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pour la dénouer 1. Un autre de ses drames, Agnès Jordan (1898), n'est qu'un roman dialogué. Il s'étend sur un espace de trente ans; le premier acte se passe en 1865, le second en 1873, le troisième et le quatrième en 1882, le cinquième en 1896. Gustave et Agnès Jordan se marient au premier acte, ont un enfant au second, deux au troisième, et l'aîné des enfants, né avec un tempérament chétif et qu'on s'attendait à voir mourir du troisième au quatrième acte, épouse, au cinquième, sa cousine, qu'on avait à peine entrevue auparavant. On a besoin de nous faire connaître au commencement de chaque acte l'âge des personnages; l'un d'eux porte une perruque noire au premier, une perruque blanche au quatrième. Agnès Jordan est une nature sérieuse et fine, à laquelle il ne manque que la personnalité; son mari est un fat, égoïste et vulgaire. Un seul fait bien développé aurait suffi pour marquer l'opposition des caractères. La multiplicité des incidents nuit à l'effet dramatique; c'est de la lumière diffuse, qu'il aurait fallu concentrer en un foyer. Hirschfeld a le défaut de l'école à laquelle il appartient. Ce qui manque à cette école, ce n'est pas le talent, c'est le sentiment de certaines lois inhérentes à toute poésie dramatique, fondées dans la nature humaine, que tous les grands critiques, depuis Aristote jusqu'à Lessing, ont reconnues, et que tous les grands poètes, Molière aussi bien que Shakespeare, ont sanctionnées par leur exemple.

1. Zu Hause, 1893; Die Mütter, 1896. George Hirschfeld est né à Berlin, en 1875.

CHAPITRE V

LA LITTÉRATURE DU NOUVEL EMPIRE

L'HISTOIRE ET LA PHILOSOPHIE

1. Treitschke; son Histoire d'Allemagne; ses partis pris. — 2. Nietzsche. Ses rapports avec Schopenhauer. Ses études philologiques; la Naissance de la tragédie. La morale de Nietzsche; la théorie du surhomme. - 3. Conclusion.

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Les historiens de la génération précédente, s'ils n'étaient pas toujours impartiaux, cherchaient du moins à l'être. Pour Treitschke, l'impartialité est impossible en elle-même; elle est presque un défaut. « On ne comprend que ce qu'on aime, » dit-il dans la préface du dernier volume de son histoire. Le malheur est que, du moment que l'on aime ou que l'on hait — on n'éprouve plus le besoin de comprendre. A quoi bon s'éclairer, s'informer, quand on est tout convaincu? Un autre inconvénient, c'est que, quand on hait, on ne mesure plus la valeur de ses expressions. Que dire, par exemple, de ce jugement sur l'exilé de Sainte-Hélène? « Cette vie titanique eut une fin digne d'un larron. Il occupa « ses dernières années à d'ignobles querelles, et fit son métier <«< de répandre de monstrueux mensonges. Il déchira de ses << propres mains le voile qui couvrait l'énorme vulgarité du géant << dont le pied s'était posé insolemment sur la nuque de l'uni« vers 1. » Un tel langage serait de mauvais goût, même dans un

1. « Dies titanische Leben nahm ein gaunerhaftes Ende. Mit wüstem Gezänk und « der gewerbsmässigen Verbreitung ungeheuerlicher Lügen füllte er seine letzten « Jahre aus; er selber riss den Schleier hinweg von der bodenlosen Gemeinheit « des Riesengeistes, der sich einst erdreistet hatte der Welt den Fuss auf den Nacken zu setzen. » (Deutsche Geschichte im XIX. Jahrhundert, 5 vol., Leipzig, 1879-1894; au 1er vol., p. 766.

