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qui refusent l'entree de nos bonnes villes aux comediens qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publicques. Les bonnes polices prennent soing d'assembler les citoyens, et les r'allier, comme aux offices serieux de la devotion, aussi aux exercices et ieux; la societé et amitié s'en augmente; et puis on ne leur sçauroit conceder des passetemps plus reglez que ceulx qui se font en presence d'un chascun, et à la veue mesme du magistrat et trouveroy raisonnable que le prince, à ses despens, en gratifiast quelquesfois la commune, d'une affection et bonté comme paternelle; et qu'aux villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces spectacles; quelque divertissement de pires actions et occultes.

Pour revenir à mon propos, il n'y a tel que d'alleicher l'appetit et l'affection: aultrement on ne faict que des asnes chargez de livres; on leu donne à coups de fouet en garde leur pochett pleine de science; laquelle, pour bien faire, ne fault pas seulement loger chez soy, il la faul espouser '.

'Ce chapitre ne sauroit être ni trop loué, ni trop lu, nit p médité. La partie de l'Émile où Rousseau traite de l'éducat›r n'est qu'un long commentaire de ce beau chapitre de Montaige et de celui qui le précède.... Les seuls conseils véritableme. utiles et praticables sur l'éducation des enfants, que puisse for nir le livre de Rousseau, sont précisément ceux qu'il doi Montaigne. N.

vi

CHAPITRE XXVI.

.

C'est folie de rapporter le vray et le faulx

iugement de nostre suffisance.

nous

Ce n'est pas à l'adventure sans raison

que attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader: car il me semble avoir apprins aultrefois que la creance estoit comme une impression qui se faisoit en nostre ame; et à mesure qu'elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est, lancem in libra, ponderibus impositis, deprimi; sic animum perspicuis cedere'. D'autant que l'ame est plus vuide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement soubs la charge de la premiere persuasion : voyla pourquoy les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subiects à estre menez par les aureilles. Mais aussi, de l'aultre part, c'est une sotte presumption d'aller desdaignant et condamnant pour faulx ce qui ne nous semble pas vraysemblable: qui est un vice ordinaire de ceulx qui pensent avoir quelque suffisance oultre la commune. I'en fai

· Comme le poids fait nécessairement pencher la balance, l'évidence entraîne l'esprit. Cic., Academ., II, 12.

ainsi

sois ainsin aultrefois; et si i'oyoy parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantements, des sorcelleries, ou faire quelque aultre conte où ie ne peusse pas mordre,

Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,

Nocturnos lemures, portentaque Thessala',

il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à present, ie treuve que l'estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme; non que l'experience m'aye depuis rien faict veoir au dessus de mes premieres creances, et si n'a pas tenu à ma curiosité; mais la raison m'a instruict que, de condamner ainsi resolume.. une chose pour faulse et impossible, c'est se don ner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes c limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature; et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramene à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres, ou miracles, ce où nostre raison ne peult aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veue? Considerons au travers de quels nuages, et comment à tastons, on nous mene à la cognoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains certes, nous trouverons que c'est plustost ac

'De songes, de visions magiques, de miracles, de sorcières, d'apparitions nocturnes, et d'autres prodiges de Thessalie. Hon., Epist., II, 2, 208.

coustumance que science qui nous en oste l'es

trangeté;

Iam nemo, fessus saturusque videndi,

Suspicere in cœli dignatur lucida templa ' :

et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu'aulcunes aultres.

Si nunc primum mortalibus adsint

Ex improviso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,

Aut minus ante quod auderent fore credere gentes'.

Celuy qui n'avoit iamais veu de riviere, à la premiere qu'il rencontra, il pensa que ce feust l'o

cean; et les choses qui sont à nostre cognoissance les plus grandes, nous les iugeons estre les extremes que nature face en ce genre:

Scilicet et fluvius qui non est maximus, ei 'st
Qui non ante aliquem maiorem vidit ; et ingens
Arbor, homoque videtur ; et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit 3.

Fatigués et rassasiés du spectacle des cieux, nous ne daignons plus lever les yeux vers ces palais de lumière. Lucréce, II, 1037. --Montaigne refait le vers de Lucrèce, où l'on trouve, fessus satiate videndi. Satias est un mot employé aussi par Térence, Plaute, Salluste, et même par Tite Live, XXX, 3. Je crains, au contraire, que saturus ne puisse pas se dire pour satur, et que l'élève de Gouvéa, de Buchanan, de Muret, n'ait fait un barbarisme. J V. L.

'Si, par une apparition soudaine, ces merveilles frappoient nos regards pour la première fois, que pourrions-nous leur comparer dans la nature? Avant de les avoir vues, nous n'aurions pu rien imaginer de semblable. LUCRECE, II, 1032.

3 Un fleuve paroît grand à qui n'en a pas vu de plus grand; il

Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum, quas semper vident. La nouvelleté des choses nous incite, plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il fault iuger avecques plus de reverence de cette infinie puissance de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vraysemblables, tesmoignees par gents dignes de foy, desquelles, si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les fault il laisser en suspens? car, de les condamner impossibles, c'est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir iusques où va la possibilité. Si l'on entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit la regle de Rien trop, commandee par Chilon.

Quand on treuve dans Froissard' que le comte de Foix sceut, en Bearn, la defaicte du roy Lean de Castille à Iuberoth, le lendemain qu'elle feut

en est de même d'un arbre, d'un homme, et de tout autre objet, quand on n'a rien vu de plus grand dans la même espèce. LtCRÉCE, VI, 674.

'Notre esprit, familiarisé avec les objets qui frappent tous les jours notre vue, ne les admire point, et ne songe pas à en rechercher les causes. Cic., de Nat. deor., II, 38.

3

Vol. III, ch. 17, pag. 63. Ce fait est de l'an 1385. C.

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