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patiemment celuy d'un de ses amis: «C'est, responditil, que ce seul dernier desplaisir se peult signifier parlarmes, les deux premiers surpassants de bien loing tout moyen de se pouvoir exprimer.

A l'adventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre', lequel, ayant à representer, au sacrifice de Iphigenia, le dueil des assistants selon les degrez de l'interest

que

chascun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce veint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voylà pourquoy les poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept fils, et

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CICÉRON, Orator, c. 22; Pline, XXXV, 10; VALÈRE MAXIME, VIII, 11, ext. 6; QUINTILIEN, II, 13, etc. J. V. L.

* L'antiquité avoit admiré l'invention de ce peintre qui voila la tête d'Agamemnon présent au sacrifice de sa fille. On a voulu censurer ce tableau dans un ouvrage moderne; mais je doute que la critique soit juste. Il faut convenir que la difficulté d'exprimer sur le visage d'Agamemnon le désespoir d'un père, témoin du coup mortel qu'on va porter à sa fille chérie, étoit presque insurmontable; et, quel qu'eût été le talent de l'artiste, cette tête eût difficilement rempli l'attente d'un juge sensible, et jamais celle d'un juge qui auroit été père : au lieu que ce voile ingénieux, en excitant chaque spectateur à se peindre à lui-même la tête qu'il cachoit , forçoit l'imagination de chacun à faire elleméme l'ouvrage que l'art n'auroit pu exécuter, et renvoyoit tous les juges du tableau plus contents de ce qu'ils avoient cru voir sous le manteau d'Agamemnon, qu'ils ne l'eussent été de ce qu'ils auroient vu sur son visage. SERVAN.

puis de suite autant de filles, surchargee de pertes, avoir esté enfin transmuee en rochier,

Diriguisse malis',

pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassants nostre portee. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doibt estonner toute l'ame et luy empescher la liberté de ses actions: comme il nous advient, à la chaulde alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de touts mouvements; de façon que l'ame, se relaschant aprez aux larmes et aux plainctes, semble se des prendre, se desmesler, et se mettre plus au large et à son ayse:

Et via vix tandem voci laxata dolore est 2.

En la guerre que le roy Ferdinand mena contre la veufve du roy Iean de Hongrie3, autour de

Pétrifiée par la douleur. OVIDE, Métam., VI, 304. Il y a dans le texte d'Ovide, Diriguitque malis.

2 La douleur ouvre enfin le passage à sa voix.

VIRG., Æneid., XI, 151.

3 Ce trait d'histoire est raconté différemment dans l'édition de 1802. Après ces mots, autour de Bude, on lit ce qui suit : «Raïsciac, capitaine allemand, veoyant rapporter le corps d'un homme de cheval à qui chascun avoit veu excessifvement bien faire en la meslee, le plaignoit d'une plaincte commune: mais, curieux avecques les aultres de cognoistre qui il estoit, aprez qu'on l'eut desarmé, trouva que c'estoit son fils; et, parmi les larmes publicques, luy seul se teint, sans espandre ny voix ny pleurs, debout sur ses pieds, les yeux immobiles; le regardant fixement, iusques à ce que l'effort de la tristesse, venant à glacer ses esprits vitaux, le porta en cet estat roide mort par terre. »

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Bude, un gendarme feut particulierement remarqué de chascun, pour avoir excessifvement bien faict de sa personne en certaine meslee, et, incogneu, haultement loué et plainct, y estant demouré, mais de nul tant que de Raïsciac, seigneur allemand, esprins d'une si rare vertu. Le corps estant rapporté, cettuy cy, d'une commune curiosité, s'approcha pour veoir qui c'estoit; et, les armes ostees au trespassé, il recogneut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants : luy seul, sans rien dire, sans ciller les yeulx, se teint debout, contemplant fixement le corps de son fils; iusques à ce que la vehemence de la tristesse, ayant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort

roide mort par terre. Chi può dir com' egli arde, è in picciol fuoco', disent les amoureux qui veulent representer une passion insupportable:

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Misero quod omnes
Eripit sensus mihi: nam, simul te,
Lesbia, adspexi, nihil est super mi

Quod loquar amens:
Lingua sed torpet; tenuis sub artus
Flamma dimanat; sonitu suopte
Tinniunt aures ; gemina teguntur

Lumina nocte?.