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pamphlet. Jeune encore, et avant d'avoir commencé son Histoire d'Allemagne, Treitschke disait, dans une lettre à son père : « Les «< grands historiens ont toujours manifesté ouvertement leurs préférences; Thucydide est un Athénien, Tacite est un aristo«< crate 1. » Il oubliait que, chez Tacite et Thucydide, le patriotisme et même l'esprit de parti s'ennoblissaient d'un sentiment d'équité et de sympathie humaine, qui seul fait le grand historien. Henri de Treitschke est né à Dresde, en 1834; son père était commandant de la forteresse de Koenigstein, et tout dévoué à la maison royale de Saxe. Lui, au contraire, si l'on en croit son récent biographe, se fit de bonne heure un programme politique où les principautés allemandes, grandes ou petites, étaient impitoyablement fondues dans l'unité nationale. Il était encore au gymnase de Dresde, lorsqu'il prononça, dit-on, dans une séance publique, un discours où ce programme était déjà contenu en germe. Il fit plus tard son tour universitaire, visita Bonn. Leipzig, Tubingue, Heidelberg. Un petit volume de chants patriotiques, qu'il publia en 1856, est écrit dans le ton légèrement déclamatoire de Théodore Korner 2. Il débuta dans le professorat par un cours privé à l'université de Leipzig, sur différents sujets de politique et d'histoire. Il passa ensuite une dizaine d'années, toujours enseignant et agissant, à Fribourg-en-Brisgau, à Kiel, à Heidelberg. Après la guerre de 1866, il publia un factum où il engageait la Prusse à déposséder le roi de Saxe. Il avait d'abord voulu une Allemagne unie et libérale; mais quand il vit Bismarck s'apprêter à faire l'unité en dehors de la liberté, il abdiqua son libéralisme. Il entra au Reichstag en 1871, et, en 1874, il fut nommé professeur à l'université de Berlin. Une surdité, qui datait de sa jeunesse, le gênait quand il paraissait en public; il avait la parole embarrassée; mais il était dans le courant des idées du jour, et chacune de ses allusions aux événements contemporains était saisie avec empressement par son auditoire, qui lui resta fidèle jusqu'à sa mort, en 1896.

Treitschke dirigea pendant quelque temps les Annales prussiennes. Il y écrivit une série d'articles qui furent très remarqués, et il n'est pas de meilleure source d'information pour qui

1. Th. Schiemann, Heinrich von Treitschke's Lehr- und Wanderjahre, 1834-1866 ; Münich, 1896.

2. Vaterländische Gedichte, Goettingue, 1856.

veut se rendre compte de l'opinion d'une partie de la société allemande au moment des grandes luttes entre la Prusse, l'Autriche et la France 1. C'est en 1871 qu'il commença son Histoire de l'Allemagne au XIX siècle, et cette date marque l'esprit du livre. Treitschke avait d'abord eu l'intention d'écrire l'histoire de la Confédération Germanique, qu'il voulait mener jusqu'au traité de Francfort; mais son cinquième volume s'arrête à l'année 1848. Une longue introduction, qui remplit presque tout le premier volume, remonte jusqu'au traité de Westphalie. Le but de l'historien est de montrer comment la Confédération se fondit et devait se fondre dans la monarchie prussienne. Cette idée lui sert de mesure dans l'importance relative qu'il attribue aux événements. « L'histoire politique de la Confédération ne peut <«< être considérée, » dit-il, « que du point de vue prussien, car, « pour être capable de juger les transformations des choses, il «< faut être placé soi-même sur un terrain fixe 2. » Mais ce point de vue, si on le lui accorde, se rétrécit encore. De même que, dans l'Allemagne, il ne voit que la Prusse, de même, dans la Prusse, il ne voit que la noblesse et l'armée. Il dénie à la bourgeoisie le sens politique, et le patriotisme du parti libéral lui est suspect. Il ne veut pas voir que ce parti avait préparé l'unité, l'avait faite moralement, avant qu'elle fût réalisée par la conquête. Lorsque aucun préjugé ne l'aveugle, il retrouve son talent de narrateur. Le caractère de Frédéric-Guillaume IV, sa vie intime et son entourage sont peints avec une abondance de détails intéressants qui pourraient faire envie à un romancier.

