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, CHAPITRE III. 23 peult estre dict heureux' », si celuy là mesme qui a vescu, et qui est mort à souhait, peult estre dict heureux si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist; mais estant hors de l'estre, nous n'avons aucune communication avecques ce qui est : et seroit meilleur de dire à Solon

que

iamais homme n'est donc heureux, puisqu'il ne l'est qu'aprez qu'il n'est plus ?

Quisquam
Vix radicitus e vita se tollit, et eicit:
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse...
Nec removet satis a proiecto corpore sese,
Vindicat ?.

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a

et

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Randon prez du Puy en Auvergne 4: les

а

* HÉRODOTE, I, 32; ARISTOTE, Morale à Nicomaque, I, 10. J. V. L.

* On lit dans l'Encyclopédie, au mot Bonheur, une autre critique de l'adage de Solon : il me semble que cette différence d'opinion ne vient, comme ici, que d'un malentendu. Si vous parlez du bonheur d'une vie tout entière, Solon a raison sans doute; si vous ne parlez que du bonheur d'une portion de la vie, l'adage de Solon est faux. Servan.

On trouve à peine un sage qui s'arrache totalement à la vie. Incertain de l'avenir, l'homme s'imagine qu'une partie de son être lui survit; il ne peut s'affranchir de ce corps qui périt et qui tombe. LUCRÉCE, III, 890 et 895. Montaigne a fait ici quelques changements au texte de Lucrèce. J. V. L.

* Le 13 juillet 1380, au siège de Châteauneuf de Randon ou Randan, situé entre Mende et le Puy. Voy. sur la mort de Du Guesclin les Mémoires de Brantôme, tom. II, pag. 220.

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assiegez, s'estants rendus aprez, feurent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d'Alviane, general de l'armee des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie, la pluspart de ceulx de l'armee estoient d'advis qu'on demandast saufconduict pour le passage à ceulx de Verone': mais Theodore Trivulce y contredict; et choisit plustost de le passer par vifve force, au hazard du combat: « N'estant convenable, disoit il, que celuy qui en sa vie n'avoit iamais eu peur de ses ennemis, estant mort feist demonstration de les craindre1. » De vray, en chose voysine, par les loix grecques, celuy qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer, renonceoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d'en dresser trophee: à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gaing. Ainsi perdit Nicias l'advantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens; et, au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bootiens 2.

Ces traicts se pourroient trouver estranges, s'il n'estoit receu de tout temps non seulement d'estendre le soing de nous au delà cette vie,

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BRANTÔME, à l'article de Barthelemi d'Alviano, tom. II, pag. 219; et GUICCIARDIN, que Montaigne a traduit ici fort exactement, liv. XII, pag. 105 et 106. C.

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PLUTARQUE, Vie de Nicias, c. 2; Vie d'Agésilas, c. 6. C.

mais encores de croire que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tumbeau et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que ie m'y estende. Edouard premier, roy d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert roy d'Escosse, combien sa presence donnoit d'advantage à ses affaires, rapportant tousiours la victoire de ce® qu'il entreprenoit en personne; mourant',

1, obligea son fils, par solennel serment, à ce qu'estant trespassé il feist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avecques les os, laquelle il feist enterrer; et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avecques luy et en son armee, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Iean Zischa ?, qui troubla la Boëme pour la deffense des erreurs de Wiclef, voulut qu'on l'escorchast aprez sa mort, et de sa peau qu'on feist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis; estimant que cela ayderoit à continuer les advantages qu'il avoit eus aux guerres par luy conduictes contre eulx. Certains Indiens por. toient ainsin au combat contre les Espaignols les

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Le 7 juillet 1307, à l'âge de 69 ans, après en avoir régné 35. Voy. ANDRÉ DU Chesne, Hist. d'Angleterre, liv. XIV. J. V. L.

* Ou Ziska , mort en 1424. On lit Vischa dans les anciennes édit.

ossements d'un de leurs capitaines, en consideration de l'heur qu'il avoit eu en vivant : et d'aultres peuples, en ce mesme monde, traisnent à la guerre les corps des vaillants hommes qui sont morts en leurs battailles, pour leur servir de bonne fortune et d'encouragement. Les premiers exemples ne reservent au tumbeau que la reputation acquise par leurs actions passees; mais ceulx cy y veulent encores mesler la puissance d'agir.

Le faict du capitaine Bayard est de meilleure composition: lequel, se sentant blecé à mort d'une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemy; et ayant combattu autant qu'il eut de force, se sentant defaillir et eschapper du cheval, commanda à son maistre d'hostel de le coucher au pied d'un arbre, mais que ce feust en façon qu'il mourust le visage tourné vers l'ennemy: comme il feit '.

Il me fault adiouster cet aultre exemple aussi remarquable, pour cette consideration, que nul des precedents. L'empereur Maximilian, bisayeul du roy Philippes qui est à present', estoit prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre aultres d'une beaulté de corps singuliere: mais parmy ces humeurs il avoit cette cy, bien contraire à celle des princes qui, pour despescher les plus

' Mémoires de Martin du Bellay, liv. II, pag. 79, édit. de Paris, 1586. C.—'Philippe II, roi d'Espagne. J. V. L.

importants affaires, font leur throsne de leur chaire percee'; c'est qu'il n'eut iamais valet de chambre si privé, à qui il permeist de le veoir en sa garderobbe: il se desroboit pour tumber de l'eau, aussi religieux qu'une pucelle à ne descouvrir ny à medecin, ny à qui que ce feust, les parties qu'on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la bouche si effrontee, suis pourtant par complexion touché de cette honte: si ce n'est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, ie ne communique gueres aux yeulx de personne les membres et actions que nostre coustume ordonne estre couvertes; i'y souffre plus de contrainctes que ie n'estime bienseant à un homme, et surtout à un homme de ma profession. Mais luy en veint à telle superstition, qu'il ordonna, par paroles expresses de son testament, qu'on luy attachast des calessons quand il seroit mort. Il debvoit adiouster, par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les yeulx bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à ses enfants que ny eulx, ny aultre, ne veoye et touche son corps aprez que l'ame en sera separee', ie l'attribue à quelque sienne devotion; car et son historien et

'Cette audience est, en effet, très familière aux princes. On la reprochoit à notre célèbre Vendôme et au duc d'Orléans régent. Ce fut en le poursuivant jusque sur sa chaise percée, qu'un de ses courtisans lui fit signer la nomination de son fils à un gouvernement de province; et le régent disoit à cette occasion: ■ Oh! pour celui-là il ne m'est point sorti de la tête!» SERVAN. XENOPHON, Cyropédie, VIII, 7. C.

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