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goût de l'autre côté des Alpes, que l'on confondait dans une même admiration l'Italie ancienne et moderne. Nicolas de Wyle, non content d'offrir aux jeunes écrivains de son temps des modèles étrangers, voulut rompre la langue aux tours variés de la période latine, et son style en devint raide et obscur. Son contemporain Albert d'Eyb, chanoine de Bamberg et plus tard archidiacre de Wurzbourg, garda plus de mesure dans l'imitation; il sut parler un langage clair et non dépourvu d'élégance. Dans son Miroir des mœurs, il mit à contribution les Pères de l'Église, les classiques latins et les conteurs italiens. Son traité sur le mariage est surtont intéressant par les nouvelles qu'il y inséra1. Nicolas de Wyle n'était qu'un traducteur; Albert d'Eyb est un compilateur, qui a parfois des rapprochements ingénieux; mais, pour trouver enfin une réelle originalité, il faut arriver aux orateurs sacrés et aux philosophes mystiques, qui sont les vrais prosateurs de ce temps.

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Les frères prêcheurs peuvent être considérés comme les créateurs de l'éloquence sacrée en Allemagne. Sortis pour la plupart de la classe populaire, ils s'exprimaient avec plus de force et de naturel que les prédicateurs formés dans les écoles savantes. Ils parlaient même un langage plus correct et plus pur, moins imprégné de formes latines, moins chargé de mots étrangers. L'austérité de leur vie, la confiance qu'ils inspiraient, ajoutaient à la puissance de leur parole: c'étaient des maîtres vénérés en même temps que des guides bienveillants, d'autant plus écoutés qu'ils donnaient l'exemple des vertus qu'ils prêchaient.

Deux moines franciscains se firent une grande réputation d'éloquence dans la seconde moitié du XIe siècle : ce sont les frères David et Berthold. On croit qu'ils étaient originaires de Ratisbonne. Le premier s'appelle ordinairement David d'Augsbourg, d'après la ville où il exerça le plus longtemps son activité. Ceux

1. Le Miroir des mœurs (Spiegel der Sitten) fut imprimé à Augsbourg en 1511. Le Traité du mariage (Ob eim manne sey zu nemen ein elich weib oder nit) eut de nombreuses éditions; la plus ancienne est de 1172. Albert d'Eyb fit une traduction des Ménechmes et des Bacchis de Plaute, qui fut imprimée à Augsbourg en 1511. A consulter: Max Herrmann, Albrecht von Eyb und die Frühzeit des deutscen Humanismus, Berlin, 1893.

de ses discours qui ont été conservés se distinguent par un style facile et agréable, parfois animé d'un souffle poétique. Frère David était aussi estimé pour son enseignement privé que pour ses prédications publiques. C'est sans doute pour ses disciples qu'il écrivit ses ouvrages didactiques, latins et allemands. Lorsqu'il se vit dépassé par l'un d'eux, frère Berthold, il n'en conçut aucune jalousie. Non seulement il reconnut la supériorité de son jeune confrère, mais il le suivit à son tour comme un disciple, et se fit gloire de le seconder et de le servir.

Les discours de Berthold ont été sans doute recueillis par ceux de ses auditeurs qui tenaient à lui par un lien plus intime, peut-être par David lui-même. En un sens, on peut déjà considérer Berthold comme un précurseur de la Réforme, car il s'éleFait contre la vente des indulgences et contre l'abus des pèlerinages. « Beaucoup de ceux qui vont à Saint-Jacques, » dit-il, «n'y vont point pour le salut de leurs âmes. Les uns engagent leurs biens, et laissent leurs femmes et leurs enfants dans la pauvreté; * les autres ne songent qu'à soigner leur corps pendant le voyage, * et ne sont occupés au retour qu'à raconter les merveilles dont ils « ont été témoins. Et qu'ont-ils donc vu? La tête de saint Jacques, « c'est-à-dire un crâne mort. La meilleure partie du saint est au ciel. » Le procédé habituel de Berthold consiste à prendre une image dans la nature ou dans la vie et à y attacher un enseignement moral. Veut-il montrer, par exemple, la vanité des richesses, il dépeint à ses auditeurs un cavalier passant au galop devant une boutique où sont étalées toutes sortes de marchandises : « Il ne peut jeter qu'un regard sur ces trésors; en un clin d'œil tout a disparu ainsi ont passé devant toi les richesses que tu payeras par une pauvreté éternelle. » Ailleurs il veut insister sur cette idée, que la parole humaine est impuissante à rendre la beauté du ciel où sont appelés les élus, et voici comment il s'exprime : « Tout ce qu'on en pourrait dire serait pareil à ce qu'un enfant « encore caché dans le sein de sa mère pourrait révéler de la # magnificence de ce monde, de l'éclat du soleil et des astres, des « couleurs variées qui ornent les plantes et les minéraux, de leur « saveur et de leurs vertus secrètes, des vêtements d'or et de soie « dont se couvrent les hommes, des sons harmonieux qui retentissent du gosier des oiseaux et des cordes de la harpe, enfin de toutes les splendeurs que le monde possède. Autant tout cela « est étranger à un enfant qui n'a encore rien vu, rien senti, qui

