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l'ayant refusé à d'aultres, desquels les peres avoyent tousiours combattu avecques moy. T'ayant si fort obligé, tu as entreprins de me tuer. » A quoy Cinna s'estant escrié qu'il estoit bien esloingné d'une si meschante pensee: « Tu ne me tiens pas, Cinna, ce que tu m'avois promis, suyvit Auguste; tu m'avois asseuré que ie ne seroy pas interrompu. Ouy, tu as entreprins de me tuer en tel lieu, tel iour, en telle compaignie, et de telle façon. » Et le veoyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience: « Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est ce pour estre empereur? Vrayement il va bien mal à la chose publicque, s'il n'y a que moy qui t'empesche d'arriver à l'empire. Tu ne peulx pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernierement un procez par la faveur d'un simple libertin'. Quoy! n'as tu moyen ny pouvoir en aultre chose qu'à entreprendre Cesar? le le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes esperances. Penses tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui, par leur vertu, honnorent leur noblesse? » Aprez plusieurs aultres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres): « Or va, luy dict il, ie

Affranchi, du mot latin libertus, ou libertinus; car ce dernier ne veut pas dire, comme on l'a cru long-temps, fils d'affranchi. J. V. L.

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te donne, Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay aultrefois à ennemy; que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous; essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receue. » Et se despartit d'avecques luy en cette maniere. Quelque temps aprez il luy donna le consulat, se plaignant de quoy il ne le luy avoit osé demander. Il l'eut depuis pour

fort
amy,

et feut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui adveint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut iamais de coniuration ny d'entreprinse contre luy, et receut une iuste recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en adveint pas de mesme au nostre'; car sa doulceur ne le sceut garantir qu'il ne cheust depuis aux lacs de pareille trahison: tant c'est chose vaine et frivole

que

l'humaine prudence! et au travers de touts nos proiects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousiours la possession des evenements.

Nous appellons les medecins heureux, quand ils arrivent à quelque bonne fin: comme s'il n'y avoit que leur art qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui eust les fondements trop frailes pour s'appuyer de sa propre force, et comme s'il n'y avoit qu'elle qui aye besoing que la fortune preste la main à ses operations. Ie

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croy

d'elle tout

· Le même duc de Guise, dont Montaigne a parlé au commencement du chapitre. Ce duc, assiégeant Orléans en 1563, fut assassiné par un gentilhomme d'Angoumois, nommé Poltrot. C.

le pis ou le mieulx qu'on vouldra: car nous n'avons, dieu mercy! nul commerce ensemble. Ie suis au rebours des aultres; car ie la meprise bien tousiours: mais quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, ie commence encores à la haïr et à la craindre; et responds à ceulx qui me pressent de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soustenir l'effort et le hazard de leur bruvage. Ie laisse faire nature, et presuppose qu'elle se soit pourveue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaults qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture dequoy elle fuit la dissolution. le crains, au lieu de l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prinses bien estroictes et bien ioinctes avecques la maladie, qu'on secoure son adversaire au lieu d'elle, et qu'on la recharge de nouveaux affaires.

Or, ie dy que, non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part: les saillies poetiques qui emportent leur aucteur et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoist venir d'ailleurs que de soy, et ne les avoir aulcunement en sa puissance; non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvements et agitations extraordinaires qui les poulsent au delà de leur

desseing? Il en est de mesme en la peincture, qu'il eschappe par

fois des traicts de la main du peintre, surpassants sa conception et sa science, qui le tirent luy mesme en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment la part qu'elle a en touts ces ouvrages, par

les graces et beautez qui s'y treuvent non seulement sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouvrier: un suffisant lecteur descouvre souvent ez esprits d'aultruy des perfections aultres

que
celles

que l'aucteur y a mises et apperceues, et y preste des sens et des visages plus riches.

Quant aux entreprinses militaires, chascun veoid comment la fortune y a bonne part. En nos conseils mesmes et en nos deliberations, il fault certes qu'il y ayt du sort et du bon heur meslé parmy; car tout ce que nostre sagesse peult, ce n'est pas grand chose: plus elle est aiguë et vifve, plus elle treuve en soy de foiblesse, et se desfie d'autant plus d'elle mesme. le suis de l'advis de Sylla'; et quand ie me prends garde de prez aux plus glorieux exploicts de la guerre,

ie

veoy, ce me semble, que ceulx qui les conduisent n'y employent la deliberation et le conseil que par acquit, et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent à la fortune; et, sur la fiance qu'ils

a

'« Qui osta l'envie à ses faicts, en louant souvent sa bonne fortune, et finalement en se surnommant Faustus, etc.» PLUTARQUE, Comment on peut se louer soi-même, c. 9, trad. d'Amyot. C.

ont à son secours, passent à touts les coups au delà des bornes de tout discours '. ll survient des alaigresses fortuites et des fureurs estrangieres parmy leurs deliberations, qui les poulsent le plus souvent à prendre le party le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus de la raison. D'où il est advenu à plusieurs grands capitaines anciens, pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs gents qu'ils y estoyent conviez par quelque inspiration, par quelque signe et prognostique.

Voylà pourquoy, en cette incertitude et perplexité que nous apporte l'impuissance de veoir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultez que les divers accidents et circonstances de chaque chose tirent, le plus seur, quand aultre consideration ne nous y convieroit, est, à mon advis, de se reiecter au party où il y a plus d'honnesteté et de iustice; et, puis qu'on est en doubte du plus court chemin, tenir tousiours le droict : comme en ces deux exemples, que ie viens de

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Presque toute la vie militaire des plus grands capitaines dépose contre ce passage de Montaigne. Sylla lui-même, qui affectoit de s'appeler heureux plutôt qu'habile, ne devoit pourtant ses succès qu'à l'habileté la plus consommée. On n'a qu'à lire le beau dialogue d'Eucrate et de Sylla, où Montesquieu a peint le caractère, les meurs et les projets de cet homme extraordinaire : on verra que toute sa vie ne fut qu'un système dont les actions et les parties étoient parfaitement liées d'un bout à l'autre; et si la bonne fortune y eut part, il l'enchâssa, pour ainsi dire, dans son système de conduite, soit parcequ'il sut la faire naître, soit parcequ'il sut en profiter. Servan.

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