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tous les défauts ; cette simplicité, cette franchise de langage, qui semble avoir été celle des premiers hommes, quand ils n'avoient pas encore besoin de farder leurs pensées ; cette aimable légèreté, ce charmant badinage, cette ironie enjouée, cette force comique, qui saisit avec tant de finesse et peint avec tant de vérité les ridicules; de là, dans les morceaux un peu plus sérieux, ce ton familier, qui nous rend, pour ainsi dire, contemporains et amis de l'auteur, qui nous fait converser avec lui, qui nous le fait voir, tantôt discutant une question morale ou littéraire au milieu de sa petite société, tantôt seul avec lui-même, écrivant ou réfléchissant dans sa librairie; de là cette élévation, ce sublime, cette assurance qui n'est donnée qu'à la vertu éloquente, cette impétuosité fière et mâle, ces mouvements inaccoutumés, dont la soudaineté fait tant d'impression sur l'ame qui sait les sentir, cet abandon, cet élan dans la phrase et les idées, cette négligence victorieuse et persuasive, dont les grands effets viennent à l'appui d'un ancien axiome, qui n'est jamais plus évident que lorsqu'on l'applique à Montaigne : C'est le cæur qui fait l'éloquence; de là enfin, dans tous les genres, cette fécondité d'images, ces tableaux animés, ces tours originaux et hardis, qui donnent en quelque sorte un corps et une vie à la pensée, ces métaphores pittoresques, si nécessaires à l'écrivain philosophe, lorsqu'il n'a pour s'énoncer qu'une langue encore informe, et pauvre d'expressions en même temps abstraites et claires; ces traits vifs, ces plaisantes saillies, qui font tou

III, 5.

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jours sourire parceque la nature les a dictées; cette

; rapidité pressante dans les récits, cette variété dans les descriptions, cette fidélité dans les portraits : qualités qui toutes réunies forment cette grande qualité de l'écrivain, nommée par les Grecs énergie, et par les modernes, poésie de style ; dont les subdivisions sont très étendues; dont la perfection est le chef-d'æuvre de l'art d'écrire, et dont Montaigne a donné parmi nous le premier modéle.

Et je n'entends pas par poésie de style ce jargon précieux, ambitieusement figuré, qui, s'arrogeant le nom de style poétique, tandis qu'il n'en a véritablement aucun , déprave et corrompt de jour en jour le beau caractère de la langue françoise : assemblage monstrueux dans ses prétentions, qui, loin de réunir, comme on veut le croire, les avantages de la versification et de la prose, est également dépourvu de la propriété de l'une et des agréments de l'autre. J'entends l'heureuse licence d'expression, l'étrangeté de formes , l'abondance variée de tons et de tournures, la richesse de comparaisons et d'images, qui nous étonnent sans cesse dans Montaigne, soit qu'après avoir convaincu l'homine de sa petitesse, il s'écrie avec un souris moqueur: Enfle-toi, pauvre homme , et encore , et en

: core, et encore...; soit qu'il tourne en dérision un régent de college, et sa belle harangue in genere demonstrativo, ou la cour de Rome qui met à l'index, comme verba indisciplinata , les mots de fortune et de destinée; soit qu'il compare l'homme orgueilleux quand il est ignorant, et modeste s'il est in

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II,12.

I, 24.

I, 56.

II, 12.

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Ibid.

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struit , aux épis de bled qui vont s'élevant et se haussant la tête droite et fière tant qu'ils sont vides , mais qui, lorsqu'ils sont pleins et grossis de grains en leur maturité, commencent à s'humilier et baisser les cornes; ou que par une autre comparaison, non moins juste et plus vive encore, il nous représente le philosophe présomptueux, qui s'efforce en vain de saisir notre être, flottant comme une ombre entre le naître et le mourir, sous les traits d'un insensé qui voudroit empoigner l'eau, et qui, à mesure qu'il la serreroit et la presseroit davantage, perdroit d'autant plus ce qu'il voudroit fixer entre ses mains; soit qu'avec la touche vigoureuse et ferme d'un habile peintre, il nous fasse voir son héros, le héros de Cicéron, l'intrépide et vertueux Épaminondas, qui, horrible de fer et de sang, va fracassant et rompant une nation invincible contre tout autre

que lui seul, et gauchit au milieu d'une telle mêlée, au rencontre de son hôte et de son ami. Quelle vivacité! quelle souplesse! quelle énergie! Voilà cette poésie de style, que Montaigne ne devoit qu'à la nature et à la lecture assidue et réfléchie des anciens, don précieux du génie, qui ne se trouve que dans les écrivains à-la-fois grands et simples, et qu'une vaine afféterie, une emphaşe mesquine, une fausse grandeur, ne sauroient remplacer.

