajétan. La Seconde Fièvre est une peinture des débordements où le célibat jette une partie du clergé1. Mais le plus hardi, sinon le mieux écrit des pamphlets de Hutten, est un poème qui a pour titre Plainte et avertissement contre le pouvoir excessif et antichrétien du pape romain. Il se termine par ces mots, qui sont comme une sommation adressée à la nation allemande : « Détruisons le mensonge, «< afin que la vérité luise sur le monde! La vérité a été obscurcie « et étouffée. Que Dieu protège celui qui me suivra au combat,

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qu'il soit chevalier, comte, gentilhomme ou bourgeois! Car le bourgeois aussi est opprimé dans sa ville. J'espère que mon appel sera entendu, et que le nombre des combattants sera grand. En avant! Dieu est avec nous. Qui voudrait rester en << arrière? Je l'ai osé : c'est ma devise 2. »

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Les ouvrages allemands d'Ulric de Hutten n'ont pas la facilité élégante et distinguée de ses poésies latines. La langue allemande se vengea sur lui des dédains qu'il avait eus longtemps pour elle; il ne put jamais la manier avec aisance. On voit qu'il n'est plus maître de son discours; il cherche l'expression juste, et ne la trouve souvent qu'au bout d'une longue phrase; il tourne et retourne un sujet sans l'épuiser, et se perd en développements oiseux. Bref, la parole ne suit plus la pensée, et l'inspiration se refroidit par l'effort du style. Néanmoins la passion anti-romaine d'Ulrich de Hutten était partagée par un trop grand nombre d'Allemands pour que ses pamphlets n'eussent pas un retentissement considérable. Rome le traita bientôt comme un ennemi de prédilection. Il demeura quelque temps au château d'Ebernburg, appartenant à son ami François de Sickingen, et où Gaspard Aquila, Martin Bucer, Jean Ecolampade, Jean Schwebel et d'autres adhérents de la Réforme trouvèrent successivement un asile. Ensuite il quitta l'Allemagne; il vint à Bâle, où Érasme le reçut froidement, se réfugia au couvent des Augustins de Mulhouse, mais fut obligé de s'éloigner dans la nuit, et mourut enfin dans une île du lac de Zurich, en 1523, à l'âge de trente-cinq ans. Le simple monument qu'un chevalier de la

1. Gespräch büchlin herr Ulrichs von Hutten, 1521.

2. Clag und vormanung gegen dem übermässigen unchristlichen gewalt des Bapsts zu Rom, 1520.

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