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«< n'a éprouvé ni plaisir ni douleur, autant il nous est difficile de << parler des joies ineffables du ciel et de la face rayonnante du << Dieu vivant. » Le succès de frère Berthold était si grand, que les églises ne pouvaient contenir la foule qui se pressait pour l'entendre. Il prêchait le plus souvent sur les places publiques ou dans les campagnes. Ses disciples à divers titres, les hommes qu'il corrigeait par l'autorité de sa parole et de son exemple, les prêtres qui se formaient auprès de lui pour la prédication, le suivaient dans ses voyages à travers la Bavière, l'Autriche, la Bohême. On lui attribuait le don de prophétie, et les chroniqueurs racontèrent plus tard que des miracles s'étaient opérés sur sa tombe, dans le couvent des Frères mineurs, à Ratisbonne 1.

La prose allemande avait pris, dans la bouche des orateurs franciscains, de l'aisance et de la vivacité : des théologiens mystiques, appartenant à un ordre rival, lui donnèrent plus de vigueur et d'éclat, en l'appliquant aux recherches métaphysiques. C'étaient des esprits sincères, qui se sentaient repoussés par la sécheresse de l'enseignement scolastique, et qui voulaient y substituer une doctrine plus large et plus féconde. Le principe fondamental de leur philosophie était l'union de l'âme avec Dieu. Leurs nombreux disciples étaient répandus dans les maisons dominicaines le long du Rhin; leur centre était à Cologne. Ils avaient des rapports avec la secte des Amis de Dieu, fondée par Nicolas de Bâle. Nous n'avons point ici à considérer leur influence sur la philosophie du moyen âge ce furent eux surtout qui amenèrent la ruine de la scolastique allemande. Mais ils mirent aussi leur empreinte sur la langue. Ils remplacèrent les formules latines, où la pensée philosophique avait été emprisonnée jusqu'alors, par des vocables allemands, que l'usage admit peu à peu, et qui furent définitivement consacrés par les écrivains de la Réforme.

Le fondateur de l'école, Henri Eckhart, que l'admiration de ses contemporains a fait nommer maître Eckhart, vécut dans la seconde moitié du XIe siècle et au commencement du xive; il était sans doute originaire de l'Alsace. Il fit de longs voyages en

1. Éditions. Un choix des prédicateurs allemands du moyen âge a été publié par Leyser (Deutsche Prediger des XIII. und XIV. Jahrhunderts, Quedlinburg et Leipzig, 1838) et par Roth (Deutsche Predigten des XII. und XIII. Jahrhunderts, Quedlinburg et Leipzig, 1839). Le principal manuscrit des sermons de Berthold se trouve à Heidelberg; il a été publié en 2 vol., le 1er par Pfeiffer, le 2 par (Strobl Vienne, 1802 et 1880).

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France, en Italie, en Allemagne, et s'éleva aux plus hautes dignités de son ordre. Il enseigna avec un grand succès à Strasbourg et à Cologne. Tandis que ses disciples rédigeaient ses sermons et recueillaient ses Maximes, l'Église le surveillait avec un soin jaloux. L'archevêque de Cologne l'accusa d'hétérodoxie, et le pape Jean XXII condamna quelques-unes de ses propositions. Mais Eckhart mourut avant que la bulle papale ne fût connue en Allemagne. Il avait déclaré, dans un de ses derniers sermons, qu'il n'avait jamais eu le dessein de publier des doctrines nouvelles, et qu'il rétractait tout ce qui, dans ses discours ou dans ses écrits, pouvait être contraire aux enseignements de l'Église 1.