Tout cela feroit croire qu'il étoit né poëte. S'il ne composa jamais que des vers latins, sans doute il ዋ

, fut détourné de la poésie françoise par l'imperfection et la dureté d'une langue presque naissante, qui ne devint que par de longs travaux plus noble

III, 1.

contre

III, 5.

et plus flexible. Ronsard, qu'il étoit forcé de regarder comme un grand homme, parceque la France le vouloit, et que d'ailleurs il ne voyoit rien audelà, Ronsard avoit défiguré plutôt qu'ennobli notre idiome. Peut-être aussi l'usage gothique de nos rimes, dont personne n'avoit su tirer parti, sembla ridicule et barbare à une oreille encore charmée de la prosodie musicale des Grecs et des Romains. Mais quoique Montaigne n'ait point fait de vers, avouons qu'il a rendu lui seul de plus grands services à la langue que tous nos insipides rimeurs, depuis Villon jusqu'à Du Bartas. Exceptez de la proscription quelques poésies de Marot, quelques petites pièces de Saint-Gelais, de Desportes, de Ronsard même; est-il un seul de ces poëtes dont la volumineuse collection vaille une bonne page des Essais? N'étoit-ce pas à eux à enrichir notre langue? Ils ont laissé un prosateur se saisir de cette gloire. Montaigne a fait ce qu'ils ont tenté sans doute, mais ce qu'ils n'ont pu exécuter faute de génie.

Outre plusieurs tournures claires et rapides, qu'il a transportées de la langue latine dans la nôtre, et dont nous avons le malheur de nous défaire tous les jours, nous lui devons une infinité de mots nobles , élégants , sonores. Mais notre langue, qui est une gueuse fière, a dédaigneusement rejeté plusieurs des aumónes que lui prodiguoit une main généreuse. Si nous avons naturalisé diversion, enjoué, enfantillage , gratitude , et beaucoup d'autres mots que nous ferions très mal d'exiler, nous avons banni de nos dictionnaires un bien plus grand nombre de

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termes qui ne sont peut-être ni moins agréables, ni moins expressifs, et dont nous chercherions en vain les synonymes. Nos voisins , qui s'en sont emparés, se gardent bien de les dédaigner comme nous, et recueillent le fruit des heureux efforts de nos écrivains. Montaigne n'avoit rien épargné pour enrichir la langue : nous avons tout fait pour l'appauvrir?

Malgré les services qu'il nous a rendus, je m'étonnerois que certains puristes ne lui reprochassent pas des fautes de grammaire, des mots durs ou mal composés, des constructions vicieuses ou gasconnes , des phrases mal cadencées , trop de néologisme, d'indépendance et même de folie dans le style. Impitoyables et froids censeurs, vous n'avez donc jamais éprouvé ce délire de l'imagination, tourmentée du besoin de produire? jamais un grand sentiment n'a pénétré votre cœur empressé de l'exprimer? C'est alors que l'on secoue le frein de l'u

que la pensée libre et fière s'élance tout armée du cerveau qui l'a conçue. Si elle frappe, si elle étonne, si elle est claire et vraie, n'est-ce pas assez ? Vous faites un crime à Montaigne des mots et des tours qu'il invente; mais ne falloit-il pas qu'il exprimàt des idées encore neuves parmi nous , d'une manière neuve comme elles ? Essayez de parcourir ia vaste carrière qu'il a fournie, inéditez les instructions qu'il nous laisse: malheur au critique minutieux qui, en le lisant, combattroit par des subtilités grammaticales sa propre admiration! Que dis-je? ah! l'homme insensible qui ne voit pas , qui

sage; c'est alors

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