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TROISIÈME PÉRIODE

LA LITTÉRATURE DU MOYEN AGE

SOUS L'INFLUENCE DE LA BOURGEOISIE

DEPUIS LE GRAND INTERREGNE

JUSQU'A L'AVÉNEMENT DE LA MAISON D'AUTRICHE (1254-1493)

CHAPITRE PREMIER

LA BOURGEOISIE DANS LA LITTÉRATURE

Influence croissante de la bourgeoisie. La poésie se transporte des manoirs féodaux dans l'enceinte des villes. Caractère de la poésie nouvelle.

La noblesse allemande, déjà décimée par les croisades, se ruina pendant le grand interrègne. Les empereurs, qui se succédèrent rapidement depuis la chute des Hohenstaufen jusqu'à l'avénement des Habsbourg, gouvernèrent à peine. Ils dépendaient de leurs vassaux, plutôt qu'ils ne leur commandaient. L'absence de toute autorité reconnue laissa le champ libre aux entreprises privées; toutes les rivalités, toutes les convoitises se heurtèrent, et la noblesse retomba dans l'état de barbarie où elle avait vécu pendant les premiers siècles du moyen âge. L'ancienne loyauté disparut, et, avec elle, les sentiments généreux qui avaient fait l'âme de la poésie chevaleresque.

Dans les guerres de surprise que les seigneurs se faisaient entre eux, les richesses des villes servaient tour à tour à satisfaire la cupidité du vainqueur ou les rancunes du vaincu. Le chevalier gardait toujours son épée; et quand son domaine était envahi, il vivait de rapine. Mais le bourgeois était la proie du premier venu; comme il n'avait aucune place dans la hiérarchie sociale, il pou

vait disparaître sans que personne songeât seulement à le venger. Exposés à tous les hasards d'une guerre incessante, les habitants des villes s'armèrent enfin pour leur propre défense. Ils obtinrent des souverains et des grands vassaux certaines franchises, en échange de l'appui qu'ils leur prêtaient contre une noblesse turbulente. Ils constituèrent un ordre nouveau, qui prit bientôt dans la littérature l'importance qu'il avait acquise dans l'État.

A la fin de l'interrègne, beaucoup de châteaux étaient en ruines, et ceux que le pillage avait épargnés n'offraient plus au chanteur la même hospitalité qu'autrefois. Les réunions brillantes devant lesquelles se débitaient les poèmes d'aventure étaient dispersées. Ce qu'on appelait du nom de courtoisie, dans la littérature comme dans les mœurs, était perdu sans retour. La poésie dut chercher d'autres asiles : elle suivit le mouvement de la vie nationale; elle passa de la cour des seigneurs dans l'enceinte des villes. Le chanteur, ne pouvant plus frapper à la porte des manoirs, entra chez le bourgeois riche, ou il se fit entendre, comme aux temps héroïques, devant les assemblées populaires. Une littérature nouvelle se forma, moins hardie, moins originale que celle de l'âge précédent, mais plus simple, plus intime, pour ainsi dire, et plus en rapport avec la vie.

Cette littérature se prolonge jusqu'à la fin du moyen âge; nous allons la suivre dans ses diverses manifestations. Les anciennes légendes héroïques continuèrent à se transmettre, dans des rédactions plus ou moins altérées. Quant à la poésie chevaleresque proprement dite, elle se perdit dans des conceptions de plus en plus chimériques. La poésie lyrique, un instant désorientée, reprit son essor. Des ouvrages intéressants se produisirent dans le genre didactique et satirique. Le drame naquit des Jeux de la Passion et des Jeux de Carnaval. Enfin la prose prit de l'importance dans une société qui, ayant ses propres intérêts à débattre, était portée au raisonnement et à la critique.

CHAPITRE II

DERNIÈRES RAMIFICATIONS DE LA POÉSIE

HÉROÏQUE

Genre d'intérêt qui s'attache aux derniers poèmes héroïques. 1. Sifrit l'Encorné; sa place dans l'ensemble de la légende épique. - 2. Poèmes du cycle légendaire des Goths; la Bataille de Ravenne; le Jardin des Roses. 3. Poèmes inspirés par la croisade; le Roi Rother; Hugdietrich et Wolfdietrich; Orendel; Salomon et Morolt.