En réalité, c'est là son véritable horizon, c'est là qu'il se sent le plus à l'aise. Il considère le monde du fond d'un bureau de la chancellerie prussienne, ou d'une fenêtre du palais de Berlin. Sa vue se trouble dès qu'il porte ses regards au delà de la frontibre. Il n'a aucun aperçu sur l'Europe, net, large et dégagé, et c'est de ce côté là surtout, si on le compare à ses prédécesseurs, que l'infériorité est manifeste. Il change de ton, selon qu'il parle de la Prusse, de l'Autriche ou de la France; ce qui est péché véniel d'un côté, devient crime impardonnable de l'autre 3. « Le

1. Voir Zehn Jahre deutscher Kämpfe, 1865-1874; Leipzig, 1874. recueil s'y est ajouté : Deutsche Kämpfe, Neue Folge, Berlin, 1897.

2. Préface du troisième volume.

Un second

3. A côté des partis pris, on trouve les plus singulières méprises. Parlant du projet de mariage entre le duc d'Orléans, fils de Louis-Philippe, et la princesse

<«<< ton de mon livre, » dit-il dans la préface du troisième volume, « a causé quelque surprise à des critiques étrangers, bienveillants «ou hostiles, et je devais m'y attendre. J'écris pour des Alle«mands. Notre Rhin coulera encore longtemps dans son lit « avant que les étrangers nous permettent de parler de notre << patrie avec le sentiment d'orgueil qui respire dans les histoires << nationales des Anglais et des Français. Il faudra bien qu'à « l'étranger on finisse par s'habituer aux façons de penser de la << nouvelle Allemagne. » On s'y habituera, cela est certain, si la nouvelle Allemagne y tient; mais il est certain aussi que sa réputation scientifique et littéraire n'y gagnera rien.

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Un mot revient souvent sous la plume des historiens et des critiques qui s'occupent de la période contemporaine de la littérature allemande : c'est celui de décadence. Ils lui laissent même volontiers sa forme française, comme pour lui donner une valeur scientifique. Les moralistes et les philosophes vont plus loin ils parlent de dégénérescence, comme si la décadence n'était pas un fait momentané et par conséquent réparable, résultant peut-être d'une direction fausse ou exclusive des forces nationales, mais une chute profonde et irrémédiable, tenant à une maladie du corps social. Un des écrivains qui ont vu le mal de leur temps sous le jour le plus sombre, c'est Frédéric Nietzsche 1.

Il est né en 1844; fils d'un pasteur de campagne de la Saxe prussienne, il prétendait descendre d'une famille de noblesse polonaise, que la persécution religieuse avait fait fuir en Alle

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Hélène de Mecklembourg, Treitschke dit que « l'héritier du trône de France plaisait à la cour de Berlin, quoiqu'on remarquât dans ses yeux fureteurs la « fausseté des Orléans ». Quant à la princesse Hélène, Metternich la trouvait, au point de vue politique, parfaitement anodine »; Treitschke traduit: völlig geruchlos; il comprend : inodore (Tome IV, p. 516). — Ailleurs (p. 434), les exécutions ordonnées par la Convention sont présentées comme << un réveil du pur « esprit celtique ».

1. Euvres complètes, 12 vol., Leipzig, 1895-1897. A consulter : Elisabeth Forster Nietzsche, Das Leben Friedrich Nietzsche's, 2 vol., Leipzig, 1895-1897; — Henri Lichtenberger, La Philosophie de Nietzsche, Paris, 1898; Fr. Nietzsche Aphorismes et Fragments choisis, Paris, 1899; Th. Ziegler, Fr. Nietzsche, Berlin, 1900. Correspondance: Gesammelte Briefe, tome I, Berlin, 1900. Voir aussi la Correspondance de Nietzsche avec Henri de Stein, publice par Mme Forster Nietzsche dans la Neue Deutsche Rundschau (juillet 1900).

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