C'est aimer peu que de pouvoir dire combien l'on aime. PÉTRARQUE, dernier vers du sonnet 137.

* Catulle, Carm., LI, 5. Ces vers sont une imitation d'une ode de Sappho que Boileau a traduite. Delille a fait quelques chan

2

Aussi n'est ce pas en la vifve et plus cuysante chaleur de l'accez, que nous sommes propres à desployer nos plainctes et nos persuasions; l'ame est lors aggravee de profondes pensees, et le corps abbattu et languissant d'amour et de là s'engendre par fois la defaillance fortuite qui surprend les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit, par la force d'une ardeur extreme, au giron mesme de la iouissance'. Toutes passions qui se laissent gouster et digerer2 ne sont que mediocres:

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent3.

La surprinse d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme:

gements à cette traduction, pour reproduire la forme de l'ode sapphique :

De veine en veine une subtile flamme
Court dans mon sein sitôt que je te vois,
Et, dans le trouble où s'égare mon ame,
Je demeure sans voix.

Je n'entends plus, un voile est sur ma vue;
Je rêve, et tombe en de douces langueurs;
Et sans haleine, interdite, éperdue,

Je tremble, je me meurs!

'On lit ici, dans l'édition de 1588, fol. 3 verso: «Accident qui ne m'est pas incogneu.» Montaigne a supprimé cette phrase pour les éditions suivantes.

'Expression ingénieuse, tirée de l'effet physique des aliments et des boissons, que notre palais ne peut goûter et notre estomac digérer, quand leur saveur trop violente n'a point de proportion avec nos organes. Tel est, au moral, l'effet des passions fortes sur le cœur humain, SERVAN.

3

.....

Légères, elles s'expriment; extrêmes, elles se taisent. SENEQUE, Hipp., acte 2, scène 3, v. 607.

Ut me conspexit venientem, et Troïa circum
Arma amens vidit: magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio; calor ossa reliquit ;
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur'.

Oultre la femme romaine qui mourut surprinse d'ayse de veoir son fils revenu de la route de Cannes, Sophocles et Denys le tyran qui trespasserent d'ayse3, et Talva4 qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le senat de Rome luy avoit decernez; nous tenons, en notre siecle, que le pape Leon dixiesme, ayant esté adverty de la prinse de Milan qu'il avoit extremement souhaitee, entra en tel excez de ioye, que la fiebvre l'en print, et en mourut5. Et, pour un plus notable tesmoignage de l'imbecillité humaine, il a esté remarqué par les anciens 6, que Diodorus le dialecticien mourut sur le champ, esprins d'une extreme passion de honte pour, en son eschole et en public, ne se

Dès qu'elle m'aperçoit, dès qu'elle reconnoît les armes troyennes, hors d'elle-même, frappée comme d'une vision effrayante, elle demeure immobile; son sang se glace, elle tombe, et ce n'est que long-temps après qu'elle parvient à retrouver la voix. VIRG., Énéide, III, 306.

2De la déroute de Cannes. PLINE, VII, 54.

3 ID., VII, 53.

4 Ou mieux Thalna. VALÈRE MAXIME, IX, 12.- Corsegue, l'ile de Corse, du latin Corsica.

5 GUICCIARDIN, Hist. d'Italie, liv. XIV. Le pape Léon fut bien aise de mourir de joye, dit Martin du Bellay dans ses Mémoires, liv. II, fol. 46. C.

6 PLINE, VII, 53.

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