La poésie héroïque, ce legs de l'ancienne Germanie, se maintenait encore, grâce aux souvenirs glorieux qu'elle consacrait; il est vrai qu'elle s'altérait, se dénaturait de plus en plus. Elle avait suivi d'âge en âge tous les changements du goût et des mœurs. Chaque siècle y avait mis son empreinte plus ou moins forte, selon la puissance de son génie inventif. La société chevaleresque y avait porté l'esprit d'aventure et de galanterie; la société bourgeoise qui suivit, moins homogène, moins originale au fond, n’y laissa qu'une faible trace. Rien ne distingue les poèmes héroïques du XIVe siècle de ceux qui les avaient précédés, si ce n'est peutêtre un style plus dur, la trivialité de certains détails, et parfois un tour humoristique qui atteste l'incrédulité de l'auteur vis-à-vis de son propre récit. Ce ne sont, pour la plupart, que des remaniements de textes plus anciens, d'utiles copies qui, en l'absence des originaux, peuvent servir à reconstituer l'ensemble d'un cycle légendaire.

1. « SIFRIT L'ENCORNÉ ».

Tel est, par exemple, le genre d'intérêt qui s'attache à Sifrit l'Encorné1, ou l'invulnérable, un petit poème qui nous a été con

1. Hürnen Seyfried, dans le Livre des Héros de Von der Hagen et Primisser, deuxième partie. Nouvelle édition, par Golther, Halle, 1899.

servé dans des éditions imprimées du xvie siècle, mais qui a dû être écrit longtemps auparavant. Dans les Nibelungen, Sifrit obtient la main de Krimhilt par les services chevaleresques qu'il rend au roi Gunther. D'après une autre tradition, qui remonte jusqu'aux temps païens, Krimhilt est la récompense d'une victoire que Sifrit a remportée sur un dragon. Le dragon, symbole mythique, représente la nuit qui enveloppe la terre de ses replis sombres, l'hiver qui tient la nature captive et la frappe de stérilité, en un mot, tout ce qui, dans l'univers visible, répond à l'idée du mal. Sifrit est le dieu bienfaisant qui s'annonce dans les premiers rayons de l'aurore, et qui donne la fécondité à chaque printemps nouveau. Il est remarquable que la vieille légende, consignée dans les Eddas 1, inconnue dans les Nibelungen, reparaisse tout à coup dans une sorte de conte rimé au déclin du moyen âge. Il est vrai que le symbole qu'elle renfermait à l'origine est bien obscurci. Le dragon est devenu un chevalier, à qui une fée maligne a jeté un sort, et qui, après un délai fixé, doit reprendre forme humaine. Il tient Krimhilt enfermée au fond d'une caverne, tout en la traitant avec les égards dus à une châtelaine prisonnière. Le vainqueur la ramène à Worms, et l'auteur inconnu renvoie, pour la suite, à un ouvrage qu'il appelle les Noces de Sifrit, et qui formait sans doute la première partie des Nibelungen. La plupart des petits poèmes qui, comme Sifrit l'Encorné, se rangent autour de la grande épopée, mériteraient à peine d'être cités, si l'on ne tenait compte que de leur valeur littéraire. Ils tirent leur intérêt des sujets qu'ils nous ont conservés; ils montrent la tradition épique dans sa complexité féconde, se développant en plusieurs séries de fictions parallèles et souvent contradictoires.

2. POÈMES DU CYCLE LÉGENDAIRE DES GOTHS.

Le héros qui, à côté de Sifrit, semble avoir été le plus populaire dans la dernière période du moyen âge, c'est le roi des Goths Théodoric, appelé Théodoric de Vérone (Dietrich von Bern), en souvenir de la victoire qu'il remporta sur Odoacre devant les murs de cette ville. Cette victoire ne suffit pas pour lui assurer la possession de l'Italie, et il fut tenu en échec jusqu'au jour où les renforts qu'il reçut des Visigoths lui permirent de reprendre 1. Voir le Chant de Sigrdrifa.

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