Un trait de la vie de Jean Tauler, le plus illustre des disciples d'Eckhart, montre bien l'esprit qui animait l'école. Né probablement à Strasbourg vers 1290, et ayant fait ses études à Paris, il était venu, lui aussi, visiter le grand établissement des dominicains à Cologne. Il passait déjà pour un des premiers orateurs de la ville, lorsqu'un jour (c'est lui-même qui nous raconte ce fait dans une préface) il fut abordé dans la rue par un laïque qu'il ne nomme point, mais que l'on suppose être Nicolas de Bâle, et qui lui dit que ses sermons ne laisseraient aucune trace durable, parce qu'il était plus préoccupé de lui-même que de ses auditeurs. Tauler fut tellement frappé de cette remarque, qu'il cessa pendant deux ans de monter en chaire. Lorsqu'il reparut devant ses auditeurs, il avait changé de méthode : il n'enseignait plus que ce qu'il appelle la simple vérité. Tauler mourut à Strasbourg, en 1361. Dans sa jeunesse, il n'avait fait que se pénétrer des idées de son maître; plus tard, il essaya de corriger le mysticisme de l'école et de lui donner un caractère plus pratique. Son Imitation de la vie pauvre du Christ rappelle un livre célèbre du moyen age; cependant l'analogie n'est pas aussi complète que pourrait le faire croire la ressemblance du titre. Tauler ne s'arrête pas dans la vie contemplative, comme l'Imitation de JésusChrist; il exige seulement que l'esprit du christianisme pénètre toutes les actions et toutes les pensées de l'homme 2.

1. A consulter, sur maître Eckhart et sur le mysticisme allemand au moyen âge Pfeiffer, Deutsche Mystiker des XIV. Jahrhunderts, Leipzig, 1815-1857; et Ch. Schmidt, Essai sur les mystiques du XIVe siècle, Strasbourg, 1836.

2. Tauler a plus occupé la critique française que les autres philosophes de cette école. Ses Institutions divines ont été traduites dans le Panthéon littéraire (Paris, 1835), ses Sermons dans la Bibliothèque dominicaine (Paris, 1855). Les sermons de Tauler ont été souvent réimprimés, depuis la première édition, qui parut à

Un contemporain de Tauler, et qui avait reçu comme lui les leçons d'Eckhart, Henri Suso, prit décidément le rôle d'un directeur d'âmes. Il entretenait une correspondance active avec les Amis de Dieu, et il avait des disciples dans tous les couvents dominicains d'hommes et de femmes de l'Allemagne méridionale et de la Suisse. Ses lettres spirituelles ont été recueillies par une religieuse de Thass, près de Winterthur, en Suisse 1. Ses traités ont la forme de dialogues. Dans l'un d'eux, il établit un colloque entre lui-même et la Sagesse éternelle personnifiée dans le Christ; il aimait à s'appeler le Disciple de la Sagesse éternelle. Il mourut en 1366, à Munich, où l'on montre encore sa cellule; et, bien que ses opinions eussent été censurées par l'Église, il fut longtemps vénéré comme un saint.

L'école des mystiques allemands se prolonge, avec Henri de Nordlingue, Nicolas de Strasbourg, Otton de Passau, à travers tout le xive siècle. Elle se relie à la Réforme par ce livre anonyme connu sous le nom de Theologie allemande, auquel Luther donna une notoriété nouvelle 2.

Au xve siècle, l'éloquence religieuse retomba dans les subtilités d'où Eckhart et Tauler avaient essayé de la tirer. Le théologien le plus célèbre de ce temps est Jean Geiler de Kaisersberg. Né à Schaffhouse, en 1445, orphelin de bonne heure et recueilli par son grand-père, il garda le nom de la ville où il fut élevé. Il exerça d'abord son ministère à Fribourg en Brisgau, et ensuite à Strasbourg, où il mourut en 1510. Il ne publia lui-même aucun de ses discours; ses élèves les firent paraître successivement, soit en

Leipzig, en 1498. A consulter Ch. Schmidt, Johannes Tauler von Strassburg, Strasbourg, 1811; et H. S. Denifle, Taulers Bekehrung kritisch untersucht, Strasbourg, 1879.

1. Elle s'appelait Élisabeth Stæglin; c'est elle qui rédigea primitivement la Vie de Suso racontée par lui-même, d'après les communications qu'elle avait reçues de lui; il l'appelait sa fille spirituelle. On a longtemps attribué à Suso le Livre des Neuf Rochers, dont l'auteur est un laïque nommé Rulmann Merswin, fondateur de la maison des Johannites à Strasbourg (Voir la monographie de Schmidt sur Tauler, p. 180). Les rochers sont les obstacles que l'âme rencontre lorsqu'elle veut s'élever à Dieu. -Les écrits de Suso ont été publiés, sous une forme rajeunie, par Diepenbrock (Heinrich Suso's genannt Amandus Leben und Schriften, 2e éd., Ratisbonne, 1837), et par H. S. Denifle (Die Schriften des seligen Heinrich Seuse nach den ältesten Handschriften in jetziger Schriftsprache, Munich, 1880).

2. Henri de Nordlingue et Nicolas de Strasbourg étaient dominicains; Otton de Passau était lecteur du couvent des Franciscains de Bâle. Une partie du Livre de la Théologie allemande fut imprimée en 1516, avec une préface de Luther; une édition complète parut en 1518, à Wittemberg. Édition moderne de Pfeiffer, Stuttgart, 1855.

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